Pilier 1 : la non-destruction
Par Jean-Michel Salaun le lundi 09 octobre 2006, 11:03 - Cours - Lien permanent
Supposons donc que ce matin vous avez acheté un journal et une baguette de pain pour agrémenter votre (petit) déjeuner..
Une fois, la baguette mangée, elle a disparu ; le journal lui, une fois lu, est toujours là.
Sauf accident, il n'aura pas été détruit physiquement par sa consommation. Vous pourrez même le donner à celui, ou celle, qui partage votre repas, et il (ou elle) pourra encore vous le rendre. Le don de la baguette est sinon plus généreux, en tout cas plus altruiste. Elle risque de vous être rendue sérieusement entamée ! Contrairement à un produit ordinaire, l'information, ou plutôt disons le document, ne disparaît donc pas dans sa consommation, mieux, il se consulte de nombreuses fois sans altération notable.
Mais ce même journal, selon la façon dont on le considère, peut néanmoins faire l'objet d'une destruction :
- le journal de la veille est rendu caduc par le journal du jour (c'est ici le journal comme prototype, l'information rassemblée qui est devenu obsolète. Cette destruction est due à la conjonction de l'évolution du contexte et de l'action du producteur) ;
- une fois le journal lu, il aura, pour vous, perdu une grande part de sa valeur. A quoi bon relire quelque chose que vous savez déjà ! (c'est une nouvelle fois le journal-prototype qui est concerné, mais cette fois-ci il a été effectivement consommé par le lecteur) ;
- vous pouvez oublier l'information que vous avez lue, elle sera, pour vous, détruite, mais vous aurez l'occasion d'y revenir si vous n'avez pas perdu votre journal (le journal comme support agit comme une prothèse de la mémoire) ;
- l'exemplaire dont vous disposez peut être détruit accidentellement ou volontairement (c'est ici l'objet matériel qui est concerné. La destruction physique ne résulte pas directement de la consommation), vous pourrez vous rattraper en achetant un nouvel exemplaire du journal, sauf s’il n’est plus disponible (alors l’information est perdue pour vous à jamais à moins qu’elle n’ait été reprise sur un autre support). Ainsi un document publié est bien plus indestructible qu'un document confidentiel, car il reste disponible si l'un ou l'autre exemplaire est détruit.
Commentaires
Trêve de confiture, on se régale déjà de la suite... Quelques remarques et points d'interrogation, histoire de provoquer le débat si c'est possible, si c'est utile :
L'assimilation entre l'information et le journal quotidien me surprend. C'est un peu comme si on assimilait la baguette du petit-déjeuner à la demi-livre de farine qui la constitue. Mais qui aurait envie d'avaler une demi-livre de farine au petit déjeuner ? N'est-on pas dans la même confusion entre la sensualité du journal (la baguette croustillante) et la rudesse de l'information (la farine) ? J'irai jusqu'à assimiler la gestuelle de lecture si particulière du journal (son brassage) au plaisir de beurrer une tartine.
Autrement dit : Le journal comme 'simple' support imprimé (comme objet technique fort complexe en réalité) ne possède-t-il pas, de façon intrinsèque, la qualité de 'non-destruction' attribuée, par illusion seulement, à l' "information" qu'il contient ?
N'est-ce pas plutôt les caractéristiques physiques du journal (comme support imprimé) qui rendent l'information contenue indestructible ? C'est la constitution matérielle du journal qui lui permet d'être partagé à plusieurs (et en morceaux même : les cahiers), qui permet aussi au journal d'être archivé, d'être découpé en morceaux pour des revues de presse, d'être dès le départ une marchandise négociable permettant de dégager des revenus pérennes pour les producteurs de l'information imprimée (autre forme d'indestructibilité), etc.
Il n'est qu'à considérer la même information sous une autre forme, dans les médias chauds, pour s'en apercevoir : un message d'information radio-diffusé ou télé-diffusé obtient-il la même performance de "non-destruction" que l'imprimé ? Ça me semble très discutable.
Dans le même registre, un autre aspect me titille un peu : on voit assez bien ce qu'est un journal télévisé 'vu' ou un flash d'info 'entendu' à la radio. Mais il me semble que la notion de journal 'lu' est beaucoup moins précise. Il s'agit en réalité de la partie infime que le lecteur lambda en aura lu -- je passe ici sur la hiérarchie typographique du journal imprimé, autre performance technique du support. Bref, n'est-il pas un peu hasardeux d'assimiler les petites fractions d'information 'lue' par le lecteur Pierre, Paul ou Jacques et la totalité de l'information que le journal prétend véhiculer ? Où l'information est-elle la plus pérenne ? Sur l'imprimé ou dans la mémoire de Pierre, Paul et Jacques ?
Tout ça pour enfoncer un de mes clous favori : l'indissociabilité de l'information (ou de la notion de document telle que je la comprends comme néophyte) et de leur(s) support(s) technique(s).
Moi j'aime assez la métaphore que je trouve sympathique.
Quant aux médias chauds évoqués par Pierre Schweitzer, on ne voit plus trop de quoi il s'agit désormais.
Je ne pense pas que l'on sache non plus ce qu'est un "journal vu"...la boîte noire de l'esprit humain demeurant.
Pierre,
Pour l'assimilation de l'information à la farine, n'anticipons pas : il y aura qques réponses les piliers 3 (l'interprétation) et 4 (la plasticité).
Oui la forme particulière du journal n'est pas sans rapport avec sa (non-)destruction, mais si ce matériau et cette structure ont été peaufinés au cours de siècles pour en arriver à ce remarquable résultat, robuste, maniable et pourtant éphémère, c'est bien pour servir au mieux le caractère non-destructible d'une information néanmoins périssable.
Sur la question de la lecture versus l'écoute, attendre aussi les piliers 3 et 4.
Sur le caractère indissociable de l'information et du support, c'est une des questions les plus difficiles des sciences de l'information. Roger a tenté quelques réponses dans son second texte.
Si on accepte cette distinction théorique et brutale entre l'information et ses supports, pourquoi ne pas considérer alors l'information comme un bien d'équipement tandis que ses supports seraient, eux, des biens consommables ?
C'est un distinguo assez classique en économie, non ? Et cette catégorisation implique de fait la "non-destruction", à l'image des autres biens d'équipement matériels (mon vélo, mon lave-linge) ou immatériels (ma formation, mes compétences).
Désolé, encore le néophyte* qui ramène sa (confiture de) fraise :o)
PS
* : et je dois bien avouer ici à quel point les "science de l'information", la "société de l'information", voire la "dématérialisation" me paraissent des notions obsures tant la séparation des contenus et de leurs supports me semble discutable.
L'information a quelques rapports en effet avec les biens d'équipement (nous le verrons dans le pilier 4), mais aussi avec les services (nous aborderons cela dans les piliers 5 et 6)..
Il faut un peu de suspens pour tenir le monde en haleine (pilier 5 et 6) ;-))
La question de la non-destruction est étroitement liée à la question du statut logique du document. Et si on aborde la logique du document dans le cadre de la distinction entre type et token, cette question apparaît moins alambiquée qu’elle n’y paraît, à prime abord. Prenons l’exemple bien connu du poème qui est proposé par R. Wollheim. Si je brûle le manuscrit du poème, je n’ai pas détruit le poème. Le poème a des propriétés que le manuscrit n’a pas, et vice versa. Or, si deux choses n’ont pas les mêmes propriétés, alors elles ne sont pas identiques, par conséquent le poème n’est pas le manuscrit. De même, si je brûle une ou des copies du poème, je n’aurai pas brûlé le poème. Le poème n’est pas identique à aucun objet physique et, en ce sens, comme l’a suggéré quelque part, Arthur Danto, en reprenant l’analyse de Wollheim, le texte-type est logiquement incombustible. Si le poème n’est pas un objet physique, c’est un objet abstrait que l’on peut concevoir comme un type dont le manuscrit et les copies sont des exemplaires : ce sont les tokens du type. On peut détruire des tokens, un manuscrit et des copies, sans nécessairement détruire le type. À la différence du poème,le pain est un objet physique que l’on ne peut ni manger, ni brûler, sans nécessairement le détruire.
Mais, est-ce que l’on peut détruire un objet abstrait, un type, en l’occurrence un poème-type ou, plus généralement, un document-type ? Voilà une autre question. Et la réponse à cette question dépend, en fait, de la chapelle métaphysique sous laquelle on se range. Si on est conceptualiste, le type est abstrait des tokens. Et, lorsque les tokens-du-type disparaissent, le type peut ne pas disparaître pour autant qu’on arrive à recréer d’autres tokens-du-type (comme Wollheim le suggère par exemple). Mais si on n’arrive pas à créer de nouveaux tokens-du-type, et bien tokens et type auront disparus. Il y a, selon le conceptualiste, une dépendance ontologique du type à l’égard des tokens. D’autres, cependant, soutiennent l’indépendance ontologique du type à l’égard des tokens. Par exemple, lorsqu’on est idéaliste, on dira que le document-type existe, tokens ou pas, et s’il sombre dans l’oubli, s’il n’y a plus d’être pour le penser, alors le type est détruit. Ou encore, si on est d’allégeance réaliste, au sens platoniste, on soutiendra que le type existe aussi, tokens ou pas, mais que comme les entités logiques, comme les nombres par exemple, il est indépendant des êtres pensants : il est éternel, à jamais indestructible.