Le pentagone de l'industrialisation de la mémoire
Par Jean-Michel Salaun le mercredi 29 novembre 2006, 05:25 - General - Lien permanent
Il y a très longtemps que je voulais compléter ce tableau. Et, faute de temps mais aussi sans doute faute d'une situation suffisamment éclaircie, le travail a trainé.
Il s'agit de l'extention d'un tableau publié initialement dans l'ouvrage : Bernard MIEGE, Patrick PAJON, Jean-Michel SALAUN, L'industrialisation de l'audiovisuel, des programmes pour les nouveaux médias, Paris, Aubier, 1986.
Et depuis repris sous différentes formes et extensions dans des travaux variés, par exemple pour une présentation rapide ici.
Mon objectif est de montrer que notre mémoire documentaire collective passe par un processus d'industrialisation qui configure un certain nombre de modèles stables : L'édition, la presse, le flot (radio-télévision), la toile (Web-média), la bibliothèque.
Ces modèles forment une continuité par la relation économique et temporelle qu'ils entretiennent avec le lecteur, le document (les deux termes étant pris dans un sens générique) et la collectivité.
Mais les modèles sont aussi distincts, car il y a entre eux des ruptures radicales :
- rupture de marché entre l'édition et la presse (lecteur vs annonceurs),
- rupture de produit entre la presse et le flot (objet vs signal)
- rupture de relation entre le flot et la toile (unidirectionnel vs bidirectionnel)
- rupture de produit entre la toile et la bibliothèque (signal vs objet)
- rupture d'appropriation entre la bibliothèque et l'édition (collective vs individuelle)
Bien sûr, il se trouve de nombreuses situations intermédiaires, de très nombreux croisements. La situation sur la toile est encore loin d'être stabilisée. Mais il me semble cela n'infirme pas cette présentation générale.
Le tout est résumé sur ce tableau et ce schéma. Le tableau est un aplat du pentagone, en réalité il faudrait le lire comme un cylindre à cinq faces. À chaque face correspond un modèle, les arêtes marquent les ruptures
L'ensemble demanderait de longs développements et sans doute bien des ajustements que je réserve pour plus tard. Mais cela me parait une présentation des mouvements actuels très suggestive.
Commentaires
Bonjour Jean-Michel,
Cet effort d'analyse est bien utile par les temps qui courent car trop souvent, le discours marketing, les marronniers et les mots-valises tiennent lieu de théories (ledit Web 2.0, ladite longue queue, les gratuits, les téléchargements, les DRMs, etc.)
J'avais moi-même tenté l'exercice il y a peu (pour une présentation un peu ratée, passons !) en proposant une segmentation sur la nature des supports qui me semble être la séparation la plus robuste -- 'support' au sens large : l'imprimé, les supports enregistrés, les mises en onde synchrones, les accès distants asynchrones, etc.
Car il me semble que c'est bien la matérialité des différents supports, les conditions économiques et technologiques de leur production, qui ont la plus grande influence sur l'émergence des modèles industriels induits (cf. ma critique sur la série des 7 piliers de l'information ci-dessous, car elle était basée sur le seul exemple du journal qui, en tant que support, imprime une logique d'usage et de production très spécifique).
Juste une remarque pour interroger et compléter le tableau :
Les représentations publiques, vivantes ou pas, mériteraient d'y trouver leur place : le cinéma en salle, les concerts pour la musique, le théâtre et le spectacle vivant, jusqu'aux événements de commémoration même...
Une deuxième remarque, tiens :
Pour les supports enregistrés (phonogrammes, vidéogrammes), les mises en ondes (radio et télédiffusion) et les accès distants en réseau (plateforme de publication, de téléchargement, podcast audio et vidéo) il manque, me semble-t-il, la prise en compte du récepteur au sens large, le coût du matériel de restitution et de ses évolutions techniques incessantes : ordinateur, téléviseur, baladeur, accès au réseau, lecteur en tout genre, caméra, appareil photo, équipement périphérique type imprimantes et consommables...
Tout ça représente des masses économiques et des enjeux technologiques assez considérables, qui ne sont pas 'hors-sujet' par rapport à la fabrication et à la circulation de la 'mémoire collective industrielle'... Peut-être sont-elles insuffisamment dessinées dans le tableau ? À toutes fins utiles,
Cordialement,
Pierre
@ Pierre
Prendre l'analyse à partir de la matérialité des supports ne me paraît pas le critère le plus efficient. Tous les modèles ci-dessus passent aujourd'hui à un moment par un signal numérique, bon nombre par des impressions papiers, bon nombre aussi par des affichages écrans..
Les spectacles vivants (théâtre, cabaret, concert, etc..) sont à l'origine de la radio-télévision, comme les affiches placardées, les proclamations ou encore les salons littéraires sont à l'origine de la presse. Mais mon objectif ici est de représenter une production industrielle, au sens où elle a été rationalisée, détachée de son objet, divisée et rentabilisée.
Ils sont donc hors-champ, même si on pourrait discuter sur le cinéma qui est dans une situation intermédiaire.
La question de l'équipement des ménages est effectivement importante. Cela représente des dépenses conséquentes pour les consommateurs et des marchés intéressants pour les producteurs. Mais les temporalités sont déconnectées et les logiques différentes. L'équipement des ménages suit le cycle de vie classique des produits d'équipement qui n'a pas grand chose à voir avec l'offre de titres. À réfléchir, tu trouveras qques éléments ici : http://grds04.ebsi.umontreal.ca/jms/index.php/2006/11/19/119-musique-le-partage-du-gateau
La thèse de Benjamin Labarthe-Piol est très intéressante, merci au passage de nous l'avoir signalée. Pour prendre ce document comme exemple, je ne pense pas qu'une thèse de 360 pages puisse être lue de la même façon sur un écran, aussi bien qu'en version imprimée via un prêt inter-bibliothèque par exemple. D'où l'importance primordiale du support, trop souvent négligée selon moi. Je souligne simplement que les conditions économiques et technologiques de la restitution ne sont pas moins importantes que l'équilibre économique de la production et de la diffusion.
Je ne partage pas trop l'idée de réduire le spectacle vivant au statut d'origine des médias contemporains. Les concerts représentent une part croissante du chiffre d'affaire de l'industrie musicale et ils participent pleinement à l'organisation industrielle de la filière, me semble-t-il.
Cela dit, il va de soi que le théâtre et le cabaret restent confinés à des publics très restreints, de même d'ailleurs que les usagers des bibliothèques qui restent assez peu représentatifs de la population en général.
Dans ce schéma, il manque aussi les musées qui appartiendraient, à mon sens, au modèle appelé 'bibliothèque'.
Ne pourrait-on pas généraliser ce modèle en le dénommant 'collection' ?
Seb
Un truc m'échappe complètement au sujet de ce pentagone :
Qu'y a-t-il de commun entre :
- le Canard Enchaîné et 20 minutes ?
- Arte et TF1 ?
- SNCF.com et Wikipédia ?
Éclaircissements bienvenus.
Merci d'avance.
@ Sébastien
Les réponses sont dans le tableau. Par construction un "modèle" agrège un certain nombre d'items différents, mais réunis par quelques caractéristiques communes. Il y a modèle seulement si cette réunion fait sens et permet d'en déduire d'autres leçons.
Pour ce qui concerne les exemples que vous donnez :
- le Canard et 20 minutes ont en commun toutes les lignes de la colonne "Presse". Simplement, ils se trouvent aux deux extrémités du spectre par leur mode de financement. L'absence de publicité du Canard le rapproche du modèle éditorial, la gratuité de 20 minutes le rapproche de celui de la radio-télé (flot). Bien entendu, il en découle des contenus sensiblement différents. Mais, ils restent bien dans le giron de la presse, sont régies par les mêmes logiques économiques fondamentales et les mêmes régulations juridiques.
- La réponse sera identique pour Arte et TF1 qui se retrouvent dans l'ensemble des cases de la colonne "Flot". Pour être précis, j'aurais du ajouter une allusion au financement public ou par redevance dans la ligne "financements". L'une et l'autre chaîne sont chacune au deux côtés du spectre : l'une soumise à un financement radicalement publicitaire, l'autre dépendant d'un financement public. Bien entendu, il en découle des contenus sensiblement différents. Mais, chacune reste bien dans le modèle du flot et sa relation particulière au spectateur. Elles sont régies par les mêmes logiques économiques fondamentales, la recherche de l'audience, et les mêmes régulations juridiques.
- Je serais plus nuancé sur SNCF.com et Wikipédia, simplement parce qu'ici le modèle est encore incertain, en construction sans doute et qu'il est présenté comme une hypothèse. SNCF.com est au modèle de WEb-média ce que une chaîne de télé-achat est au modèle du flot, ou un prospectus publicitaire ou un catalogue commercial sont aux modèles de la presse ou à celui de l'édition.
En espérant avoir éclairci les notions. Il ne s'agit pas ici d'émettre un jugement de valeur sur tel titre, ni telle station, ni tel service particulier, encore moins d'en juger le contenu ou l'utilité sociale. L'objectif est de comprendre comment s'industrialise notre mémoire collective, quel que soit son contenu.
Merci pour ces éclaircissements.
J'avais bien compris ce qui distingue Le Canard et 20 Minutes, TF1 et une chaine payante ou publique, etc. ayant choisi ces exemples à dessein.
Pour être plus clair : que reste-t-il du 'modèle industriel' si le modèle économique qui le rend viable doit être mis à part ? C'est ça qui m'intrigue un peu.
Autrement dit encore : 20 Minutes, TF1 et RTL n'ont-ils pas plus de choses en commun tous les trois (3 gratuits qui vendent leur audience aux annonceurs) que par exemple, 20 Minutes et Le Canard Enchaîné qui n'ont en commun... que leur moyen de production au sens strict (l'imprimé de presse), leurs modes de diffusion étant déjà radicalement différentes ?
La réponse est aussi dans le billet. Il s'agit des arêtes du pentagone, autrement dit les éléments de rupture entre les modèles. Le fait que 20 Minutes soit distribué sous forme papier induit une logistique industrielle radicalement différente de TF1 et RTL, et encore proche de celle du Canard enchainé.
Néanmoins vous avez raison d'indiquer que les deux titres s'éloignent sous la poussée de leur type de revenu. Supposons maintenant que le verrou de la matérialité saute et que 20 Minutes soit distribué sous format électronique, par ex dans un premier temps sur des tablettes dans des bornes dans le métro ou ailleurs, est-il vraisemblable que le journal gardera sa forme ? Ne tendra-t-il pas alors plutôt vers une diffusion continue, jusqu'à se rapprocher d'une télévision ?
Mais, comme toute schématisation, celle-ci comporte une part d'arbitraire. Son intérêt est de permettre de pousser un raisonnement, différent de celui habituel de la convergence. Il a aussi ses limites et les mouvements qui tendent à fondre l'ensemble des médias en une seule réalité sont aussi en oeuvre.