Les quatre âges de l'audiovisuel
Par Jean-Michel Salaun le lundi 06 novembre 2006, 11:41 - Télé - radio - Lien permanent
J'ai parlé dans un précédent billet des quatre âges de l'imprimé. L'actualité m'amène à revenir sur les quatre âges de l'audiovisuel. Revenir, car il s'agit d'une proposition faite, il y a maintenant vingt années, qui aboutit aujourd'hui.
Dans un vieux livre donc (À qui appartient la télévision ? Aubier, 1989, 238p.), j'ai proposé d'analyser l'audiovisuel grand public selon une évolution par génération, croisant un état de la technique, un mode d'usage et une organisation économique (p.26) :
- La première génération est celle du cinéma qui combine un système de circulation de copies sur pellicules, de salles de spectacles et une pratique de sorties culturelles ou récréatives ; elle a eu son heure de gloire ; malgré un net recul elle a su s'appuyer sur les nouvelles techniques qui lui permettent de survivre en multipliant les occasions de valoriser les catalogues ;
- la deuxième génération est celle de la télévision de masse, qui combine un réseau hertzien, une recette indirecte, une forte pénétration de téléviseurs chez les ménages, et une forte pratique de visionnement quotidien ; c'est la génération dominante à l'heure actuelle, qui donne néanmoins les premiers signes de vieillissement ;
- la troisième génération est celle de la télévision fragmentée, nous reprenons ici une formule célèbre popularisée par J.-L. Missika et D. Wolton (1983), qui combine un réseau à large capacité ou multiforme (câble, satellite), un financement multiple (abonnements, télévision à péage, vente directe, publicité locale) et une pratique de visionnement à la carte ; elle n'a pas encore trouvé un véritable équilibre, malgré des avancées importantes ;
- la quatrième génération sera peut-être celle de l'interactivité, combinant réseau à large bande, recette au temps d'utilisation et intervention de l'usager, mais il est trop tôt pour en parler...
Il était trop tôt, vraiment trop tôt : Internet n'était qu'un outil confidentiel, l'image était analogique. Mais la roue a tourné et le temps est venu d'en parler. La quatrième génération est arrivée à la pré-adolescence, comme l'était la troisième en France dans les années 80 : la demande existe, elle explose même sur les sites de partage vidéos ; les canaux de réception sont multiples et hésitants (quelle combinaison dominera entre le téléphone mobile, l'ordinateur ou le téléviseur numérique ?) ; et le modèle économique est incertain, hésitant entre la publicité (YouTube) ou le paiement à la demande (ITunes).
Pour prendre seulement l'exemple des hésitations sur le téléphone mobile, la lettre sectorielle Convergences numériques et Audiovisuel aux État-Unis de l'Ambassade de France (n13 oct 2006), montre que d'un côté les ventes de téléphone recevant la TV devraient passer de 130.000 en 2005 à 155,5 millions en 2010, que c'est l'équipement dont on ne se détache jamais et qui comprend un mécanisme de paiement intégré. Mais d'un autre côté, la diffusion de masse individualisée est trop gourmande en bande passante pour cet équipement..
Alors, tout comme dans les années 80 pour la génération précédente, les grandes manœuvres et négociations vont bon train sur les rachat des audiences, comme sur les droits de diffusion. Dans la même lettre, on peut lire : Depuis l'été, AOL a amorcé un changement complet de sa stratégie, de son modèle économique et de sa philosophie. De fournisseur d'accès Internet de bas débit payant, AOL souhaite devenir un site Internet fournisseur de contenus qui a pour philosophie le forum audiovisuel, l'échange, la communication, l'interactivité et l'accès à plusieurs formats multimédia.
Autre exemple spectaculaire, bien sûr, le rachat de YouTube par Google. Certains, comme Emmanuel Parody, ont considéré que cet épisode ne touchant que la distribution de contenu ne relèverait pas d'une activité média. C'est méconnaitre l'histoire des médias, qui se sont tous construits, écrit, son, comme audiovisuel, d'abord en commençant par la distribution pour remonter progressivement à la production afin d'alimenter leurs canaux avides de contenus. Il n'a pas fallu très longtemps, quelques semaines !, pour que le nouvel acquéreur se trouve à négocier avec les détenteurs de droits, et tout particulièrement avec les ligues sportives, comme de banales chaines de télévision.
Voici un extrait significatif d'un article récent du Monde à ce sujet :
Google courtise les géants des médias pour qu'ils laissent YouTube mettre en ligne leur contenu, Pascal Galinier Le Monde 03.11.06
Trois semaines après avoir annoncé l'acquisition du site de vidéos en ligne YouTube, pour 1,65 milliard de dollars (1,29 milliard d'euros), Google est engagé dans une véritable course contre la montre. Selon le Financial Times du vendredi 3 novembre, Eric Schmidt, le PDG du moteur de recherche, est engagé dans "un round de négociations frénétique" avec les grands groupes de médias, pour les persuader de continuer à fournir du contenu à YouTube.(..)
"Les mentalités ont changé depuis dix ans, observe Daniel Rappoport, associé et directeur des opérations du site Dailymotion, un site français comparable à YouTube. Les majors ont mis quelques années à comprendre les mutations du marché, mais elles sont aujourd'hui dans une logique de partenariat avec les nouveaux médias." Contrairement à ce qu'avait tenté de faire Bertelsmann en rachetant Napster, il ne s'agit donc pas aujourd'hui de transformer les sites gratuits en sites payants, mais de conclure des accords de partage des revenus publicitaires générés par l'audience des contenus mis en ligne. "Pas question d'instaurer des péages ou des "comptes premium" payants, confirme M. Rappoport. Nous ne sommes pas dans un système de téléchargement, mais de visionnage en ligne. Il s'agit de monétiser notre audience via la publicité."
Faut-il alors soutenir comme Jean-Louis Missika que nous assistons à la fin de la télévision, comme il avait suggéré le déclin de la télévision de masse en 1983 ? Il est plus vraisemblable que nous aurons un entrelacement de générations avec un repositionnement des unes par rapport aux autres. La première génération, celle du cinéma est encore bien vivante, elle a trouvé dans les autres générations audiovisuelles des canaux de diffusion renouvelés.
Néanmoins, tout comme pour le quatrième âge de l'imprimé, celui de l'audiovisuel est en phase avec une société dont les relations sociales se sont largement transformées.
Commentaires
3 remarques vite fait :
C'est un peu curieux de classer le cinéma et la diffusion en salle dans la catégorie 'audiovisuel'. À ce titre, le marché de la vidéo sur support (VHS, vidéoclub, DVD) préfigure depuis belle lurette la vidéo à la demande d'aujourd'hui. L'innovation d'une plateforme comme YouTube me semble résider ailleurs : les usagers s'emparent des sources et ne déposent sur la plateforme que des morceaux choisis -- les clips de YouTube débordent rarement quelques minutes.
Une précision technique concernant les téléphones portatifs 'recevant la TV'. N'y a-t-il pas confusion entre vidéo et télévision ? Aujourd'hui, la quasi totalité des téléphones portatifs commercialisés est capable de restituer de la vidéo. La plupart d'entre eux sont même équipés d'une caméra qui n'est pas une caméra de 'télévision'. En revanche, les constructeurs étudient sérieusement, à ma connaissance, l'implantation de récepteurs de 'TV numérique' (hertzienne) dans les téléphones. Ça déplace sensiblement la question puisque la bande passante du réseau cellulaire de téléphonie mobile n'est plus concernée dans ce cas. C'est de la télévision portative, ni plus, ni moins.
Enfin, concernant YouTube et lesdites 'négociations' avec les producteurs. Attention de ne pas sombrer dans l'angélisme ? :o) ... Ne s'agirait-il pas plutôt de transactions obtenues sous la menace d'actions judiciaires ? C'était un secret de Polichinelle que les ayant-droit (et leur armada de conseils juridiques armés jusqu'aux dents) attendaient la solvabilité de YouTube avant d'attaquer... Voilà qui est fait, semble-t-il. Encore que... il n'y a pas un seul dollar de cash dans le 1,29 milliard en question, puisque le prix a été payé en échange d'actions.
@Sébastien
Réponses aux remarques dans l'ordre :
1. Il y a au moins deux façons de catégoriser : soit par genre (le genre audiovisuel) comme je l'ai fait ici, (vous avez raison de souligner que j'ai occulté la vidéo et aussi d'ailleurs l'enregistrement au magnétoscope, cela aurait été un peu long pour un billet ; mais je ne pense pas que cela aurait modifié le fond du raisonnement) soit par modèle comme vous le suggérez et comme je l'ai présenté par ex dans ce billet : grds04.ebsi.umontreal.ca/... Les deux façons de raisonner doivent, à mon avis être prises en compte pour bien comprendre ce qui se passe.
D'accord avec vous sur l'innovation de YouTube. Ce n'est qu'une des pistes possibles de diffusion de l'audiovisuel numérique, mais elle est bien en phase avec les pratiques actuelles, d'où son succès.
2. Oui vous avez raison. L'orientation privilégiée paraît maintenant celle du broadcasting, la télévision classique récupérée sur le téléphone par le réseau hertzien, ce qui réduit la marge de la 4e génération.
3. Je ne vois pas de quel angélisme il s'agit. Les négociations sur les droits audiovisuels ont toujours été très dures, et nous n'avons des anges ni d'un côté, ni de l'autre de la table. La menace du judiciaire n'est qu'un argument comme un autre : il s'agit simplement de rendre plus coûteuse la transgression que la négociation. Ce que je voulais souligner, c'est que le rachat de YouTube par Google a fait passer le premier dans le schéma classique de la négociation télé.
J'explicite 3. L'angélisme que j'y voyais, c'est de croire à l'apaisement et à la 'contractualisation' des rapports avec les ayant-droits concernant YouTube.
En bonne règle commerciale, on négocie un contrat avant de passer à l'acte et d'échanger la 'marchandise'. Là, c'est tout le contraire : il est évident pour tout le monde que les utilisateurs de YouTube violent au quotidien les droits des producteurs et Eric Schmidt se décarcasse pour éviter les procès... La nuance n'est pas mince. Dans le même ordre d'idée, Google dépense aujourd'hui des fortunes pour régler 'à l'américaine' les litiges sur la fraude aux clics, par des transactions amiables pour éviter les procès.
D'ailleurs sur le fond, je me demande bien comment YouTube pourrait se substituer en responsabilité à ceux de ses usagers qui violent le droit d'auteur ! C'est assez inouï dans les traditions européennes du droit, un peu comme si les partisans du P2P pouvaient continuer à violer le droit d'auteur impunément, à partir du moment où leur plateforme d'échange avait les moyens (?!!!) de négocier avec la SACEM...
Et puis négocier quoi ? Une licence globale ? On appelle ça une 'loi', non ?
Le phénomène est moins inédit qu'il n'y parait. Très souvent (peut-être toujours..) un nouveau média se construit en violant les droits. Sans remonter très loin dans l'histoire et sans aller chercher une innovation radicale, l'ouverture à la fin des années 70 en France des radios dites "libres" s'est faite en contradiction avec la loi sur le partage de l'espace hertzien et sans négocier de droit de diffusion. Par ailleurs, la question des droits peut se régler par la négociation et de façon collective, même en France au pays du droit d'auteur. C'est ainsi que, par exemple, les universités ont négocié (bien ou mal, c'est une autre histoire) globalement avec le CFC les photocopies de documents sous droit réalisées depuis longtemps de façon illégale par leurs professeurs et étudiants. Tout dépend, en réalité, dans ce domaine de la perception concrète qu'ont les acteurs de leur intérêt. S'ils convergent, il faut leur faire confiance pour trouver un compromis. Qui a vraiment intérêt à compromettre le captage d'audience que constitue YouTube ?
J'entends bien cet argument pour ce qui concerne la loi -- même si dans le cas des fréquences hertzienne de la radio libre, l'utilisation de ces fréquences ne portaient préjudice à personne, si ce n'est aux télécommunications militaires qui sait ?
La question des taxes prélevées par le CFC me semble beaucoup plus complexe. La loi autorise la copie privée, dans une certaine limite -- 10% d'un livre si ma mémoire est bonne, en dessous d'un certain seuil fixe qui m'échappe. Ce cas concerne évidemment les étudiants à titre individuel et non les enseignants qui distribuent des polycopiés comprenant des oeuvres protégées, je n'assimile pas les deux.
Il est d'ailleurs assez amusant de constater l'écart entre ce qui a fondé historiquement la taxe sur les photocopies (les pratiques des enseignants qui étaient hors-la-loi dès le départ car elles ne relevaient pas de la copie privée) et la masse financière que le CFC prélève aujourd'hui qui concerne, en grande majorité, les photocopies de tout le monde, faites dans toutes les copies-shops de France et de Navarre et qui relèvent bien, dans la majorité des cas, de la copie privée autorisée par la loi...
Pour reboucler sur YouTube, autre différence majeure : le CFC mutualise la collecte pour la qusi-totalité des ayant-droit et prélève les sommes auprès de la quasi-totalité des propriétaires de photocopieurs accessibles au public... autant dire que le CFC est une quasi-administration publique à structure privée.
C'est très différent pour YouTube. Les ayant-droits concernés appartiennent à tous les domaines (musique, cinéma, séries tv, documentaires, etc.) et les usagers sont une foule d'anomymes.
Supposons que YouTube obtienne un accord général avec tous les ayant-droits -- ce que je ne crois pas une seconde mais admettons... Qui peut imaginer que dans ce cas, qu'un usager de YouTube soit 'lavé' de son infraction au droit d'auteur, alors que celui qui utilise une plateforme concurrente (ex. DailyMotion) resterait sous la menace de poursuites judiciaires ?
Il y a là une différence essentielle à mes yeux entre une loi et un contrat : c'est la question de l'équité sociale.
@Sébastien : Vous confondez deux choses : d'une part la taxe sur les photocopieurs et, d'autre part, les contrats négociés entre les présidents d'université et le CFC. Il s'agit bien dans ce second cas d'une politique contractuelle où le CFC agit au nom de tous les ayant-droits et où les président agissent au nom des étudiants et professeurs. Qu'on l'approuve ou non au nom de l'équité est un autre débat.
Bonjour, je réagis puisque je suis cité... Je suis bien conscient que la distinction media/distribution est moins tranchée qu'il ny paraît mais mon point concerne surtout le débat autour des revenus publicitaires de Youtube. Beaucoup d'observateurs analysent Youtube en lui appliquant les caractéristiques d'un media. C'est je pense une erreur car Youtube malgré les apparences plus proche d'une plate-forme de distribution c'est à dire qu'il relève à terme plus de l'activité de e-commerce (et VOD) que de media où l'on monétise la visibilité auprès d'une audience.
Ceci étant dit il reste l'hypothèse très probable (si j'en juge à certaines déclarations de cadres de Google) que Youtube puisse servir de matrice à de nouveaux médias (TV ou autre).
Jean-Michel,
Je posais la question de l'équité pour le cas que vous évoquez dans votre billet : YouTube. Qui peut imaginer en effet qu'un utilisateur de TouTube soit 'blanchi' de ses infractions au droit d'auteur, par le fait d'un accord entre YouTube et (tous) les ayant-droits, alors que l'utilisateur d'une autre plateforme qui n'aurait pas passé contrat, devrait continuer à répondre de ses actes devant les tribunaux ?
À ma connaissance, les présidents d'universités ne négocient pas individuellement leur prétendu 'contrat'* avec le CFC. C'est la CPU qui le fait (la conférence des présidents d'université) de façon solidaire pour toutes les universités, donc tous les enseignants.
Ce qui confirme, me semble-t-il, la nécessaire exigence d'équité pour qu'un tel système fonctionne. Si YouTube négocie au cas par cas (avec par exemple Disney qui autoriserait les clips de 3 minutes maxi dans une résolution timbre poste), on est très loin d'un système global comparable au CFC. C'est tout ce que je voulais souligner par rapport à votre billet.
Seb
* : Je me pose la question de savoir si parler de 'contrat' n'est pas un sophisme dans le cas du CFC... La déclaration des copieurs au CFC est une obligation légale, de même que ladite 'négociation' des président d'Université. Le CFC étant par ailleurs le seul organisme collecteur reconnu par la filière pour la collecte du droit de copie, ce genre de 'contrat' sur le papier me semble relever d'une obligation légale pure et simple, dans les faits.