Google, le ciseau
Par Jean-Michel Salaun le samedi 06 octobre 2007, 14:39 - Moteurs - Lien permanent
Bien des analystes voient dans Google l'incarnation du Big brother orwellien, nous manipulant grâce à la connaissance de nos comportements qu'il accumule dans ses gigantesques bases de données. Je ne suis pas très convaincu par ces dénonciations qui ignorent la réalité de l'économie de la firme. Elle n'a vraiment pas vraiment besoin de cela. L'omniprésence de Google est pourtant réellement dangereuse, mais le danger est ailleurs.
Techcrunch vient de faire un calcul intéressant (ici). Il montre que Google contrôle près de 40% de toute la publicité en ligne aux US. De plus, je cite : le taux de croissance de Google est largement supérieur à celui de la publicité en ligne toute entière; 45,7% contre 26,5 % seulement. Un commentateur du billet ajoute : Sachant que les investissements publicitaires sur internet croissent 3 à 4 plus que sur les autres médias, Google sera dès l’année prochaine le plus gros médias au US en terme de CA pub… et probablement dans le monde car il est un des rares médias à être présent partout!
Par ailleurs nous savons déjà que Google est un des piliers de l'industrie du fair use (ici). Son influence accélère considérablement la mise en ligne gratuite de contenus sur le web qui justifie et optimise l'usage du moteur.
Ainsi le développement explosif de la firme agit sur les autres médias en pesant sur leurs revenus comme un ciseau dont chaque lame serait un de leurs deux marchés : il décourage l'acte d'achat de leurs lecteurs, auditeurs ou spectateurs et il accapare les revenus de leurs annonceurs. C'est une illustration de l'antagonisme des logiques économiques de la diffusion et de l'accès (ici et là) ?
Le vrai danger est là : l'assèchement des revenus des industries de contenu. Sans doute, il y a beaucoup à redire sur ces dernières, mais elles restent tout de même un des piliers de nos démocraties et de la richesse de nos arts et de notre culture. Le moment n'est plus loin, me semble-t-il, où il faudra que les États s'interrogent sur les conséquences de la puissance de Google.
Actu du 10-10-2007
Scot Karp dans un billet intitulé : The New Media Consolidation développe une idée complémentaire. Extrait (trad JMS) :
Google est la seule VRAIE réussite commerciale dans les médias de ces dernières années - peut-être de ce siècle - parce qu'il a trouvé comment consolider et monétiser le web en ENTIER, en captant l'attention des consommateurs de médias qui recherchaient le contenu d'autres acteurs - et ils ont même élargi la monétisation par le réseau Adsense aux sites où va cette attention.
Actu du 14-10-2007
Toujours dans le même sens, cet article du New York Time :
As Its Stock Tops $600, Google Faces Growing Risks, STEVE LOHR, October 13, 2007. Html
Repéré par F. Pisani
Actu du 15-10-2007
Et encore les chiffres et la concentration du marché publicitaire annoncé par Reuter :
Ad dollars flood Web, but will they go far enough? By Paul Thomasch Fri Oct 12. Html.
Repéré par D. Durand qui le commente.
Commentaires
Très bien vu.
Entièrement d'accord avec l'analyse. Mais je m'interroge plus sur la dernière phrase. Si on entend par là qu'il convient d'éviter des positions monopolistiques et des abus de position dominante, c'est entendu, mais on notera qu'il n'y a besoin d'aucune loi nouvelle pour ça, que Google est sur le même plan que d'autres entreprises quand, par ex., on examine son rachat de DoubleClick. On notera aussi (cf histoire de Microsoft ces 15 dernières années) que l'intervention des Etats en ce domaine est souvent sans effet réel.
Il faut aussi que ces industries se renouvellent, tout simplement: elles ne peuvent attendre des Etats qu'ils protègent (au sens de protectionnisme) leur position dominante.
Enfin la publicité en ligne ne représente toujours qu'une part très faible de la publicité globale (j'ai entendu récemment le chiffre de 5%: même s'il est erroné, ça donne malgré tout un ordre de grandeur)...
Bonjour Jean-Michel,
OK sur le fond de ton billet et ok pour ne pas sombrer dans le travers d'une caricature de Big Brother. Pourtant je persiste et signe sur les risques d'une big brotherisation de Google. Non que celui-ci nous "manipule" mais je crois plutôt qu'il nous "gouverne" au sens cybernétique du terme : il "rend efficace l'action", NOS actions.
OK également sur ton analyse d'un "assèchement des revenus des indistries de contenu". C'est ce que je décrivais, en me plaçant davantage sur un plan analogique, dans un de mes billets comme "l'effet vortex" des moteurs de recherche (affordance.typepad.com/mo...
Mais je croie que les deux (c'est à dire la "base de donnée des intentions" que tu décris dans ton premier paragraphe, ET l'effet Vortex d'assèchement des industries de contenu dans la suite de ton billet) sont intimement liées. Et que l'analyse de l'une ne peut se faire sans l'analyse de l'autre.
Donc en gros je suis d'accord avec toi :-)
@ Nicolas
Le rôle des États dans l'encadrement et la protection des industries de contenus a toujours été très important, tout particulièrement en Europe. La raison tient aux caractéristiques particulières des produits. C'est ce que l'on a appelé récemment l'exception culturelle et maintenant la diversité culturelle. Sans l'appui et l'encadrement de l'État, il n'est pas sûr qu'il y ait encore en France des éditeurs indépendants, des libraires, un cinéma et une télévision, quoi qu'on en dise, pas si mauvaise comparée à d'autres pays. Et je ne parle pas du Québec dont le marché ne saurait à lui seul soutenir une industrie.
Contrairement à ce que vous semblez dire. La loi a un effet certain. Voir le prix unique du livre, ou encore la taxe spéciale additionnelle du cinéma, parmi beaucoup d'autres. Il reste à définir des lois efficaces pour ce domaine en effet, mais il s'agit d'une très jeune industrie. Les échecs précédents ne préjugent pas de l'avenir.
Pour le marché publicitaire, les chiffres de l'IAB à l'origine du billet de Techcrunch sont ici :
www.iab.net/news/pr_2007_...
Voir aussi ces deux billets :
blogues.ebsi.umontreal.ca...
blogues.ebsi.umontreal.ca...
Sans doute le marché publicitaire en ligne reste encore en deça de celui d'autres médias, mais sa croissance est fulgurante.
@ Olivier
Contrairement à ce qui est souvent dit, les annonceurs qui sont de grands pragmatiques n'ont pas besoin d'une connaissance très fine de leur cible. Il suffit d'arroser large pour la toucher. Il est couteux, incertain et éthiquement dangereux d'entrer dans des analyses trop fines. Google réagit ici comme un média de masse. Il se donne même le luxe de donner des leçons :
blogues.ebsi.umontreal.ca/jms..
En réalité ce sont les réseaux sociaux qui entrent dans ces analyses. Mais c'est justement ce qui me rend sceptique qd à la viabilité de leur modèle économique.
Pour le dire autrement, je ne crois pas du tout qu'un marché puisse tourner dans un modèle déterministe où l'on pourrait manipuler les consommateurs.
Bonjour Jean-Michel,
La lecture de ce billet m'a permis de remonter dans les précédents billets cités sur les économies de diffusion et d'accès. Je suis, j'en ai conscience - bien en retard pour réagir - et mon commentaire peut aisément être déplacé... Mille excuses.
J'ai été très intéressé par les approches des différents médias (?) de diffusion ou d'appropriation des informations jugées utiles par leurs destinataires. Le modèle du polygone de l'appropriation de la mémoire blogues.ebsi.umontreal.ca... , cité dans un des liens m'a conduit à réfléchir...
La différenciation des modèles éonomiques entre presse, édition, Toile et bibliothèque me semble très pertinent, mais non tant par sa version économique que par sa version culturelle. Etant bibliothécaire, l'étude des déplacements de points de vue m'intéresse dans la mesure où elle peut conduire à une action concrète. Or, j'ai pu constater dans l'établissement où je travaille, que la mise en oeuvre de nouveaux produits ou services ( le Guichet du Savoir - www.guichetdusavoir.org - puis le magazine Points d'actu ! - www.pointsdactu.org ) se heurtait non tant à une réticence gestionnaire ou - encore moins - à une réticence d'usage de la part des internautes, mais à des incompréhensions diverses - internes comme externes - de la part des bibliothécaires eux-mêmes.
Les réticences (et c'est tout le mérite des modèles que tu proposes) tiennent sans doute à une non-conformité de ces outils-services aux modes d'organisation fonctionnelle des bibliothèques : s'inscrire dans le 'lac' des savoirs comme pêcheur au gré des demandes (Guichet du Savoir), ou construire en fait un point de vue journalistico-éditorial sur des flots d'actualité, cela ne rentre pas dans le modèle que tu donnes de la bibliothèque.
D'où deux questions livrées à toi et aux autres :
- à force de se fixer sur le "modèle" bibliothèque, ne risque-t-on pas de figer tant les bibliothécaires que leurs publics dans une fonction unique ?
- et la deuxième question explique la première : la BM de Lyon, selon ton modèle, s'égare avec les produits qu'elle a mis en oeuvre (cités plus haut) ; la bibliothèque (réelle et non modèle économique) ne peut-elle d'une part déplacer son objectif sur d'autres objectifs que la constitution-gestion d'une collection vivante ? Si l' "institution collective" bibliothèque s'intéresse d'abord à sa population (présente et à venir), ne peut-elle combiner plusieurs axes d'approches non exclusifs les uns des autres ?
Et dans ce cas, comment un modèle économique du service public (pour autant que son action remporte les suffrages de la collectivité et des instances de tutelle, donc trouve d'une façon ou d'une autre les moyens de son financement à l'intention du plus grand nombre), s'inscrit-il dans ces questions d'accès, de diffusion, de polygone.... ?
Joyeux été indien !
Jean-Michel,
Je me suis mal exprimé: je ne voulais pas dire que les lois étaient inutiles; je voulais dire, justement, qu'elles l'étaient, qu'elles existaient déjà, et qu'il ne me semblait pas nécessaire d'une *nouvelle* intervention de l'Etat sous forme de nouvelles lois sur le sujet.
Je ne dis pas non plus que ces lois sont sans effet, en général. Mais qu'elles sont difficiles à appliquer dans les cas d'abus de position dominante.
Mais dans ces situations, la position des Etats est toujours délicate et il n'est pas sûr qu'ils puissent grand chose (ce qui ne veut pas dire qu'il ne faut rien faire, bien sûr). Je me souviens d'un épisode assez exemplaire en France: au moment de la Loi sur l'Economie Numérique, le Sénat introduit un amendement en première lecture qui obligerait Apple à enlever les DRM sur iTunes. Apple répond qu'il se contentera de fermer le itunes.fr. En deuxième lecture, l'amendement avait disparu... Et depuis, l'eau a coulé sous les ponts...
Salut Bertrand,
Bienvenu dans ce blogue et merci pour tes remarques et réflexions.
Ta question me pousse dans mes retranchements. Il est vrai qu'il ne suffit pas de faire de belles constructions intellectuelles sans conséquence pour les acteurs.
Dès que j'aurai un peu de temps pour y réfléchir plus, je ferai un billet avec quelques propositions. Mais si un lecteur veut démarrer le débat..
@Nicolas
Oui, il n'est pas évident pour les États de trouver les meilleures formules, mais l'industrie est jeune et on commence seulement à en comprendre la logique. Il faut un peu de temps.
Les États peuvent tout à fait réagir contre les abus de position dominante. Les exemples sont nombreux. Le plus célèbre aux US est le démantellement du monopole sur les télécoms d'ATT en 1982, sur plainte d'IBM sauf erreur de ma part.