Arts et industries de la mémoire
Par Jean-Michel Salaun le mercredi 12 janvier 2011, 05:11 - Bibliothèques - Lien permanent
Suite à mon billet précédent, Jacques Faule, merci à lui, attire mon attention sur le livre :
Mary Carruthers, Le livre de la mémoire. Une étude de la mémoire dans la culture médiévale, trad. de l’anglais par Diane Meur, Paris, Macula, 2002, 429 p. ISBN 2-86589-069-4 (critique CRMH, le livre a une réédition anglaise en 2008 entièrement révisée, extraits sur GB)
Il a raison et cela me donne aussi l'occasion de justifier mon intérêt pour l'histoire du document. Je reprends d'abord les citations soulignées par J. Faule :
Mary Carruthers soutient que la culture médiévale était fondamentalement mémorielle à un degré aussi écrasant que la culture moderne de l’Occident est documentaire (page 18). Elle insiste (page 25) : c’était une question d’éthique. Un être sans mémoire, si tant est que la chose fût possible, était un être sans caractère moral et, au sens premier, sans humanité. Et explique (page 51) : «Le grec ancien ne possédait aucun verbe signifiant proprement lire ; celui dont on se servait, anagignosco, signifie savoir de nouveau, se remémorer. Il renvoie à une procédure mnésique. De même, le verbe latin signifiant la lecture est lego, littéralement cueillir ou rassembler.»
Quand nous disons que la bibliothèque est lieu de mémoire nous le disons par métaphore. Mais les lieux de mémoire sont dans notre tête. Carruthers renverse la perspective quand elle écrit : «Il est trompeur selon moi de présenter la culture littéraire comme une version de la culture lettrée. La mémoire (au sens de pédagogie mnémonique), dit-elle, est l’objet ultime d’une éducation médiévale.»
A chacune des 400 pages du livre, la tentation est irrésistible de remplacer le mot mémoire par le mot bibliothèque car les analogies sont nombreuses et Carruthers ne s’en prive pas de multiplier les parallélismes quand elle écrit par exemple page 69 : «La mémoire n’est pas un coffre ou une boîte quelconque – elle est, plus précisément, une boîte à ranger les livres, une formidable bibliothèque portative. De fait, comme écrivait Jean de Salisbury, la mémoire est en quelque sorte une bibliothèque mentale, une gardienne sûre et fidèle de nos perceptions.» (..)
«J’ai déjà longuement traité de la bibliothèque comme image (si tenace) de la mémoire bien entraînée ; pour conclure ce chapitre, j’aimerais évoquer brièvement le parallélisme de leurs systèmes de catalogage. Le meuble dans lequel étaient conservés les livres au Moyen Age pouvait être appelé armarium, armoire, ou columna, colonne, mot qui figure dans un catalogue de bibliothèque de 1400. Les livres, dans ces arcae ou armaria médiévaux, étaient classés selon des systèmes de lettres et de chiffres utilisés parfois séparément, parfois conjointement.
En règle générale, chaque armoire portait une lettre et chaque rayon (gradus) de l’armoire, un chiffre, la numérotation partant du rayon inférieur pour permettre des ajouts ultérieurs. Parfois un chiffre subsidiaire était attribué à chaque volume pour indiquer sa place sur le gradus. L’heuristique alphabétique, dans les bibliothèques, remonte au moins à la Bibliothèque d’Alexandrie. Mais la disposition de la bibliothèque, comme je l’ai montré plus haut, reproduit la structure de la mémoire des érudits ; une des meilleures preuves de la similitude que je perçois entre ce qui est lu ou écrit dans la mémoire et ce qui l’est dans les livres, c’est que les dispositifs heuristiques servant à ordonner l’arca mémorielle aient également été appliqués à l’organisation des codices dans leurs arcae de bois.» p.182
Ainsi on comprend mieux pourquoi le terme «document» est resté très longtemps relié à la mémoire humaine, comme leçon ou enseignement éventuellement oral. Le livre n'est qu'un adjuvant d'une pratique, d'un exercice mémoriel.
Les choses changent à partir du 18e. La relation à la mémoire se modifie avec l'explosion des savoirs scientifiques et techniques et la montée de l'espace public médiatique. Dès lors, de nouveaux outils doivent se construire et la bibliothéconomie se perfectionne pour aboutir fin 19e au processus de documentarisation (Dewey, Otlet), l'ambition de classer tous les documents du monde, compris comme le classement des savoirs.
Il s'agit d'une première industrialisation des outils de la mémoire par leur externalisation et, en quelque sorte, leur taylorisation. Mais nous n'en sommes encore qu'au stade de la manufacture. Chaque bibliothèque reproduit les mêmes gestes en échangeant et rationalisant les procédures.
La fin du 20e est l'occasion avec le numérique et le web d'une redocumentarisation.
J'ai déjà eu l'occasion de beaucoup disserter là-dessus sans qu'il soit besoin d'y revenir ici, sinon pour dire que nous sommes maintenant complètement dans l'industrialisation de la mémoire avec son automatisation.
Mary Carruthers dans la préface de la nouvelle édition de son livre insiste d'ailleurs sur le caractère logique des outils des arts de la mémoire et fait une analogie avec l'ordinateur. Elle s'est entrainée à mémoriser des textes anciens et en conclut (trad JMS) :
Je faisais ainsi la démonstration de la puissance de ces dispositifs mentaux comme des outils de recherche plutôt que des outils de retenue. En réalité, il m'était facile d'imposer ces schémas sur le matériel que je connaissais déjà par cœur (en anglais du roi Jean) parce que, avec une petite révision et de la pratique, les repères fournit à ma mémoire simplement par quelques mots du texte que je savais si sûrement me ramenaient l'ensemble de la citation. Une fois démarré, le par cœur a pris le dessus et par habitude consciente produit ce dont j'avais besoin, tout à fait à la manière de la mémoire morte (ROM) d'un ordinateur. Les dispositifs mnemotechiques, comme une structure d'accès aléatoire, m'ont amenée là où je voulais aller, dans l'ordre que j'avais choisi et dans le sens que mon esprit s'était lui-même donné. p.XIII-XIV
En poussant le raisonnement de la redocumentarisation, on pourrait en conclure que les instruments de la maîtrise de l'information (information litteratie) sont les équivalents de ceux de l'art médiéval de la mémoire appliqués aux industries actuelles de la mémoire et en paraphrasant l'auteur dire : c’est une question d’éthique. Un être sans maîtrise de l'information, si tant est que la chose fût possible, est un être sans caractère moral et, au sens premier, sans humanité.
Actu du 17 mai 2011
Intéressante relation de la production et circulation des documents dans l'antiquité romaine et comparaison avec aujourd'hui par F. Cario ici.
Commentaires
Je vais vous recommander un autre livre sur le sujet alors, Une Histoire de la mémoire de Douwe Draaisma. ;-)
Merci Hubert,
Je regarde, mais petite précision : ce n'est pas tant l'histoire de la mémoire, de sa connaissance ou de ses métaphores qui m'intéresse, mais plutôt celle des outils techniques et sociaux mis en place pour aider à l'exercer.
Deux petit points/questions :
- où placer la glose médiévale ? Et aussi où placer la construction de la page (numérotation, ponctuation, note, renvois etc.) qui se fait aussi au moyen-âge il me semble ?
- Importance de la reminiscence au moyen âge qui fait s'exprimer les auteurs médiévaux (je pense à saint bernard) et employer des citations de manière fluide et notamment des versets de la bible sans peut être en avoir conscience.
Bonjour Richard,
Je ne suis pas médiéviste et peut-être y a-t-il un chartiste dans l'assistance qui pourrait mieux réagir que moi à vos préoccupations. Mais voici quelques commentaires à chaud sans aucune certitude de ma part :
La glose commente le texte et s'ajoute sans le transformer. Elle participe aussi à son instabilité formelle, d'où la priorité à la mémoire humaine. Inversement, la construction de la page participe à la lente transformation du codex en document. Pour pouvoir inverser l'ordre des priorités (l'externalisation de l'outil mémoriel), il est nécessaire de normaliser la présentation formelle en la rendant fluide et détachée du lecteur.
La réminiscence est bien la trace des pratiques mémorielles décrites par Mary Carruthers.