Les quatre âges de l'imprimé
Par Jean-Michel Salaun le vendredi 13 octobre 2006, 09:51 - Sémio - Lien permanent
Ce billet m'a été inspiré par une communication d'Alan Marshall, directeur du musée de l'imprimerie de Lyon, à une journée de l'Association québécoise pour l'étude de l'imprimé.
On a l'habitude d'évoquer les trois révolutions du livre (Gutenberg, l'ère industrielle, la dématérialisation) en hésitant parfois sur le terme (livre ou imprimerie), mais si on raisonne en terme d'imprimé et non de livre, ce découpage est trompeur.
À partir de l'imprimé, A. Marshall propose une autre périodisation, j'adapte ici le vocabulaire à ma compréhension : l'âge du livre (Gutenberg au 19è), l'âge de la presse (19è), l'âge de la paperasse (20è) et j'ajouterais volontiers l'âge des fichiers (21è). Ce découpage me paraît très fertile et en phase avec l'évolution des techniques de l'écrit, et celle de l'organisation documentaire en relation avec le social.
Nous démarrons par l'ordre des livres où l'imprimé dominant est bien le codex ; puis la presse grand public s'installe avec l'imprimerie industrielle, la rotative, et l'organisation des États modernes ; avec le développement explosif du commerce et de l'État-providence, contrats, factures, formulaires, circulaires, bordereaux, réclames (la paperasse) envahissent le monde du travail et de l'administration tandis que les machines à imprimer se font plus légères et permettent les petits tirages ; enfin le numérique explose avec la redocumentarisation, une nouvelle modernité et la composition et l'impression mise à la disposition de tous par l'intermédiaire du réseau et des ordinateurs personnels.
Il y aurait aussi beaucoup à explorer sur l'évolution de la typographie et du graphisme concomittante et A. Marshall nous a invité à aller plus loin avec quelques exemples pris dans la collection du musée.
Reste qu'il y a sans doute une limite physique à la dernière, à moins de se passer de la sortie d'imprimante.
Commentaires
Souligner le fait que l'imprimerie n'a jamais cessé d'évoluer, et aussi de passer par des transitions importantes, me paraît fondamental. Je ne suis pas sûr que les catégories invoquées ici, largement organisées autour de produits - mais les produits de l'imprimerie ont toujours été très variés - soient les plus utiles ou fécondes, mais elles pointent néanmoins dans une direction généralement positive.
Je suggèrerais, pour ma part, d'ajouter et d'articuler les technologies aux produits. par exemple, la rotative permet l'âge de la presse. Les papiers de bois abaissent considérablement le coût des livres et des périodiques. La photo offset a permis la réintégration aisée d'images dans le texte et met fin à ce deuil séculaire qui avait fait de nos textes imprimés les objets monotones et tristes qu'ils sont encore souvent, surtout si on les compare aux manuscrits du Moyen-Âge.
Bref, oui, il y a ici des choses importantes à souligner, mais les historiens du livre, de l'imprimerie et de la lecture connaissent bien tous ces soubresauts.
Jean-Claude Guédon
C'était un des grands mérites de l'exposition au Conservatoire national des Arts et Métiers en 2002-03, de suggérer la trame de ces grandes transitions techniques.
Les historiens du livre, de la lecture et de l'édition ont, chacun de leur côté, apporté leur pièce à l'édifice, généralement vu 'côté produit' (le livre, la presse, l'édition, la lecture).
Mais comme le suggère JC Guédon, il me semble que le ciment de toute cette histoire réside bien dans les grandes mutations techniques des moyens de production.
Alan Marshall en a décrit un épisode très précisément, il y a peu : Du plomb à la lumière (Lumitype - Higonnet & Moyroud). Dans le même registre, il faut lire les biographies de Gutenberg pour s'apercevoir que le brave homme n'a pas inventé l'imprimerie (comme le prétend sa légende) mais l'industrialisation de la forme imprimante (en clair : la typographie). Concernant la presse, avant même les rotatives, on découvre l'importance primordiale de la machine à papier continu de Louis-Nicolas Robert (les rouleaux imprimants ne datant pas d'hier...) et l'introduction de la machine à vapeur dans les imprimeries 'à plat'. Puis la composition 'à chaud' et l'invention géniale du clavier, bien avant l'ordinateur : Linotype et Monotype. Etc.
Si toutes ces transitions techniques ont induit des mutations gigantesques dans les moyens de production (et dans la définition de ses produits) c'est parce qu'elles étaient hyper-focalisées, chacune, sur des aspects techniques bien précis de la chaîne de production. Certaines étaient géniales et nécessitaient de déplacer des montagnes (la casse de Gutenberg) d'autres se résumaient à des transpositions techniques relativement triviales, des intuitions déccisives, non moins efficaces (Monophoto substituant l'impression photographique à la fonte de plomb)
Le plus amusant, et le plus rassurant à la fois, c'est qu'il appartient toujours au lecteur des livres et au visiteur des expositions de recoller les morceaux du puzzle, non sans plaisir et avec une bonne dose de jubilation, parfois. La vraie histoire de l'imprimé reste à écrire... encore heureux !
Le grand mérite des historiens du livre est d'avoir élargi leur champ progressivement de l'objet aux techniques, au social (lecture) et même aux histoires de vie des professionnels.
L'histoire de la technique est fondamentale. Mais une technique ne s'impose que si elle est en phase avec son contexte, parfois même en contradiction avec les intentions de l'inventeur.
L'intérêt pour moi de la proposition d'A. Marshall est justement qu'elle permet cette lecture dans une interprétation qui correspond bien aux réflexions développées dans le RTP-DOC. Mais je laisse aux historiens en discuter la validité.
Je prends bien note des remarques des uns et des autres, et je dois dire que je suis largement d'accord avec vous. Dans une version plus longue de la communication en question je me serais étendu beaucoup plus sur les grandes évolutions techniques et leur impact sur les moyens de production et de diffusion, notamment sur le rapprochement progressif, au cours du grand vingtième siècle, de trois secteurs de production de documents jusqu'alors disparate, à savoir l'imprimerie, le monde administratif et le traitement de données.