Musique, cinéma et livre, cycles courts et longs
Par Jean-Michel Salaun le mercredi 23 janvier 2008, 01:32 - Éco - Lien permanent
JD Zeller me signale cet article de la revues Réseaux :
Marc BOURREAU et Benjamin LABARTHE-PIOL, Crise des ventes de disques et téléchargements sur les réseaux peer-to-peer Le cas du marché français, Réseaux, 2006/5 no 139, Lavoisier. ici
Je n'y ai malheureusement pas accès en ligne, mais j'ai eu l'occasion de lire et commenter la thèse de l'un des auteurs (là) et pour mon propos un extrait du résumé de l'article suffira :
En utilisant différentes statistiques sur la production et la consommation de musique enregistrée en France, nous montrons qu’il existe bien une crise des ventes d’albums en France, mais que cette crise n’est pas imputable en totalité au piratage sur les réseaux P2P. D’autres facteurs pourraient expliquer la baisse des ventes : la baisse des revenus des consommateurs ; l’affaiblissement du star-system ; la fin de cycle du format CD ; la réduction des barrières à l’entrée dans la distribution et la promotion provoquée par le processus de numérisation en cours.
Cette remarque m'a rajeuni en me rappelant la thèse de 3e cycle que j'avais défendue à la fin des années 70 (eh oui !) sur l'évolution du cinéma en France. Il y a une date précise dans le renversement de la fréquentation des salles de cinéma : 1957. Avant la courbe croit régulièrement, ensuite elle chute et il faut attendre la fin du siècle pour retrouver une stabilité. L'explication la plus courante est l'arrivée de la télévision qui aurait cannibalisé son grand frère. Mais, si on regarde précisément les chiffres, on s'aperçoit qu'en 1957 le signal de télévision ne couvrait pas, loin de là, l'ensemble du territoire de l'Hexagone (de mémoire : seulement le Nord, Paris, la vallée du Rhône et Bordeaux), tandis que la baisse de fréquentation est uniforme dans toutes les régions. Il y a bien d'autres explications possibles à cette baisse, tout comme pour les ventes actuelles de CD : baisse conjoncturelle du pouvoir d'achat (grèves), début de l'exode rural, et surtout modification de l'offre de films par un changement de la politique des distributeurs américains.
Néanmoins sur la durée la télévision a bien remplacé la sortie populaire familiale et quasi-rituelle au cinéma. Cette dernière est, au contraire, devenue une pratique de distinction pour des jeunes adultes, instruits et urbains. Par ailleurs, les différents acteurs économiques ont anticipé la crise qu'ils redoutaient en l'aggravant et celle-ci plus précoce aux US a été en quelque sorte exportée par le poids de l'offre américaine sur le marché français. La Nouvelle Vague (Truffaut, Godard, Chabrol, etc.) est autant une réponse esthétique (changement de monde), technique (caméra légère) que sociologique (changement de clientèle) et surtout économique (recherche d'économies de production).
De la même façon, on peut trouver de nombreuses causes convergentes à la chute des ventes de CD, mais ce qui en fait une tendance lourde est bien la distribution des titres sur le Web qui touche toutes les dimensions que je viens de citer pour le cinéma.
L'intéressant dans ces deux exemples est de repérer que nous sommes dans les industries articulant contenant et contenu, dont les deux volets sont jeunes et soumis aux cycles courts des industries contemporaines : on change régulièrement de supports dans la musique et dans l'audiovisuel. Le contenu est lié à la mode.
Maintenant comparons au livre. Les ventes de livres en France ont selon Livre-Hebdo augmenté en 2007 de 2% en volume et de 3% en valeur. Le contenu est tout comme les précédents soumis à la mode et son cycle est année après année de plus en plus court. Mais le contenant, le codex lui, poursuit un cycle de longue, très longue durée. Paradoxalement, nous le savons (là) le livre, et la culture imprimée en général, est dans une phase de déclin contrairement aux deux autres dont globalement la pratique augmente.
On peut, de ce point de vue, s'interroger sur l'avenir du journal. Nous avons vu (ici) qu'il était fragilisé par sa structure (articles) et son marché (publicité). Mais je me demande s'il ne faudrait pas, selon le raisonnement précédent, y ajouter le contenant et plus précisément la lourdeur de l'imprimerie nécessaire à son tirage quotidien. Quels sont les cycles de l'imprimerie et quelles conséquences sur les différents produits (là) ?
Ainsi, la clé de l'explication des évolutions que nous observons aujourd'hui reste bien dans le cycle de vie des contenants. Même si dans la réalité un faisceau de causes se tisse, celles-ci sont surdéterminées par un mouvement général, souvent accéléré par l'anticipation des acteurs.
Actu du 24 janvier 2008
Extrait de Livre-Hebdo de ce jour (ici)
Quebecor World, filiale à 36 % du Canadien Quebecor et deuxième imprimeur au monde, s’est placé sous le régime de protection de la loi sur les faillites au Canada et aux Etats-Unis, qui gèle momentanément le remboursement de ses dettes.
Cette décision doit permettre à la compagnie basée à Montréal de présenter rapidement un plan de restructuration. Le groupe tentait depuis plusieurs semaines de vendre ses 18 imprimeries en Europe (4 000 employés), spécialisées notamment dans la presse magazine ; mais l’opération a échoué.
Quebecor World qui exploite des imprimeries sur tout le continent américain, en Europe et en Asie, est endetté à hauteur de 1,6 milliard d’euros. Le groupe a connu de multiples plans de restructuration et fermetures de sites.
Commentaires
Pour continuer sur le dernier alinéa (auquel j'adhère en principe) et suite aux nombreux exemples qui tu as cités concernant différents "contenus" (musiques, nouvelles, films, romans, etc.) et non pas contenants (disques/CD, journaux/blogs, cinéma/TV, livre/e-book) je me pose la question de savoir si la clé d'analyse ne serait pas la séparation radicale que la numérique installe entre :
- les coûts de production, qui restent stables voire augmentent, nonobstant quelques success story à budgets réduits, qui restent l'exception.
- les coûts de distribution, qui tendent vers zéro avec l'internet (mais qui ne sont pas nuls, et qui peuvent être des frais d'infrastructure non négligeables mais financés par d'autres voies).
Coûts jusqu'à présent payés ensemble en fin de parcours par l'utilisateur final et partiellement par son parasite publicitaire.
Ceci implique que les intermédiaires marchands soient parfois laminés, comme on a pu le voir de manière emblématique quand AOL (prestataire de réseaux) a fait main basse sur Warner (producteur de contenu). Question: y-a-t-il eu des rachats dans l'autre sens ?
Donc un tableau croisé contenu/contenant <--> production/distribution pourrait peut-être permettre de distinguer dans les nombreux buzz en cours ce qui est d'ordre superficiel de ce qui est de l'ordre de la mutation structurelle. De beaux travaux pratiques en perspective pour tes étudiants...
Si cette hypothèse est exacte, cela impliquerait, par exemple, que les journaux (exclusivement) en ligne, sans publicité, mais avec un prix relativement bas qui ne couvrent que des frais de production journalistique sans devoir couvrir des frais de distribution, ont des chances de trouver leur marché.