«L'eau (information) est-elle propre et fraîche ?»
Par Jean-Michel Salaun le dimanche 17 février 2008, 04:34 - Socio - Lien permanent
Repéré grâce à la liste ADBS-Info.
Davenport Thomas, Privilégier l'information sur la technologie, Les Échos, 17 février 2008. Ici
Extraits :
Imaginez-vous dans un monde obnubilé par la plomberie. Dans cet univers étrange, des centaines de livres, de magazines et même quelques chaînes de télévision traitent uniquement de la plomberie et font l'éloge des dernières innovations en matière de valves, d'installations et de tuyauterie. Dans les soirées mondaines, la question qui alimente toutes les conversations est de savoir si telle marque de lavabo se vide plus vite que telle autre. Les magnats du secteur de la plomberie sont en couverture des magazines spécialisés (ou non) et figurent parmi les citoyens les plus riches du monde. Les entreprises paient des milliards de dollars pour relier leurs systèmes de plomberie afin que leurs tuyaux atteignent tous les bureaux et même les voitures. Dans ce monde étrange, un seul sujet est pourtant totalement négligé : l'eau. Est-elle propre et fraîche ? Les consommateurs souhaitent-ils même boire de l'eau ? Ont-ils soif ? (..)
Dans le secteur informatique, les personnes chargées de l'information sont généralement des programmeurs, des administrateurs de réseau et des analystes de support technique. Mais si ce personnel technique doit aussi représenter l'essentiel de votre effectif dédié à l'information, il y a tout à parier que la qualité de votre information laissera à désirer. Heureusement, il y a plusieurs autres catégories de personnel sur lesquelles on peut compter pour créer un environnement informatif plus efficace.
Tout en haut de la liste, on trouve les documentalistes (qualifiés aussi de « scientifiques de l'information », même si leur tâche principale n'est pas très scientifique). Les compétences de ces documentalistes dans le domaine du classement, de la recherche et de la récupération des données, ainsi que leur compréhension des besoins sur le plan de l'information, représentent un excellent potentiel pour une entreprise qui se lance dans la gestion de bases de données. Cependant, pour de multiples raisons, ils risquent de rater le coche précisément au moment où leur valeur potentielle pour l'entreprise est à son maximum.
Et ce, parce que nombre de documentalistes, ainsi que les institutions qui les forment, se ruent tête baissée dans l'informatisation. Bien évidemment, un minimum de compétences informatiques leur est nécessaire puisque l'information est de plus en plus basée sur l'informatique, mais ont-ils réellement besoin de connaître toutes les subtilités des réseaux client/serveur ? Il y a déjà suffisamment de personnes pour s'en charger. L'autre problème est de nature complètement différente : il est lié au fait que les documentalistes se considèrent comme les gardiens de documents bien palpables qui se trouvent dans leur centre de documentation. Mais, l'acte d'informer ne se limite pas à un lieu particulier. Au contraire, il implique l'établissement de relations avec d'autres personnes de l'entreprise en vue de répondre à leur besoin d'informations. (..)
Commentaires
En France, deux grandes entreprises se partagent le marché de l'eau, et essentiellement des tuyaux : Suez-Lyonnaise des eaux et Veolia, qui d'ailleurs ne se contentent pas de la France. Ces deux entreprises brassent des milliards (euros ou dollars au choix). Certes, une partie de ce travail est rendre cette eau potable, mais c'est surtout celle de l'acheminer. Et essayez de refaire votre propre plomberie ou même de réparer une fuite bénigne pour comprendre que le monde est obnubilé par la plomberie. La vraie.
Quant à l'eau, combien de nos concitoyens se penchent vraiment sur sa qualité, ne serait-ce qu'en lisant les résultats d'analyse qui arrivent avec leur facture d'eau ou en lisant l'affichage en mairie ? Du moment qu'elle semble propre, qu'elle a bon goût et pas d'odeur...
Donc il ne s'agit pas d'imaginer, il s'agit de constater qu'entre l'eau et l'information, il y a peu de différences...
En ce qui concerne les documentalistes, nous sommes peut-être indispensables, mais nous sommes les seuls à en être persuadés. Le monde entier pense pouvoir se passer de nous. Internet a ouvert la source d'informations en grand et continu. Peu importe comment vient cette information, sous quelle forme, si elle est pertinente, puisqu'elle est à portée de main, et que chacun, croit-on, peut y avoir accès.
Ce texte me fait penser à un article de Daniel Parrochia paru en 2001 dans le BBF n°1 sous le titre "Nécessité des réservoirs et exigences des flux". Quelques courts extraits :
"du point de vue d’une théorie comme celle des graphes et des réseaux de transport, la rétention d’un flux s’avère rationnelle, et se justifie d’abord par des raisons économiques. N’hésitons pas à prendre ici des exemples concrets et – quitte à susciter quelque étonnement – à rapprocher la gestion du savoir de celle des réserves énergétiques : comment gérer des ensembles de flux ? Depuis plus d’un siècle, maintenant, les mathématiciens, les physiciens et les chimistes y réfléchissent. Trois exigences méritent, en particulier, d’être satisfaites :
– il faut naturellement que le flot qui circule sur le réseau soit compatible avec les capacités de celui-ci, qui sont généralement bornées inférieurement et supérieurement : ni trop faible, ni trop intense, il doit donc se tenir dans des limites précises en rapport avec les infrastructures sur lesquelles il se déplace (théorème du flot compatible) ;
– on a, de plus, intérêt à faire en sorte que tout s’écoule sans heurt ni interruption. Ce qui circule doit se mouvoir librement, sans rencontrer d’« embouteillages » ni créer d’« effets de bélier ». Cette exigence de fluidité suppose donc que la dimension du flot n’excède pas les possibilités du réseau, et donc, celles de son arc de plus faible capacité ou coupe minimale (théorème du flot maximum) ;
– au besoin, il convient donc, pour faciliter la circulation, tantôt de retenir, tantôt d’accélérer le flot circulant. Deux opérateurs assurent ces fonctions : les réservoirs, qui calment les flux ; les circulateurs, qui les revivifient.
[...]
Bien sûr, la bibliothèque doit continuer de conserver, retenir, thésauriser, accumuler, certes, car le « multiflot » des connaissances est aujourd’hui si diffus, ses sources si multiples, ses chemins si divers et sa durée si « volatile » que le laisser à lui-même conduirait non seulement à sa dispersion ou à son « évaporation » mais, localement même, à l’impossibilité de sa propre circulation.
[...]
Mais la bibliothèque doit aussi assurer, selon nous, une fonction de circulateur. Elle doit être, comme nous l’avons déjà suggéré, un accélérateur du savoir et de la recherche. Tel l’Ars inveniendi leibnizien, elle doit pouvoir stimuler le développement des connaissances, favoriser les rencontres, les télescopages d’idées nouvelles et, par conséquent, l’interaction et la combinaison des savoirs existants. Concentrant localement les flots d’information, elle doit être ainsi capable de favoriser leur mixage, afin de susciter de nouvelles ressources, et de relancer ainsi la machine informationnelle. Sans cette activation, on pourrait bien risquer ce qu’on appelle en informatique un « dead-lock » : toutes les ressources accessibles étant épuisées, la machine ne peut traiter que des informations déjà exploitées, de sorte qu’elle « tourne en rond » (comme ces enseignants vieillissants qui finissent par raconter toujours la même chose !)."
A méditer, non, même si certains points d'évolution de la production et de l'échange de savoirs mérietent un approfondisssement de l'analyse ?
Il faut le répéter, la fonction bibliothécaire est essentiellement humaine, et tournée vers sa collectivité particulière. Nous sommes, ou plutôt nous devons être l' "outil" réclamé par Hubert Guillaud dans cet article d'Internet Actu [fr] www.internetactu.net/2007...
La métaphore de l'eau et des tuyaux n'est pas nouvelle en effet. Le premier qui l'a suggérée à ma connaissance est D. Varloot (encore dans le BBF ;-) :
Varloot, Denis, « Du puits au robinet », BBF, 1983, n° 6, p. 581-589
bbf.enssib.fr/sdx/BBF/pdf...
Jusqu'à «l'information liquide» aujourd'hui (signalé toujours par H. Guillaud sur InternetActu:-)
www.internetactu.net/2005...
Mais ce qui m'a intéressé dans l'article cité dans le billet, c'est moins le fond que le fait qu'il soit publié dans Les Échos, journal d'affaires par excellence, et rédigé par un professeur d'une école management de Boston.
Pour répondre à Mottu, il y a peut être de l'espoir. Et je dois dire que mon sentiment, malgré le ton alarmiste de l'article, est qu'ici en Amérique du nord les professionnels de l'information (toutes familles confondues) voient leur rôle de plus en plus reconnu comme stratégique.
« The Vanishing Librarian »
Voici un lien vers un article publié dans Library Journal.com (www.libraryjournal.com/ar... ) qui présente d'une autre façon l'informatisation des écoles de bibliothéconomie et des sciences de l’information ainsi que le recentrage de ces dernières vers les questions de la gestion de l’information. Pour Davenport, les documentalistes doivent s'émanciper du « document palpable » s’ils ne veulent pas disparaître tandis pour les autres, ils doivent y revenir pour la même raison. Encore un autre des effets paradoxaux du numérique et du processus de redocumentarisation. Voici, le premier paragraphe de l'article en question.
"It looks like the “transformation” we seek for libraries and librarianship may turn out to be more of a “deskilling” of library jobs than an enhancement of the profession. More and more working librarians are “managed” by a new breed of library leader. Their model for the new public library is that dehumanized supermarket or the chaotic disorganization of the largest Barnes & Noble."
Tu soulignais également que le texte de Davenport était publié dans un journal d’affaires et qu’il soit signé par un professeur de management reconnu (et très respecté dans la communauté des sciences de l’information). Voici un passage sur le processus d’accréditation de l’ALA.
"Many of the American Library Association-accredited LIS programs that once claimed to 'educate' the professional librarians who run these libraries have been invaded by faculty from other disciplines, a great many of whom are far more adept at the politics and pedagogy of academic survival than they are at the principled professional practice of librarianship."
Le choix du terme "invade" me semble assez évocateur du climat qui règne actuellement aux États-Unis. La discussion (le mot est peut-être un peu faible) est loin d'être terminée. Le débat s’est d’ailleurs transporté sur Jesse.
Dany