L'oubli de l'oubli est un problème
Par Jean-Michel Salaun le mercredi 22 août 2007, 18:07 - General - Lien permanent
On pouvait lire dans le journal La Presse du 17 août dernier sous le titre Frank Zampino sali sur Wikipedia :
La Ville de Montréal a déclenché hier une enquête au sujet d'une biographie de Frank Zampino vandalisée sur Wikipedia à partir d'ordinateurs liés au cabinet du maire Gérald Tremblay. Le président du comité exécutif a été qualifié de «membre présumé de la Fédération internationale tuons tous les juifs (International Kill all Jews Federation)», d'«ancien supporter nazi» et de «membre de Weight Watchers», a appris La Presse.
Il s'agit d'un des nombreux résultats du Wikiscanner qui excite beaucoup les commentateurs ces derniers jours. Mais cette histoire particulière a, à mon avis, une morale bien différente que les diverses manipulations qu'a pu révéler l'outil (voir sur le sujet, parmi de très nombreux autres, ce billet pertinent de Christophe Deschamp).
Si l'on poursuit l'article de La Presse en effet, il est indiqué que la « diffamation » en question aurait été rédigée à partir d'un ordinateur de la mairie, serait restée deux minutes dans l'article de Wikipédia en question et qu'elle aurait été corrigée à partir du même ordinateur.. sauf que, selon le principe du Wiki, l'historique est resté.. a été repéré par des petits malins grâce à Wikiscanner.. et cela a suffi à provoquer l'ire de la mairie et une accroche à sensation pour les gazettes.
On peut en rire et penser qu'au Québec le ridicule ne tue plus. La mairie de Montréal a, d'ailleurs, le 21 août diffusé un communiqué qui donne une version différente :
Le texte qui portait atteinte à l'intégrité de Frank Zampino s'est retrouvé sur le site en question vers le 23 juillet 2006. L'enquête interne de la Ville de Montréal a permis de constater qu'une personne rattachée au cabinet du maire et du comité exécutif a tenté, de sa propre initiative et en toute bonne foi, de corriger ce texte, à partir de son poste de travail. En fait, cet employé du cabinet du maire et du comité exécutif s'est efforcé, le 15 août 2006, de retirer tous les propos mensongers, offensants et dégradants qui avaient été ajoutés à la biographie du président du comité exécutif. Ces corrections ont été faites en deux temps, car l'employé en question n'avait pas remarqué toutes les inepties qui entachaient la biographie de M. Zampino sur Wikipedia.
Quel que soit le fin mot de cette histoire, imaginons un instant qu'elle se soit déroulée, non pas au pays de la tolérance et des accommodements raisonnables, mais en Lybie, au Kazakhstan ou même en Russie ou en Chine. Il est à prévoir que les conséquences auraient été bien différentes, sans doute dramatiques, pour l'employé. Peut-être même des histoires comparables ont eu lieu sans que personne n'en sache rien. Hypothèse d'école dira-t-on, les internautes dans ces pays n'ont pas accès à Wikipédia, vrai et faux, cela dépend des pays et cela ne réduit en rien le problème de fond.
Celui-ci vient d'un paradoxe de la redocumentarisation que j'ai appelé dans un billet précédent « le paradoxe de Roger » :
Le Web favorise conjointement deux mouvements opposés : le développement d'échanges spontanés (conversations) et leur fixation sur un support public, pérenne et documenté.
Ainsi nous ne savons plus oublier. La « manipulation » de deux minutes de l'employé de Montréal, respectueuse ou facétieuse, n'avait aucune signification particulière, mais les traces en ont été conservées, ont été retrouvées et sont devenues matières à gesticulations.
Le problème est sérieux, les exemples de difficultés, beaucoup plus graves que mon anecdote, abondent. On pense, bien sûr, à Borgès et sa nouvelle Funes el memorio,
Funes est mort écrasé par sa mémoire. Cette nouvelle est une métaphore de l’insomnie. (Entretien avec L. Borgès, Le Monde Diplomatique, Août 2001, Html)
..sauf qu'ici il ne s'agit pas d'un individu sombrant dans la folie, mais d'une société entière.
Des réflexions commencent à apparaître. J'ai glané celles-là :
- Viktor Mayer-Schönberger, Useful Void: The Art of Forgetting in the Age of Ubiquitous Computing, avril 2007. Pdf
- Jean-François Blanchette & Deborah G. Johnson, Data retention and the panoptic society: The social benefits of forgetfulness, Pdf. J.-F. Blanchette pilote un groupe de travail sur la question
- Denis Ettighoffer, Les droits de "l'Homme Numérique" : le droit à l'oubli. Html
En réalité, il s'agit d'une question classique d'archivistique : que peut-on jeter ? À partir de quel moment ? Sauf que la valeur économique de l'archivistique repose sur les limites physiques de la mémoire institutionnelle et, justement, ce sont elles qui ont disparu. Il faut donc trouver un nouveau fondement pour la valeur de l'oubli.
Commentaires
Les interprétations de cette péripétie concernant Wikiscanner me semblent un peu exagérées.
C'est l'interconnexion de fichiers qui pose problème, généralement, pour les libertés publiques. En Europe, en France en tout cas, je doute que la CNIL laisse passer la déclaration d'une base de données comme celle de Wikiscan, interconnectant d'un côté les logs de Wikipedia (le fait qu'ils soient public n'autorise pas à faire n'importe quoi avec) et les bases publiques des serveurs DNS associant les adresses IP aux organisations dont elles dépendent.
On est donc loin, très loin à mon avis, d'un problème quasi philosophique sur la permanence de notre 'mémoire' (et je mets le mot entre guillemets car assimiler la mémoire individuelle ou la mémoire sociale avec la mémoire enregistrée, informatique ou analogique est un peu fort de café à mon goût.
Rappelons enfin que dans de nombreux pays, l'enregistrement des logs est une obligation légale pour les opérateurs, sur des périodes pouvant atteintes plusieurs années. On voit bien que ce n'est pas l'enregistrement des logs (cette prétendue 'mémoire') qui pose problème mais les conditions de leur accès, de leur éventuelle exploitation ou interconnexion avec d'autres bases.
Le problème me semble donc beaucoup plus trivial que ce que les commentaires laissent en supposer depuis une semaine. Et en France, je doute qu'une telle énormité puisse voir le jour en raison de la vigilance de la CNIL. Le sacro-saint Premier amendement de la constitution étasunienne est très libéral sur ce point. En voilà un résultat. Maintenant il reste à apprécier la position relative de chaque pays sur une échelle allant de la Chine à la Russie en passant par la Lybie, la France et les Etats-Unis, à l'aune de leur vigilance sur la question des liberté publique aussi bien que de la liberté d'expression.
Seb
Bonjour Sébastien,
Je crois tout d'abord que vous faites un péché d'orgueil français.
Si la CNIL a montré que la France sans doute a été une des premières à percevoir les problèmes avec beaucoup de lucidité, si ses avis sont toujours pertinents et examinés à un niveau international, ses moyens n'ont pas suivi de l'aveu même de son président :
«Cette croissance spectaculaire du champ d’action rend notre travail passionnant mais elle nous préoccupe aussi. Comment faire face à une augmentation de notre activité de 570 % en trois ans sans un accroissement substantiel de notre budget ? »
Communiqué du 26-07-07 www.cnil.fr/index.php?id=...
Président, qui n'est pas non plus sans responsabilité dans cette situation..
bigbrotherawards.eu.org/A...
Par ailleurs, l'anecdote dont je parle n'a pas lieu aux États-Unis, mais à Montréal au Québec où se tient justement le mois prochain la «29e Conférence internationale des commissaires à la protection des données et de la vie privée».. sous titrée «Terra incognita» ! un aveu..
www.conferencevieprivee20...
Enfin, quelle que soit l'efficacité des institutions, l'histoire aurait très bien pu avoir eu lieu en France. L'outil Wikiscanner, qui a été monté dans une université américaine a été utilisé sans problème sur des données françaises par des Français. rue89.com/2007/08/17/balk...
Croire le contraire, c'est un peu comme penser que le nuage de Tchernobyl s'arrête aux frontières de l'Hexagone ;-)
Concernant l'utilisation du terme «mémoire», sans doute il mériterait plus de prudence. Je l'ai utilisé ici à la manière de Borgès, comme une image. J'observe que les informaticiens l'ont repris aussi dans leur vocabulaire. Mais vous avez raison, la mémoire ne se réduit pas à un simple enregistrement, elle suppose aussi un classement ou un repérage et des moyens de recherche. Le problème est que justement ces différents processus existent, que dans les faits ils s'articulent. À supposer même qu'il soit possible, de faire appliquer une règlementation. Les accidents ou la malveillance sont toujours possibles. Il ne s'agit pas là de spéculations, comme l'actualité nous le montre :
www.01net.com/editorial/3...
Les informaticiens seraient bien inspirés de prendre langue avec les archivistes (notamment avec les archivistes québécois, qui sont parmi les plus avancés au monde dans leur réflexion ;-)). Néanmoins, comme je l'indique en conclusion du billet, la difficulté est que la justification de l'archivistique moderne (au-delà donc de son aspect patrimonial) est économique : il est moins couteux et plus efficace d'investir dans le tri, l'élimination et le classement que d'entasser des documents physiques. Cet argument, pour l'instant du moins, tombe avec le numérique. Il faut donc revoir le raisonnement, mais les dangers et donc les coûts sociaux du laisser faire pourraient renverser la balance. Encore faut-il pouvoir en mesurer l'ampleur.