Les éditeurs de livres sont-ils en crise ?
Par Jean-Michel Salaun le dimanche 19 octobre 2008, 17:12 - Cours - Lien permanent
Ce billet a été rédigé par David Nadeau, étudiant de l'École de bibliothéconomie et de sciences de l'information dans le cadre du cours Économie du document.
L’Association Nationale des Éditeurs de Livres (ANEL) du Québec a un nouveau président depuis le 11 septembre 2008 : Gaétan Lévesque président-directeur d’XYZ éditeur. À ma grande surprise, c’est une entrevue empreinte d’optimisme que ce dernier accordait au journal Le Devoir dans son édition du 20 et 21 septembre 2008. Moi qui suis plutôt néophyte dans l’étude de l’économie du document, j’étais plutôt sous l’impression que les différents acteurs de la chaine du livre subissaient également les contre-coups de l’explosion du numérique et de la menace du livre électronique (des exemples ici ou là). J’achevai de me convaincre du contraire et constatai de la relative bonne santé du monde de l’édition en lisant la conclusion de l’entrevue où M. Lévesque déclare que :
(le) bilan global (du marché de l’édition) est néanmoins plutôt bon. On ne désespère pas, et nous ne sommes pas déprimés! Depuis les cinq dernières années, le chiffre de vente a augmenté, année après année.
S’ils ne sont pas en situation de crise, les éditeurs de livres sont tout de même confrontés à la nécessité de faire évoluer leurs pratiques (voir Jeff Gomez pour une intéressante réflexion sur le sujet). Pour faire entrer les éditeurs de livres dans le XXIème siècle, M. Lévesque établit les priorités suivantes :
- Favoriser la diffusion des livres à l’étranger et dans les régions du Québec.
- Consolider les marchés des bibliothèques publiques et scolaires
- Participer au développement d’un réseau étendu de librairies.
Pas un mot sur l’édition électronique et sur le ebook. Rien non plus à propos de l’explosion du Web 2.0 et de l’information gratuite sur l’internet. Si on prévoyait que la numérisation des supports et la gratuité de l’édition numérique allaient précipiter le livre en enfer, la révolution se fait toujours attendre. Les analyses et les explications de ce non-événement abondent : ici, ici ou là.
Aujourd’hui, les préoccupations des éditeurs semblent plutôt concerner les enjeux de la distribution de leurs produits, ce qui amène naturellement à s’interroger sur la viabilité du modèle de la chaine du livre que nous connaissons depuis le XVIIème siècle. Dans la chaine traditionnelle du livre, l’éditeur ne participe pas à la distribution, laissant le travail de commercialisation aux distributeurs et aux libraires pour ne se concentrer que sur le travail en amont de cet objet qu’est le livre.
Cependant, avec l’émergence de l’internet et plus particulièrement des sites de vente en ligne, il devient de plus en plus facile, économique et efficace de faire soi-même la commercialisation d’un produit comme le livre.
Il est entendu que dans une l’économie de l’espace public, l’éditeur développe un catalogue de titres en n'ayant qu’une idée approximative des destinataires ciblés. Il s’inscrit dans une logique de diffusion où il ne se concentre que sur la production du bien. Puis, il confie sa collection à un distributeur qui assurera la distribution des livres en librairie. L’éditeur sait pertinemment que de son catalogue, seulement quelques titres connaitront un succès commercial dont les revenus serviront à financer les titres ayant moins bien fonctionné. Les lois de l’offre et de la demande étant ce qu’elles sont, ce ne seront que les bons vendeurs qui se retrouveront bien exposés en vitrine chez le libraire. Les autres titres seront ou bien absents des étalages, ou bien relégués dans les rayonnages les moins accessibles. Dans ce modèle, il y aurait certainement une augmentation de la rentabilité pour l’éditeur s’il y avait une meilleure circulation de tous les titres de son catalogue, et non pas seulement quelques gros vendeurs. En se référant aux travaux de Chris Anderson sur la Longue Traîne et ses conséquences, l’exploitation par les éditeurs du marché de l’Internet « composé de millions de niches où les choix très éclectiques des consommateurs se répartissent sur des multitudes de titres » semblerait possible.
Illustrons par le modèle désormais classique qu’est le site Amazon. En plus de pouvoir virtuellement contenir une quantité infinie d’articles, il offre l’avantage de présenter des résumés d’ouvrages, des photographies de la couverture et de la quatrième de couverture, des extraits et même des commentaires de lecteurs et des hyperliens vers d’autres ouvrages.
S’il y a présentement crise auprès des acteurs de la chaîne du livre, c’est à mon sens davantage du côté des libraires qu’il faudrait la chercher. La réaction plutôt négative des lecteurs face au livre électronique combinée à une démocratisation du développement de sites de ventes en ligne intégrant les fonctionnalités du Web 2.0 laisse plutôt entrevoir de belles opportunités d’affaire pour les éditeurs. Ce n’est donc pas surprenant de constater que le projet prioritaire de M. Lévesque est de mettre sur pied, d’ici 2009, une plate-forme numérique pour la promotion des nouveautés de l’édition québécoise qui comportera des liens vers des plates-formes d’achat en ligne. Le polémiste pourra alors déclarer que sous cet éclairage, la logique de diffusion peut désormais se passer des librairies et que nous sommes bien rendus à l’heure des achats de livres via l’internet. Il n’y a qu’à voir les débats en France actuellement pour constater à quel point la question est sensible (Nicolas Morin, François Bon, Syndicat français de la librairie). Heureusement, je ne serai pas cet oiseau de malheur, et je vous renvoie à ce billet visant à rassurer les libraires des bons sentiments des éditeurs.
Commentaires
La longue traîne entraîne un autre problème: retrouver le livre. Si le problème existait déjà en librairie, il s'aggrave davantage quand le nombre décuple.
La problématique de retrouver le livre était dans les mains des libraires tant que l'accès au catalogue n'était pas accessible à l'usager final du livre. Aujourd'hui, cette barrière est levée. Ce pouvoir catalyseur du libraire -qui attire le consommateur sur le lieu d'achat- est maintenant déclassé par le pouvoir de référence qu'offrent les réseaux sociaux (réseau social au sens large).
En découplant la recherche et l'achat, les "librairies" en ligne (comme Amazon) récupèrent à leur avantage la facilité (ou l'achat impulsif) dont profitaient les libraires auparavant.
Dans ce contexte, si les réseaux sociaux (ou plutôt la masse critique permettant la circulation de recommandation par affinité) deviennent la clé, les libraires traditionnelles ne proposent pas une façon adéquate d'agréger ces recommandations -ce qui est une reconnaissance d'un partage explicite d'une compétence autrefois exclusive-.
Par contre, la chaîne est rendue plus complexe à leur niveau, car elle offre une combinaison nouvelle de recherche et d'acquisition du livre-objet:
1. Recherche en ligne / achat en ligne
2. Recherche en ligne / achat en librairie
3. Recherche en librairie / achat en ligne
4. Recherche en librairie / achat en librairie
C'est peut-être selon ces axes qu'il faut voir les prochaines émergences. À mon avis, je vois déjà, pour chacun, respectivement, des motivations émerger:
1. achat impulsif d'un livre niche
2. achat réfléchie et rapide (si la librairie est au coin de la rue)
3. achat d'économie (rabais en ligne)
4. achat impulsif d'un livre grand public
NB: je parle des librairies québécoises non spécialisées.
Bonjour David,
Tant que lecteur je ne peux pas m’empêcher à me demander si le destin du livre papier sera semblable à celui du compact disque qui a été progressivement remplacé par les différents formats numériques. Contrairement au ebook, le format numérique musical avait déjà les contenants nécessaires pour sa distribution. Kindle, ce « revolutionary electronic-paper », n’est pas très spectaculaire et il ne trouvera pas une clientèle importante car il a beaucoup de points à améliorer. Il sera impossible d’envisager un succès considérable du livre numérique autant qu’un support idéal pour les lecteurs ne soit pas conçu. Moi, je pense que tout se joue autour de cela pour l’instant. Même si un jour nous arriverons à avoir un lecteur parfait (ergonomique, facile à utiliser, rapide et gratuit) pour lire nos livres, le destin des éditeurs ne sera pas mis en question, leur métier sera différent dans un monde numérique mais ils vont toujours être là pour faire le lien entre l’auteur et le lecteur, assurer la qualité du produit final.
D’autres discutions ont été portées sur le même sujet à cette adresse : lafeuille.homo-numericus....
Puisqu'il faut amorcer la discussion auprès de mes collègues étudiants, je propose la piste suivante qui m'a été inspirée par le commentaire de Daniela :
est-ce que les éditeurs de livres et les livres en format papier partagent le même destin ? Est-ce que le milieu de l'édition sera à l'abri d'une véritable crise tant et aussi longtemps que la popularité du livre en format électronique (ebook) tardera à prendre de l'ampleur ?
Bonjour David,
Est-ce que les éditeurs de livres et les livres en format papier partagent le même destin? Non, je ne crois pas. Les maisons d'édition sont avant tout des entreprises qui doivent faire face à un marché changeant; si elles savent s'adapter, et qu'elles sont dirigées par des gens qui ont une vision à long terme (comme M.Lévesque avec sa plate-forme numérique pour promouvoir les nouveautés québécoises), les maisons d'édition pourraient survivre à la fin du livre papier. Cependant, je ne crois pas à la fin du livre papier.
Je pense que sur le marché, les livres papier et les livres électroniques pourraient coexister si les ebooks étaient plus perfectionnés et si davantage de marketing était fait (vous avez déjà vu une pub de Kindle, vous? Pas moi...) Pour l'instant, l'offre des livres numériques ne vise presque que le marché anglophone, ce qui représente un large bassin de consommateurs, certes, mais non comparable à celui du livre papier. Ce n’est donc pas encore un réel concurrent dans le milieu du livre. Si le ebook devient assez populaire pour menacer le papier, il y aura certainement une crise dans le milieu de l’édition, oui, mais comme dans tous les milieux transformés par l’existence du Web ou par une technologie révolutionnaire, par exemple.
Ce que je crains, si la popularité du ebook augmente, ce n’est pas tant une crise pour les éditeurs ou les libraires, mais l'agrandissement de la fracture numérique entre les sociétés ou les classes d'une même société. Ce serait un enjeu inquiétant qui dépasserait largement la sphère économique.
Bonjour Sandrine,
je suis relativement d'accord avec ta perspective concernant les opportunités de
développement des affaires qu’offre l'explosion technologique que nous connaissons
présentement. Le travail en aval de la création de l'objet livre (distribution, mise en
marché, publicité) bénéficiera sans doute des nouveaux canaux que représente la plate-
forme Web et le format numérique. Tout comme toi, je pense qu'il existe encore une
relation affective entre le lecteur et le livre papier qui prémunie la chaîne du livre des
transformations trop radicales.
Cependant, il me semble y avoir un plus grand flou concernant le travail d'édition en
amont du livre. On retrouve assez peu de réflexion les enjeux de l'édition même du livre.
On sait qu'un éditeur sélectionne les oeuvres auxquelles il confère une certaine valeur. Il
travaille avec les auteurs et par son travail "améliore" les ouvrages et leurs prête une
part de la crédibilité qu'il a acquise avec l'édition des ouvrages antérieurs contenus dans
ses collections. Toute une structure éditoriale permet donc d'assurer un minimum de
qualité aux livres qui se retrouvent sur les tablettes.
Avec la démocratisation qu'offre les technologies du Web, cette structure éditoriale peut
facilement être contournée. N'importe quel auteur peut publier sur le Web (via un blogue,
un site Web personnel, un wiki et quoi encore ?). Qui sait si dans un avenir rapproché
nous ne verrons pas des auteurs assurer la distribution de leurs propres livre en format
numérique.
Ce sont des menaces contre lesquelles les éditeurs me semblent fragiles. À mon sens,
leur travail de contrôle de la qualité est important : dans un marché inondé
d'information, il devient difficile de séparer le bon grain de l'ivraie. J'imagine qu'il faudra
être attentif à l'évolution des habitudes de consommations des lecteurs pour déterminer
s'il y a vraiment une menace pour les éditeurs.
Mmmmhhhh, comment interpréter l'annonce de la vente de XYZ aux éditions Hurtubise HMH (ou faut-il dire l'achat de XYZ par HMH) ? www.ledevoir.com/2008/11/... Est-ce que cette transaction doit être considéré comme quelque chose de négatif pour le monde de l'édition ? Comme un aveu d'échec au discours optimiste du nouveau président de l'ANEL ? Difficile de le dire pour l'instant, mais il me semble lire dans cette transaction le constat que plus on est gros, plus on a de chance de survivre (voyez ce qui se trame dans le milieu automobile entre Chrysler et GM aux États-Unis). Voilà qui peut inquiéter les petits éditeurs dont les lignes éditoriales plus marginales risquent de se voir fermées les portes des grands regroupement d'éditeurs. L'ombre de la crise économique menace de faire du ravage dans le milieu de l'édition au Québec.
Tout le monde semble d’accord pour souligner que les éditeurs de livres sont des entreprises qui doivent apprendre à s’adapter aux nouvelles réalités technologiques pour survivre dans le marché de la culture. Dans cette perspective, la transformation du format papier vers le format électronique est moins une menace qu’une opportunité à saisir. La menace tient donc plutôt au fait de rester à la traîne et regarder le train passer. Après tout, il ne s’agit jamais qu’une façon supplémentaire d’atteindre le lectorat. Personne ne croit à la fin du livre papier et on s’attend à une coexistence des formats traditionnels et électronique dans la même niche, ou dans des niches économiques différentes.
Face au développement très rapide du Web, il semble que l’une des solutions pour les éditeurs seraient de se regrouper en consortium. Si je suis d’accord avec une telle stratégie pour le volet de production et de mise en marché, je demeure inquiet par rapport à la convergence des lignes éditoriales qui pourrait entraver la liberté des contenus.
Alors qu’on a surtout réfléchit aux enjeux économiques des éditeurs de livres, je crois que la question de la production plus « intellectuelle » du livre est demeuré sans réponse. En effet, on n’arrive toujours pas à voir comment les nouvelles technologies influenceront la façon d’écrire le livre et la façon de le confronter à un processus éditorial. Pensons par exemple au blogue de Pierre Assouline La république des livres donc il a tiré des extraits et des commentaires qu’il publie ces jours-ci sous le titre Brèves de blogue. S’il se développe une niche économiques pour le livre numérique, que ce soit en phagocytant ou non la niche du livre papier, qui garantit que dans un avenir rapproché les auteurs ne se tourneront pas vers des moyens de diffusion comme le blogue qui ont l’avantage d’offrir un contact beaucoup plus direct avec le lectorat ?