Ce billet a été rédigé par Alban Berson, étudiant de l'École de bibliothéconomie et de sciences de l'information dans le cadre du cours Économie du document.

Anarchy in the U.K ! Ces dernières semaines, au Royaume-Uni, une coalition d’artistes s’est élevée contre la toute puissance des majors. Leurs revendications portent sur la renégociation des contrats qui les lient à leurs maisons de disques (voir cet article de Numerama). Selon la Featured Artist Coalition, qui compte dans ses rangs quelques grands noms de la musique britannique tels Radiohead ou The Verve, le modèle économique en vigueur dans lequel les majors sont propriétaire des droits sur les enregistrements au prétexte qu’elles assurent les indispensables phases de promotion et de diffusion de la musique n’a plus sa place dans un contexte numérique. En effet, les changements de format et le Web allègent tant les phases de promotion et de diffusion autrefois si lourdes qu’on peut aujourd’hui se poser ces questions : Les artistes peuvent-ils se passer des maisons de disques pour promouvoir et distribuer leur musique ? Et si la réponse est oui, en partie au moins, pourquoi les maisons de disques devenues moins indispensables devraient-elles conserver des prérogatives qu’elles devaient à la prépondérance de leur rôle dans ce domaine ?

Dans une thèse fort intéressante déjà citée sur ce blogue (ici), Benjamin Labarthe-Piol questionne ce phénomène qu’il appelle désintermédiation. Je me base, dans ce billet, sur les développements du chapitre V de cette thèse consacrés au rôle des artistes dans la réorganisation de la chaîne de valeur musicale (p. 216-230) ainsi que sur les travaux de Halonen-Akatwikuka et Regner (ici) et en lie les conclusions avec l’actualité récente au Royaume-Uni.

Dans la phase de promotion, le Web et les nouveaux formats ont changé la donne en conférant aux œuvres musicales des qualités propres aux documents numériques. La facilité de repérage de l’information permet une plus grande exposition, et la reproductibilité à l’infini et sans coût du document facilite le sampling, c'est-à-dire la mise à disposition gratuite d’échantillons musicaux permettant à l’auditeur d’expérimenter le contenu musical en vue d’un éventuel achat. Ces possibilités inédites rendent les intermédiaires tels que les radios (en grande partie contrôlées par les majors) moins incontournables et conduisent à des exemples d’autopromotion tels que celui du groupe Wilco décrit dans la thèse susmentionnée :

Après avoir enregistré l’album Yankee Hotel Foxtrot pour sa maison de disques, cette dernière estime que son potentiel commercial est faible et refuse de le commercialiser. Le groupe décide alors de racheter les droits sur l’album pour $50 000 puis de le distribuer gratuitement en streaming à partir de son site et sur les réseaux P2P afin de faire connaître les nouveaux titres. Le succès de l’opération est immédiat. Selon un des membres du groupe, le site reçoit 3,5 millions de clics et une audience de 200 000 visiteurs. Cela permet au groupe de signer un nouveau contrat avec une maison de disques. L’album se vend à 440 000 exemplaires, soit le meilleur résultat du groupe.

L’exemple est significatif de la situation de 2002 : On remarquera que l’autopromotion par le Web se présente comme une alternative à un lancement traditionnel compromis et que la promotion sans intermédiaire aura été employée pour provoquer un effet de rebond permettant au groupe de revenir dans le giron d’une maison de disque. Ainsi, selon cet exemple, on assiste moins à un cas de désintermédiation définitive dans la phase de promotion de la musique enregistrée qu’à l’apparition d’une possibilité de repêchage, d’un plan B, pour les artistes exclus du système promotionnel. Autrement dit, au moment du succès de Wilco en 2002, la possibilité d’autopromotion entraîne une diminution non négligeable de la dépendance des artistes à l’égard des maisons de disques sans remettre fondamentalement en question le modèle en vigueur et l’hégémonie des majors. Une porte s’entrouvre, néanmoins.

De même que la promotion, la distribution est le rôle par excellence des maisons de disque depuis leur origine. Mais depuis une dizaine d’années, la majeure partie des musiciens possède un site Web officiel. La tentation est donc grande, pour les artistes, d’offrir sur leur site des services d’achat de musique à leurs fans et de se passer des labels, d’autant plus que ce mode de distribution peu coûteux permet d’atteindre le seuil de rentabilité plus rapidement que dans le cadre d’une distribution assurée par un tiers : Pour un profit supérieur, l’enregistrement peut être vendu moins cher, ce qui, a fortiori, tend à augmenter la masse des ventes. Cependant, le travail et l’expertise des maisons de disques dans le domaine permettent une plus grande visibilité des artistes et de leurs produits. Cela se vérifie particulièrement dans le cas des stars. À titre d’exemple, la tentative de désintermédiation effectuée par Prince s’est soldée par un tel échec qu’un retour au bon vieux système de distribution en magasin s’est avéré indispensable à l’artiste pour franchir la barre des 100.000 ventes pourtant peu élevée pour un musicien de son statut. En revanche, en termes d’effet sur le volume des ventes, la désintermédiation, si elle n’offre pas d’exemple d’un groupe de garage élevé au rang de vedette, ne semble pas non plus nuire aux artistes quasi-anonymes : Peu visibles avant le Web, ils le demeurent en ligne. Pour une vue d’ensemble, je reprends, en l’adaptant, un tableau de Benjamin Labarthe-Piol :

Effets de la désintermédiation sur les ventes de disques

L’expérience montre que la promotion et la diffusion de musique enregistrée sans l’intermédiaire des majors ne sont pas adaptées aux stars qui sont littéralement le produit du système mis en place par les maisons de disques. Cependant, comme le montrent Halonen-Akatwikuka et Regner, les stars peuvent d’une certaine façon participer à la désintermédiation en jouant un rôle d’intermédiaire alternatif dans la phase de promotion d’artistes moins connus : c’est ce que ces auteurs appellent le mentor. En effet nous sommes ici dans une économie de l’attention. Or, les stars jouissent d’un capital de notoriété important dont elles peuvent faire bénéficier d’autres artistes. L’exemple type de cette pratique est la façon dont les grands groupes de rap offrent des premières parties de concert à des jeunes talents, collaborent ponctuellement avec eux pour une chanson ou leur « dédicacent » des morceaux (pratique consistant pour le groupe « mentor » à mentionner le nom d’un groupe méconnu dans le texte d’une chanson). Mais nous ne sommes pas ici dans le mécénat ou l’altruisme : L’activité de promotion du mentor est rémunérée par un intéressement sur les ventes du protégé qui, lui, achète l’attention suscitée par le mentor. (On se souviendra du Pilier 6)

Le mentor, ce nouvel intervenant dans l’industrie musicale, pourrait bien influer sur la fronde qui se déroule actuellement au Royaume-Uni. En effet, la simple apparition d’un intermédiaire alternatif fragilise la position des majors déjà vacillantes. En outre, dans l’hypothèse d’un succès généralisé de la promotion par les mentors, si l’on suit l’axiome de Halonen-Akatwikuka et Regner selon lequel le copyright doit être attribué à l’acteur le plus indispensable de l’industrie, les majors se trouveraient encore moins en situation de revendiquer ce droit de propriété. Ainsi, sans doute les artistes engagés dans la Featured Artist Coalition sont en campagne pour récupérer leur copyright auprès des majors affaiblies par le Web, mais peut-être les plus importants de ces groupes (Iron Maiden, Robbie Williams, et bien d’autres) sentent-ils aussi venir l’opportunité d’endosser un nouveau rôle au sein de l’industrie musicale. Un nouveau rôle potentiellement très lucratif, isn’it ?