Economie du don, Web 2.0 et marketers
Par Jean-Michel Salaun le dimanche 05 novembre 2006, 03:22 - Éco - Lien permanent
La richesse des commentaires à mon précédent billet sur « Marketers et communautés virtuelles » m'amène à rebondir. Je n'épiloguerai pas sur le terme de "communauté". Il me semble que l'on peut se contenter de l'ambiguïté actuelle. La vitesse des changements risque de rendre caducque toute tentative de précision.
Sophie Pène fait référence à un article de R. Esposito de 2001, malheureusement, il ne semble pas être en ligne. Mais il peut être utile de revenir aux tenants de l'économie du don, pour approfondir un précédent billet sur le sujet. J'ai relevé ci-dessous un numéro de la revue qui fait autorité en la matière :
Don, intérêt et désintéressement Bourdieu, Mauss, Platon et quelques autres Alain CAILLÉ 352 p., La Revue du M.A.U.S.S. (Mouvement anti-utilitariste dans les sciences sociales) 2005
Voici la conclusion de l'Introduction (36p.) :
Nous serions cependant bien inspirés, croyons-nous, de ne pas oublier que la visée de parité réside au coeur du don ; que le défi qu’il lance ne tend au fond qu’à l’établir. De même, choisissant ses alliés et ses amis selon une logique de l’affinité, entrant en relation avec eux parce qu’il est lui et parce qu’ils sont eux – des êtres singuliers et non les éléments interchangeables d’une masse indifférenciée – celui qui donne est-il créateur de pluralité humaine. De même enfin – et c’est là sa définition minimale – prenant le risque d’agir et d’offrir sans garantie de retour, acceptant par là-même le fait de la division entre moi et autrui, entre l’ici et l’ailleurs, entre l’avant et l’après, le don permet-il l’alliance entre les hommes à travers la mise en jeu de leurs différences (de la différance, dirait J. Derrida). Il n’est pas besoin d’être grandiose ou surhumain pour accéder à la possibilité d’un tel don. Ni de faire abstraction de ses intérêts. Il suffit d’agir en se soumettant aux exigences de parité et de pluralité. C’est peu, dira-t-on. Peut-être, mais rien d’autre ne saurait faire le prix de la vie des hommes.
Cette citation trouve une résonance particulière dans les échanges qui se sont multipliés sur le Web 2.0. Tout particulièrement, concernant le déplacement, ou parfois l'effacement, de la frontière entre les espaces public et privé dans le domaine documentaire, noté par Roger. Ainsi, la mission de service public des institutions documentaires se trouve décalée (cf. commentaire de Bibliosession dans le précédent billet). D'autre part, il serait naïf de penser que les marketers n'appliquent pas à ce mouvement un raisonnement très utilitariste, ce qui relativise la référence. L'économie du don peut être récupérée par l'économie marchande.
Reste que ces échanges eux-mêmes montrent la pertinence de la citation d'A. Caillé..
Commentaires
« L'économie du don peut être récupérée par l'économie marchande. »
La conclusion est un bel euphémisme. Il est certain que la plupart de ces plateformes d'échange ont une vocation commerciale, même si leurs modèles économiques sont encore loin d'être validés.
Mais a-t-on jamais parlé d "économie du don" pour le service des petites annonces dans la presse régionale, par exemple ? Renseigner un profil dans Meetic, vider son grenier sur eBay ou cliquer sur un bouton pour partager 60 Go de musique, je ne vois toujours pas de rapport évident avec le sens commun du mot 'don'. Quant à faire de ces prétendus 'dons' une véritable économie, on en arrive presque à analyser un oxymore...
Ces plateformes offrent des services très novateurs et fort utiles à une foule de gens et elles tirent profit des services offerts comme elles peuvent -- pour certaines, on ne sait pas encore comment, même si les dernières transactions financières laissent supposer la rentabilité possible, ou la bulle, c'est selon ...
Bref, de là à prendre pour argent comptant le discours marketing des industriels en question (à destination des financiers, pour l'heure...) et à cautionner ce discours à grand renfort de sciences sociales, il y a là une limite au delà de laquelle je ne me risquerai pas encore, de mon côté.
Au sujet du don, je signale pour l'anecdote un joli commentaire de Daniel Schneidermann ce matin, sur son propre blog, répondant à Bernard Langlois au sujet de Wikipédia :
(je ne trouve pas d'URL directe sur le commentaire en question, voir :)
www.bigbangblog.net/artic...
Le billet initial concerne la mort de Bernard Franck et DS fait référence à Pierre Viansson-Ponté, déplorant l'article de Wikipédia le concernant. Un internaute répond en invitant DS à écrire lui-même l'article qui lui conviendrait. Réponse de DS :
« Sur Wikipedia, en effet, je me suis demandé pourquoi je ne le faisais pas. Ma réponse provisoire : parce que je n’ai pas d’enjeu à le faire. Pas d’enjeu vital, je veux dire, qui justifierait que je prenne sur le temps de mon week-end pour développer l’article Viansson. Et c’est d’ailleurs là un biais important de Wikipedia. Seuls sont développés les articles comportant un enjeu actuel et immédiat. »
Économie du 'don', prétendent certains ?
Vous voyez bien que dès qu'on commence à compter, ça coince...
@ Pierre,
L'analyse ne se réduit pas à une simple dénonciation de l'économie marchande, ni à la réduction à un utilitarisme. Si J'ai mis le lien de l'article de la revue du MAUSS, c'est que s'y trouve un raisonnement beaucoup plus subtil.
Je n'ai pas lu la revue au delà de son introduction. Une des 3 sources est accessibles sur le site des Classiques des sciences sociales, le texte de Marcel Mauss :
classiques.uqac.ca/classi...
Considérer le don dans les sociétés primitives, voilà qui devrait donner au mot sa véritable dimension.
Il ne s'agissait pas pour moi de critiquer l'économie marchande ni même une certaine forme d'utilitarisme, mais plutôt et plus simplement de m'interroger sur l'application de ces notions (don, économie du don, communautés, etc.) à propos de la nouvelle vague nommée 'Web 2.0'.
L'économie du don telle que Mauss l'a identifiée dans les sociétés primitives repose sur un équilibre entre le don et le contre-don, équilibre souvent assuré par des mécanismes communautaires comme le potlach.
Ces communautés virtuelles du nouvel internet qui échangent en leur sein de la valeur inventent un modèle économique non-marchand qui ressemble au modèle associatif.
Je développe ici cette idée : www.enviedentreprendre.co...
J'ai fait allusion dans un commentaire à une oeuvre de Roberto Esposito. Je précise la référence : Communitas : origine et destin de la communauté / Roberto Esposito ; traduit de l'italien par Nadine Le Lirzin. [précédé de] Conloquium / Jean-Luc Nancy Paris PUF 2000. Un ouvrage magnifique de philosophie politique dont l'introduction contient la "traque" étymologique que j'ai évoquée. D'accord avec les commentaires précédents : le don est totalement intégré ou intégrable à l'économie marchande, surtout quand les profits générés par celle-ci sont ancrés sur une économie de la "connaissance". Les enjeux, pour reprendre l'exemple donnés avec Wikipédia, sont très aigus, quand tout écrit du Web2.0 repose sur l'écriture de soi, l'écriture contextualisée de savoirs, d'expériences, de parcours, sur la responsabilité que donne face à autrui (imaginaire ou incarné) une écriture intime/publique. Sans parler des objets échangés, que JM Salaün classe très bien (du code au document) dans son article du mois d'août.