Bertrand Calenge, responsable de la prospective à la Bibliothèque municipale de Lyon, a posé dans le commentaire d'un précédent billet les trois questions ci-dessous. J'esquisse une première réponse, mais les questions s'adressent à tous les lecteurs de ce blogue. Alors n'hésitez pas à ajouter vos commentaires. Rappel du commentaire de Bertrand :

J'ai été très intéressé par les approches des différents médias (?) de diffusion ou d'appropriation des informations jugées utiles par leurs destinataires. Le modèle du polygone de l'appropriation de la mémoire, cité dans un des liens m'a conduit à réfléchir...

La différenciation des modèles économiques entre presse, édition, Toile et bibliothèque me semble très pertinente, mais non tant par sa version économique que par sa version culturelle. Étant bibliothécaire, l'étude des déplacements de points de vue m'intéresse dans la mesure où elle peut conduire à une action concrète. Or, j'ai pu constater dans l'établissement où je travaille, que la mise en oeuvre de nouveaux produits ou services ( le Guichet du Savoir (ici) puis le magazine Points d'actu ! () se heurtait non tant à une réticence gestionnaire ou - encore moins - à une réticence d'usage de la part des internautes, mais à des incompréhensions diverses - internes comme externes - de la part des bibliothécaires eux-mêmes.

Les réticences (et c'est tout le mérite des modèles que tu proposes) tiennent sans doute à une non-conformité de ces outils-services aux modes d'organisation fonctionnelle des bibliothèques : s'inscrire dans le 'lac' des savoirs comme pêcheur au gré des demandes (Guichet du Savoir), ou construire en fait un point de vue journalistico-éditorial sur des flots d'actualité, cela ne rentre pas dans le modèle que tu donnes de la bibliothèque. D'où deux questions livrées à toi et aux autres :

  1. à force de se fixer sur le "modèle" bibliothèque, ne risque-t-on pas de figer tant les bibliothécaires que leurs publics dans une fonction unique ?
  2. et la deuxième question explique la première : la BM de Lyon, selon ton modèle, s'égare avec les produits qu'elle a mis en oeuvre (cités plus haut) ; la bibliothèque (réelle et non modèle économique) ne peut-elle d'une part déplacer son objectif sur d'autres objectifs que la constitution-gestion d'une collection vivante ? Si l' "institution collective" bibliothèque s'intéresse d'abord à sa population (présente et à venir), ne peut-elle combiner plusieurs axes d'approches non exclusifs les uns des autres ?
  3. Et dans ce cas, comment un modèle économique du service public (pour autant que son action remporte les suffrages de la collectivité et des instances de tutelle, donc trouve d'une façon ou d'une autre les moyens de son financement à l'intention du plus grand nombre), s'inscrit-il dans ces questions d'accès, de diffusion, de polygone.... ?

Voici mes premiers éléments de réponse :

  1. Il y a deux mouvements en cours qui se concurrencent parfois. L'un sur la base de l'ordre documentaire traditionnel tend à renforcer le pentagone. Dans celui-ci, le Web-média trouve sa place entre TV et bibliothèque. L'autre, qui relève plutôt d'une redocumentarisation, fait exploser l'ordre en question en faisant muter son unité de base : le document. Dans ces changements, les frontières entre les métiers traditionnels évoluent. L'édition, quand elle passe réellement au numérique, construit des collections (au sens bibliothéconomique). La bibliothèque numérique emprunte, par exemple, à l'archivistique (en collectant des documents uniques issus de l'organisation) et à l'édition (en publiant). Il serait donc imprudent pour les bibliothécaires de s'enfermer dans une conception traditionnelle de leur métier, d'autant que d'autres, et de très gros, se sont donnés la même vocation. Cela pose, bien entendu, aussi la question de la formation.
  2. Donc la réponse de principe est oui, il est nécessaire de diversifier les services, d'autant que la relation à l'information se modifie très rapidement avec la redocumentarisation. Ensuite c'est une question de stratégie au sens marketing. Tout dépend du positionnement particulier de la bibliothèque en question dans sa collectivité. Je n'ai pas étudié de près celui de la BM de Lyon, mais on peut penser que compte tenu de sa taille, de sa tradition d'innovation, elle peut être ambitieuse et innovatrice dans les services à ouvrir. L'objectif est d'avoir un portefeuille de services qui dynamise la bibliothèque sans la dénaturer. Les services de bases restent et font le principal de l'activité, mais des services-vedettes, ou même ce qu'on appelle des dilemmes (car on n'est pas sûr de leur réussite) tirent la bibliothèque vers la modernité. Il ne faut évidemment pas que ces services soient confinés dans le modèle traditionnel. Je ne saurais répondre sur les deux exemples donnés. Il me faudrait les étudier plus précisément.
  3. Cette troisième question est la plus difficile, mais à mes yeux la plus importante. J'aurai deux réponses complémentaires, une locale et une globale. Une bibliothèque municipale a, comme son nom l'indique, vocation à servir une population locale. Mais le Web et l'internet, comme leur nom l'indique aussi, ne sont pas localisés. Il pourrait dès lors y avoir une contradiction : pourquoi une ville financerait-elle un service planétaire ? La réponse locale me paraît être la promotion de la ville. Plus un service est apprécié au delà de ses murs, plus l'image de la ville en bénéficie avec toutes les retombées possibles. Là encore, il s'agit d'une question de marketing. Pour les bibliothèques la stratégie est toujours double : en direction de son public et en direction de ses tutelles. En l'occurrence, il faut que l'élargissement du public par la valeur ajoutée du service proposé bénéficie à la ville. La seconde partie de ma réponse sera globale. Il est très important qu'une part des services développés sur le Web gardent une vocation de service public (au sens de leur financement). Cette importance est d'autant plus grande que le dit Web 2.0 tend à instrumentaliser à des fins mercantiles la mutualisation, le don, l'amitié, les échanges privés, etc. Aujourd'hui les bibliothèques, avec par ailleurs Wikipédia (et c'est une des raisons pour laquelle l'encyclopédie doit être défendue), sont parmi les rares acteurs à œuvrer sans ambigüités en ce sens. Ainsi, même s'il est parfois difficile de savoir quel service développer, il est très important que les bibliothèques prennent des initiatives ambitieuses sur le Web. Cela devrait faire partie de leur mission.