Responsabilité et redocumentarisation
Par Jean-Michel Salaun le vendredi 02 novembre 2007, 06:55 - Juridico - Lien permanent
Voilà un jugement qui montre très clairement les ambiguïtés de la redocumentatisation. Wikimédia, la fondation propriétaire de Wikipédia, a été attaquée en France pour atteinte à la vie privée et diffamation avoir laissé révéler sur son site l'homosexualité de trois personnes sans leur consentement. Ces dernières ont été déboutées. Je cite l'article du Monde qui m'a fait découvrir cette nouvelle :
Foucard Stéphane, Wikipédia, ni coupable, ni responsable, LE MONDE, 03.11.07, Html
La justice française a ainsi estimé qu'en dépit des apparences Wikipédia ne fait pas œuvre éditoriale. Elle n'assure, selon cette interprétation, qu'un hébergement technique aux contributions des internautes. En accord avec ses principes fondateurs, l'encyclopédie est, en effet, bénévolement construite, rédigée et amendée par les internautes qui le désirent. "Le juge a estimé que, puisque la fondation n'exerce aucun contrôle sur le contenu des articles, elle n'a pas à supporter une responsabilité de type éditorial", explique Lionel Thoumyre, directeur de la revue en ligne spécialisée Juriscom.net.
Wikipédia est un objet documentaire non identifié. Ce ne serait pas un produit éditorial, selon le juge dont le raisonnement a sa cohérence. Même si, en effet, aujourd'hui tous les efforts de ses fondateurs et principaux activistes visent à en contrôler, valider et améliorer le contenu par diverses techniques (ce qui relève manifestement d'une activité éditoriale), fondamentalement l'écriture reste ouverte à tous les internautes sans quoi le cœur même de sa dynamique s'écroulerait.
Mais alors se pose un lourd problème de responsabilité, comme le montre ce procès, puisqu'il est possible impunément de diffamer n'importe qui.
Dans son éditorial Le Monde revient sur la question. Je cite :
Le Net est bien sûr un outil formidable de travail et de communication. Mais, tout comme la "bulle" spéculative Internet avait gonflé jusqu'à la démesure avant d'éclater, l'euphorie suscitée par ce nouvel espace mondial de liberté a suscité un vertige collectif qui a longtemps masqué ses effets pervers. Sans même compter les possibilités accrues de fraude et d'escroquerie et les risques d'addiction, Internet devient en effet une arme de diffusion massive de ragots et de fausses nouvelles. Un instrument pratique et redoutable de vengeances anonymes, parfois de menaces. De tout temps, la rumeur a pu détruire des vies et des réputations. Internet démultiplie cet effet, offrant des possibilités nouvelles aux "corbeaux" de tous ordres.
Deux arguments peuvent être avancés pour réduire le problème au moins sur la question particulière de Wikipédia :
- celui du temps, le filtrage se faisant a posteriori, la correction sera faite tôt ou tard. Mais même s'il faut espérer qu'elle soit faite le plus tôt possible, il n'y a pas de garantie, celle-ci n'est pas sanctionnée et il restera toujours dans l'historique la trace de la diffamation initiale.
- celui de la traçabilité. Le seul responsable est donc dans le raisonnement du juge l'auteur de la diffamation. Il faut donc pouvoir remonter à la source, et on sait que des outils ont été développés à cette fin. Mais alors, c'est la fin de l'anonymat.
Mais en réalité la traçabilité attire surtout les appétits des marketers, et avec les dits «réseaux sociaux» les problèmes de responsabilité risquent de se poser de façon de plus en plus graves. On le sait en s'inscrivant à FaceBook, l'internaute perd toute propriété sur ses données personnelles (voir la traduction du contrat réalisée par J.-M. Le Ray). On apprend aujourd'hui par TechCrunch (ici) que le service publicitaire de FaceBook irait beaucoup plus loin en centralisant toutes les traces de navigation de l'internaute inscrit sans que ce dernier ne puisse aucunement réagir..
C'est ainsi qu'aux US les associations de consommateurs s'organisent pour s'opposer à cette traçabilité débridée et dangereuse en demandant de préserver un internet sans traçabilité, une Do not track list Html. (repéré par J. Batelle)
Mais alors comment retrouver un responsable de diffamation, si on ne peut le tracer ? Pas simple. Il faudra sans doute quelques affaires ou quelques scandales pour que l'on commence à penser qu'il serait peut-être temps de réfléchir à un nouvel ordre documentaire..
Commentaires
Il y a une confusion regrettable dans ce billet.
D'une part, Wikimedia, fondation de droit américain, n'est pas propriétaire de Wikipédia (qui reste la propriété de tous ses contributeurs) mais en est l'hébergeur. Elle a donc une responsabilité de type hébergeur, fixé par la loi pour la confiance dans l'économie numérique (LCEN). Wikimédia n'ayant pas la possibilité matérielle de vérifier le contenu de tous ses projets a priori, elle doit retirer le contenu litigieux dès qu'elle en a été informée dans les règles (posées par le législateur français). La demande n'était pas faite dans les règles, mais Wikipédia a quand même retiré le contenu : la preuve, c'est que vous ne savez pas quel est l'article de Wikipédia litigieux.
D'autre part, le contenu est certainement illicite, mais ce n'est pas à la Wikimedia Foundation d'être responsable, comme une "organisation parapluie". C'est la personne qui a elle-même mise ses informations qui doit l'être, parce que c'est elle qui a publié les informations litigieuses. Selon moi, la fondation Wikimedia devrait même se retourner contre ce contributeur.
Par ailleurs, en fouillant un peu sur la blogosphère, vous trouverez que vous êtes isolés à défendre la vérité des articles que vous citez.
Si n'importe qui dit n'importe quoi sur Jean-Michel Salaun, doit-je le croire ?
Est-ce de la diffamation ?
Tenez-vous pour certain tout ce que vous avez pû entendre dans tous les bistrots où vous ètes passé ?
Il n'est pas si simple de diffamer. Car il faut d'abord être crû ! Et être un inconnu n'y aide pas.
Il est faux de croire que c'est devenu plus facile qu'avant, que l'intervention en anonyme sur Wikpedia ou les blogs crée un nouveau risque.
Testons ; pour vous nuire, je veux faire courrir le bruit que vous couchez avec votre collègue de travail (un grand classique !). Déjà, pour ne pas risquer de voir débouler les flics chez moi, je dois chercher un cyber-café où je suis inconnu. Il est probable que les responsables des sites où j'aurais bavé ne suppriment le message avant que quiconque pouvant réelement être affecté n'en ait pris connaissance. Et si moi j'écrivais içi que quelcun qui vous est cher ne mérite pas vôtre confiance, qu'en penseriez-vous ?
C'était mieux avant ? Il n'y avait guère que la lettre anonyme. Mais elle est autrement redoutable ; elle est tellement plus proche ! Si j'en reçois une, je ne sais qui est l'expéditeur, mais je sais qu'il me connais ; et donc que je dois le connaitre ; et qu'il doit connaitre les personnes dont il parle !
Bien sûr, Internet offre de nouvelles possibilités ! Heureusement, même si certaines sont en négatif, sinon ce ne serait pas un progrés.
À Erasoft
Sans doute Wikimédia n'est pas "propriétaire" de Wikipédia, vous avez raison. J'ai employé le terme trop rapidement, d'autant que les questions posées sont d'ordre juridique. Elle n'est propriétaire que des serveurs qui hébergent Wikipédia. Mais il est tout aussi erroné de dire que Wikipédia est la propriété de ses contributeurs, sauf de façon métaphorique. En réalité, elle n'est propriété, en tant qu'entité, de personne et c'est une partie du problème.
Le reste du billet ne vise pas à pointer du doigt Wikipédia, mais de montrer qu'il y a un problème réel de responsabilité. Renvoyer à l'auteur est une façon de répondre qui conduit à la traçabilité indiquée, laquelle pose d'autres problèmes.
Être isolé m'est arrivé souvent et ne m'a jamais beaucoup dérangé ;-).
À Pilou
La diffamation est ici une notion juridique. Je cite Wikipédia (ici il s'agit du droit français) ;-) :
Elle est définie juridiquement à l'article 29 de la loi du 29 juillet 1881 sur la liberté de la presse :
"Toute allégation ou imputation d'un fait qui porte atteinte à l'honneur ou à la considération de la personne ou du corps auquel le fait est imputé est une diffamation . La publication directe ou par voie de reproduction de cette allégation ou de cette imputation est punissable, même si elle est faite sous forme dubitative ou si elle vise une personne ou un corps non expressément nommés, mais dont l'identification est rendue possible par les termes des discours, cris, menaces, écrits ou imprimés, placards ou affiches incriminés. (..)"
fr.wikipedia.org/wiki/Dif...
Aux deux : je suis persuadé de l'intérêt de Wikipédia, mais je crois que ses défenseurs ne la servent pas en réagissant trop rapidement et agressivement à la moindre réflexion qu'ils croient critique, ici à tort en l'occurrence. Par ailleurs, je préfère que sur ce blogue les commentateurs enlèvent leur masque de carnaval. Je trouve cela plus responsable ;-). Mais bienvenus tout de même à tous les deux.
Sur les masques de Carnaval, voilà un point d'accord avec Facebook qui n'aime pas les pseudos!
Trêve de plaisanterie, c'est encore une fois la question de l'autorité éditoriale.
Pour les traces personnelles, c'est désormais le déplacement des stratégies d'intelligence économique qui concernaient surtout les entreprises à l'intelligence personnelle qui concerne chaque usager.
Effectivement, l'objet documentaire non identifié qu'est Wikipédia pose le problème de l'autorité éditoriale, mais aussi de toutes les autorités par rapport au pratiques sociales du web. Qui dit autorité implique également responsabilité et je ne résiste pas à un flah back éclairant à mes yeux.
Paulo Freire, qui a mis en place des campagnes d'alphabétisation dans le Norde Este brésilien dans les année 60-70, rapporte ce récit (désolé je n'ai pas réussi à remettre la main sur la référence exacte):
"Un soir, nous avons appris aux membres de notre cercle d'alphabétisation à écrire leur nom. Le lendemain un participant arrive tout exité en nous disant qu'il n'a pas pu dormir de la nuit car il l'a passé à écrire son nom. Il nous dit ensuite : ..alors j'ai compris que j'étais moi...ce qui veut dire que nous sommes responsables !!!"
Ce qui me mène à trois constats contradictoires :
- L'autorité (politique, sociale ou éditoriale, et il peut en avoir d'autres) ne peut se légitimer qu'à visage découvert.
- Dans un monde de traçabilité universel, l'anonymat doit probablement devenir un droit. Voir le papier "homo internetus-homo anonymus" du président de l'ISSOC-France, Me Olivier Iteanu, dans la dernière édition de "Société de l'information" no 41/oct. 2007 (www.societesdelinformatio...
- Dans un projet éditorial tel que Wikipédia un "pseudonymat" me semble acceptable, en tout cas dans une phase de construction.
Ainsi, en tant que wikipédien amateur, je suis inscrit sous un pseudonyme qui préserve ma sphère privée mais qui permet, par l'intermédiare de ma page personnelle dans Wikipédia, d'indiquer ma nationalité, mes langues et mes compétences professionnelles. On rejoint la la problématique évoquée par Arnaud Belleil dans son billet "Personalisation sans identification" parus dans InternetActu (www.internetactu.net/wp-t...
Encore de nombreuses réflexions en perspective....
Bonjour à tous. Pour continuer dans la veine du droit, une petite invitation à parcourir ce billet sur le blog d'un avocat : www.maitre-eolas.fr/
Cordialement. BIBLIOFRANCE
Deux ou trois remarques sur le billet de Jean-Michel :
La diffamation n'est pas simple à juger. Le pronostic du jugement est souvent incertain mais ce doit être encore pire pour une atteinte à la vie privée -- ne pas confondre les deux. Le juge ne s'est pas prononcé sur le fond -- donc jusqu'ici, on ne sait pas s'il y atteinte à la vie privée OUI ou NON. Le plus amusant dans cette histoire, c'est de constater que personne n'a jamais lu cet article puisqu'il a disparu de Wikipédia depuis que cette 'affaire' a été médiatisée -- et semble-t-il, il avait déjà disparu depuis belle lurette au prononcé du jugement. Une tempête dans un verre d'eau, donc.
Deusio : la diffamation est intimement liée à la permanence de l'imprimé (livre, journal). C'est très différent avec une publication en ligne puisque la diffamation peut cesser à tout moment. D'où les procédures prévues par le législateur qui visent plus à prévenir qu'à réparer (ou à obtenir réparation, ça peut rapporter gros)... C'est la nature du support imprimé (ou enregistré) qui aggrave considérablement le préjudice d'une diffamation. Donc un support instable, en ligne, modifiable à tout moment, ne peut pas être comparé à un acte de diffamation avéré dans un livre ou dans un journal car le méfait peut cesser instantanément -- d'où les procédures prévues et les effets constatés : l'article a bel et bien disparu.
J'ajouterai simplement qu'un aspect n'a curieusement pas été évoqué dans cette affaire, ni dans les journaux, ni dans la blogosphère : c'est le délai de prescription lié au droit de la presse... Comme si un article de Wikipedia échappait par définition à cette exception qui établi un délai de prescription pour les support imprimés. Curieux, non ?
Enfin, dire simplement 'traçabilité', c'est à mon avis un peu court. De quoi s'agit-il ? Du data-mining opéré par les marketeurs sur les données laissées sur Facebook par des gogos ou par des quidams comme vous et moi, et qui n'ont jamais confondu leur identité personnelle avec l'identité de leur(s) pseudo(s) ? Ou bien s'agit-il des logs de connexion dont la loi impose la conservation sur 18 mois (me semble-t-il ?) et qui, à la demande d'une autorité judiciaire, permettent de remonter par l'enquête judiciaire à l'identité réelle de la personne incriminée ?
Bref, il y a 'traçabilité' et 'traçabilité' et je ne vois bien l'intérêt de vouloir confondre les deux.
Pierre
@ Alithia
Je n'ai pas publié votre commentaire, car je souhaite ne garder sur ce blogue que des propos mesurés, rationnels et dénués de haine. Les lecteurs intéressés trouveront facilement votre site.