Wikipédia : l'attention avant le savoir ?
Par Jean-Michel Salaun le vendredi 25 mai 2007, 01:27 - Web 2.0 - Lien permanent
Je n'ai pas encore eu le temps de terminer ma série de billets sur les économies de Wikipédia, mais JD Zeller (merci à lui) me signale un article dans le dernier numéro de D-Lib Magazine qui illustre de façon spectaculaire mon propos : le croisement, parfois délicat, de différentes économies.
L'article a déjà été commenté par Figoblog et Marlène qui en reprennent l'invitation première : l'utilisation de Wikipédia pour promouvoir des collections numériques dans les bibliothèques. Mais, au delà de cette fonctionnalité évidemment utile pour les acteurs du Web, la proposition éclaire les jeux dans lesquels l'encyclopédie en ligne se trouve prise, nolens volens. L'éclairage est d'autant plus cru que l'on ne peut accuser les auteurs de méchantes manœuvres mercantiles : ce sont des bibliothécaires de bonne foi qui ne cherchent in fine que l'intérêt général.
Using Wikipedia to Extend Digital Collections, Ann M. Lally University of Washington Libraries, Carolyn E. Dunford University of Washington Libraries, D-Lib Magazine, May/June 2007, Volume 13 Number 5/6
Wikipedia referrals to UW Libraries Digital Collections, October 2005 - September 2006
À la vue de ce graphique, on comprend que la proposition va faire des émules. Mais jusqu'à présent la vocation d'une encyclopédie n'était pas d'augmenter la visibilité d'autres publications commerciales ou non. La question alors est de savoir si, une fois de plus, Wikipédia saura trouver la parade à des dérives qui risquent de remettre en cause sa crédibilité. Ici l'économie de l'attention prend le pas sur celle du savoir.
Commentaires
Il ne me semble pas que votre conclusion soit juste – à savoir que Wikipédia risque de compromettre un peu plus sa crédibilité avec le type de stratégie documentaire qui est décrit.
La finalité des bibliothèques virtuelles est en continuité avec celle de Wikipédia lorsque ce dernier leur sert d’amplificateur. Ce qui est fondamentalement différent des organisations commerciales qui, à l'inverse, comme vous le dites vous-mêmes, se servent de Wikipedia en visant moins l'accès au contenu que la rentabibilité. Il y a une rupture épistémique radicale entre les bibliothèques virtuelles et Wikipédia, d’une part et les organisations commerciales d’autre part. On a vu l’encyclopédie acquérir une visibilité plus grande dans la bibliothèque, maintenant, c’est la bibliothèque dans l’encyclopédie…, un renversement mais toujours le même méta-projet épistémique.
Ensuite la crédibilité d’une source est fonction de la crédibilité des sources qui en tissent l’intertexte. Or, la valeur de Wikipédia se consolide lorsque des sources, comme ces bibliothèques virtuelles, dont la crédibilité, l’impartialité, l’autorité sont reconnues, l’enrichissent… et il devient moins crédible lorsque des entreprises, qui ne satisfont pas ces critères la noyautent à des fins promotionnelles puis mercantiles. Par conséquent, on devrait conclure que Wikipédia gagne en crédibilité, et non l’inverse, quand des stratégies documentaires comme celles des UW Digital Libraries, sont mises en place.:)
Bonjour Marie,
Tout dépend du point de vue que l'on prend.
Selon le vôtre, l'économie du savoir pour être pertinente doit être résolument non mercantile. Si l'on pousse ce point de vue, une articulation entre les bibliothèques, Wikipédia et sans doute une large part du système éducatif, pourrait construire une alternative au Web-média commercial, un peu comme en Europe, par exemple, il existe souvent deux secteurs dans la télévision : un commercial et un non-commercial. Ce point de vue a sa cohérence, d'autant que nous avons vu que le modèle du Web-média se trouve à mi-chemin entre bibliothèque et télévision. blogues.ebsi.umontreal.ca/jms...
Mais doit-on alors considérer que le livre, qui, au moins depuis Gutenberg, relève majoritairement d'une économie commerciale ne participe pas, ou plus, à une économie du savoir pertinente ? Ou encore que les stratégies de captage d'attention d'acteurs autonomes sont plus légitimes si elles émanent d'institutions non-commerciales, alors même qu'elles restent dans leur motivation décalées par rapport à l'instrument, ici Wikipédia, qu'elles utilisent (c'est le principe même de l'économie de l'attention) ? Cela reviendrait à dire que la fin justifie les moyens.
Il faudrait pouvoir distinguer deux logiques pour pouvoir ensuite raisonner sur des cas sans ambiguïté : celle de la régulation (marchande ou non-marchande) et celle de la fonctionnalité : construction d'un texte (ou d'un savoir) et captation d'attention. Mais c'est évidemment impossible. Cela ne signifie pas qu'il ne faille pas creuser ces abstractions, car c'est en dénouant les fils emmêlés que l'on comprend les mouvements. Ainsi, votre remarque pourrait déboucher sur des stratégies d'alliance mieux assumées entre l'encyclopédie en ligne et les bibliothèques au bénéfice de l'une et des autres et, sans doute, à celui d'un intérêt général mieux assumé. Mais en l'absence de celles-ci, je maintiens qu'il y a là une dérive.
Bonjour,
Oui dérive il y a, mais au sens propre, c'est-à-dire que personne ne sait pour l'instant où l'on va. Par contre l'appropriation inattendue d'outil pour des finalités autres que les buts fixés à l'origine est monnaie courante à partir de l'explosion technologique (que pour des raisons de commodité on peut fixer après la seconde guerre mondiale). Il n'y a qu'à se souvenir du boom des messageries roses sur le minitel, créées au départ pour économiser les frais d'impression des bottins de téléphone (on retrouve là un pensée économique qui glisse progressivement vers le plaisir, cela ne déplairait certes pas à Bunuel !!).
Plus fondamentalement, et c'est ce que je retire de la discussion sur les archives ouvertes (et leur provisoire sous-utilisation par les auteurs scientifiques), le malaise du modèle de publication commercial n'est pas qu'il soit inefficace ou moralement condamnable (parce que mercantile, selon une vulgate marxiste) mais qu'il ne corresponde plus aux pratiques sociales actuelles ou en devenir (grossièrement, le passage d'un économie de stock à une économie de flux).
En l'état, il me semble que le facteur de différenciation de ces économies doit se baser sur leur rapport au temps (les étudiants utilisent wikipedia car c'est à un clic de leur écran au moment où ils y travaillent, je fais de même quand je lis sur un site internet un acronyme anglo-saxon qui ne m'est pas familier). Donc je pose comme première hypothèse/piste : ce qui est consulté immédiatement ne doit pas être médiatisé (au sens premier: mis sur un support). A suivre....