Fin 2006, beaucoup d'observateurs se sont interrogés sur l'existence d'une nouvelle bulle financière qui gonflerait autour du Web, et tout particulièrement du Web 2.0. TechCrunch a, par exemple, publié l'avis de nombreux acteurs. Les avis, même si certains dissonaient, étaient globalement optimistes.

Quelques illustrations récentes me donnent l'occasion d'avancer sur ce terrain. Mais il m'intéresse moins de savoir si une nouvelle bulle éclatera en 2007 (je ne sais prévoir les comportements capricieux des boursiers) que de mieux comprendre le rôle des jeux financiers dans ce secteur.

Tout d'abord, le plus simple est de reprendre quelques éléments de l'analyse du rapport digital.life, déjà cité, de l'UIT, et tout particulièrement les pages 74 et 75. Le tout est résumé par ces trois schémas de la capitalisation boursière des cinq premières firmes des contenus numériques, des télécoms et des équipements informatiques :

Qu'en conclure ? D'abord que les capitalisations boursières en chiffres absolus sont comparables pour les trois secteurs (autour de 500 Mds de US$). Ensuite qu'elles sont très différentes en structure, puisque celle-ci correspond à 21 et 27 mois de revenu annuel pour les équipements et pour les services de télécoms, tandis que nous passons à 7 années pour le contenu numérique ! Les experts de l'UIT ajoutent que le capital fixe est bien moins important chez ces dernières (même si nous savons qu'il faut nuancer cette affirmation).

Comment alors expliquer l'engouement des boursiers et une telle capitalisation ? Si l'on s'en tient au rationnel, deux facteurs me semblent déterminants : d'une part l'extrême profitabilité de ces firmes, qui, une fois l'investissement initial réalisé, battent pratiquement monnaie, pour peu qu'elles aient construit un business model fiable ; de l'autre, l'ultra-rapidité de leur croissance (à part Microsoft, celles citées ont toutes une dizaine d'années). Le second élément rappelle les moments qui ont précédé l'éclatement de la bulle financière au tournant des années 90. On en trouvera un bref résumé à la page 86 du rapport de l'UIT d'où je tire le schéma ci-dessous :

Le schéma montre très clairement l'aspect financier de la crise. En effet, si la croissance du secteur des technologies numériques s'est envolée artificiellement, la chute s'est stabilisée à un taux deux fois supérieur à la décennie précédente sur une base d'activité beaucoup plus large.. et le nombre d'internautes a continué de croître de façon exponentielle.

La question, ou le problème, se situe donc bien dans la relation entre le marché financier et l'activité. Et, on le voit par exemple, sur l'évolution du Nasdaq dans l'année 2006, les investisseurs sont hésitants. Le schéma ci-dessous est tiré du site des Échos (les traits verticaux correspondent aux bimestres, 1er fév 2005 à gauche, 1er déc 2005 à droite. Cours le plus haut 46,7 US$ le 30 janv, le plus bas 24,28 le 13 juin) :

Les relations entre le financement et l'activité sont particulièrement ambigües dans le numérique. Les illustrations sont innombrables. Prenons-en quelques unes dans l'actualité récente :

  • Le rachat réussi de YouTube par Google a été financé par des actions. C'est une opération financière indépendante d'une valorisation économique stricte puisque la firme rachetée est toujours largement déficitaire et pourtant hautement rentable à court terme par le jeu du marché boursier, comme l'a montré par exemple JM Le Ray.
  • Le non rachat de Facebook par Yahoo! a sans doute les mêmes raisons mais inversées (les risques de chute de l'action de Yahoo!) et a conduit à des calculs pour la valeur de la société convoitée dont l'absurdité témoigne d'un raisonnement purement spéculatif, ainsi que l'a révélé E. Parodi.
  • N. Carr a dans un récent billet qualifié de "métayage" l'utilisation du travail gratuit des internautes pour construire de l'audience vendable à des annonceurs par les sociétés telles que MySpace ou FaceBook (article de N. Carr, traduction en français d'Archiloque).
  • L'organisation en fanfare d'un colloque international à Paris sur le "Web 3" où l'on constate que l'ambition de la majorité de ses participants est.. de se faire racheter (voir le billet d'E. Parody)
  • L'annonce embarrassée des bénéfices réalisés par la fondation sans but lucratif Mozilla (réalisatrice du navigateur Firefox), montre l'ambiguïté du soutien indirect de Google qui paie sans doute cher sa place par défaut dans la barre de navigation, mais est content d'aider un concurrent de son rival Microsoft.

Ainsi, il faut bien constater que la relation entre le marché financier et l'activité numérique n'est pas saine, sans pour autant nier la valeur économique de cette dernière. Il n'y pas à l'évidence, ou pas encore, une mesure financière raisonnable de la valeur créée.

Il y a deux façons de l'analyser. Soit on considère simplement que l'activité n'est pas encore mature et qu'elle trouvera à terme un équilibre avec ses investisseurs. Ou alors, on pense qu'il s'agit de la manifestation extrême d'une évolution beaucoup plus fondamentale de l'économie capitaliste depuis les années 80. Sur cette deuxième partie de l'alternative, on pourra lire avec intérêt le compte rendu, fait par C. Fauré, d'une conférence récente de JL Gréau, ancien économiste du Médef.

La vérité est sans doute entre les deux.