Apple et les industries de la mémoire
Par Jean-Michel Salaun le samedi 30 janvier 2010, 17:12 - Web 2.0 - Lien permanent
L’objet révèle l’abandon de la fiction du user generated content et raconte le retour des contenus numériques dans l’ample sein des industries culturelles. De l’ancien programme du web 2.0, dans quelques années, il ne restera finalement que la pratique photo, la conversation des réseaux sociaux, et une touche de search.
Parmi l'avalanche de commentaires sur le lancement de l'iPad, j'ai retenu cette citation d'A. Gunthert (ici). En effet, je pense que cette machine est une tentative de plus pour asseoir le Web-média au sein de ses confrères plus anciens. Ironiquement l'absence de caméra marque le refus du téléphone, de plus en plus couplé avec la photo et la Webcam. De l'interactivité, il ne reste que le courriel et la navigation. Je ne suis pourtant pas d'accord avec les cinq derniers mots de la citation. Bien au contraire, l'économie du Web-média, en s'inscrivant entre celle de la radio-TV et celle de la bibliothèque (voir explication ici) est fondée sur la recherche.
Un mot supplémentaire sur les positionnements de Apple, Google et Amazon.
La rentabilité de la première est fondée sur la vente des machines et des logiciels dédiés. Ainsi si les industries du contenu y voient une opportunité de vendre leurs programmes grâce à un environnement fermé, il y a fort à parier que si la machine rencontre le succès les prix du contenu seront cassés sous couvert d'ouverture. Ici le contenu n'est pas le roi, seulement un produit d'appel.
Le second devra tôt ou tard s'articuler avec les industries du contenu, En ce sens, il se trouve ici complémentaire de l'offre de Apple qui pourrait lui fournir l'occasion de maintenir l'ouverture de la recherche en autorisant une rémunération directe du contenu. Un modèle d'affaires pourrait s'esquisser selon l'ancien modèle de la presse, marché final + annonceurs. On fait l'économie de la distribution, mais il faut néanmoins pour les industries du contenu partager les rémunérations avec deux autres partenaires.
Amazon est d'abord un distributeur de contenu. Il est ainsi dans la position symétrique de Apple. Le Kindle est pour lui d'abord un produit d'appel. Les deux firmes sont donc en concurrence l'une venant sur le terrain de l'autre et vice-versa, à moins qu'un partage ne s'instaure entre écrit et image. Mais Amazon n'a pas dit son dernier mot :
Le chiffre d'affaires a bondi de 28 % sur l'année à 24,509 milliards de dollars. "Des millions de gens possèdent maintenant le Kindle", le lecteur de livres électronique, a commenté Jeff Bezos, fondateur et directeur général d'Amazon. "Et ceux qui possèdent un Kindle lisent beaucoup. Quand nous disposons des deux éditions (papier et numérique), nous vendons six éditions Kindle pour 10 livres papier", a-t-il ajouté.
“Windows 7 et le Kindle font décoller Microsoft et Amazon - LeMonde.fr,” ici.
Actu du 1 février 2010
Voir le dernier rapport d'Olivier Ezratty qui vient de sortir, sur le CES 2010, toujours excellent. Sur le iPad, c'est p.127-130, pour les e-books classiques c'est à partir de 133.
Olivier Ezratty, Rapport du Consumer Electronics Show de Las Vegas 2010, Janvier 2010, ici.
Extrait :
Quand Apple s‟est lancé dans une nouvelle catégorie de produit et qu‟il a réussi, il ne l‟a pas fait contre le marché mais en suivant des tendances déjà lancées : micro-ordinateurs, baladeurs MP3, smartphones. Là, la tendance des tablettes n‟est pour l‟instant pas lancée. Apple sera probablement l‟acteur industriel qui réussira à créer la meilleure tablette. Reste pour lui à lui trouver un marché19.
Comme il faut un marché pour démarrer, je penche pour un positionnement d‟ebook généraliste en couleur, capable de lire convenablement livres, presse périodique, bandes dessinées ou sites web, d‟accéder aux réseaux sociaux et de communiquer. Son autonomie étant correcte et son format acceptable pour cet usage, cette tablette sera un bien meilleur ebook que tous les ebooks noir et blancs actuellement disponibles. Steve Jobs n‟a d‟ailleurs pas hésité à positionner l‟iPad dans la succession du Kindle d‟Amazon. A mon sens, l‟iPad pourra impacter le marché des ebooks comme l‟iPhone a transformé celui des smartphones. On aura donc une tablette pour lire, en plus d‟un laptop pour travailler (et créer de l‟information) et d‟un smartphone pour communiquer.
Petite note « humaine » au passage. Cette annonce faite par Steve Jobs avait une portée toute symbolique. S‟il arrive à créer une quatrième catégorie de produits gagnants dans son portefeuille, Steve Jobs aura réussi plus qu‟un tour de force dans le redressement d‟Apple entamé en 1997. Mais son état de santé est tel qu‟il n‟est pas impossible qu‟il s‟agisse de son dernier keynote majeur dans l‟histoire d‟Apple.
19 Voir le débat déclenché par Joe Wilcox (ici) et repris en contre-point par TechCrunch (là).
Actu du 5 février 2010
Pour un premier test encore incomplet des fonctionnalités de la machine voir ici.
Actu du 19 février 2010
Voir la démo du projet de Wired sur le iPad ici
Repéré par J.-Ch. Féraud qui le commente là
Actu du 15 mars 2010
Voir aussi le billet de V. Clayssen sur la complémentarité des offres Amazon, Google et Apple ici
Commentaires
Depuis l'annonce officielle de la sortie du Ipad, il y a eu deux vagues de commentaires. La première était principalement négative et considérait le nouveau "gadget" d'Apple comme un grand IPhone ou bien comme un Kindle en couleur et plus difficile à lire. Ce qui ressortait le plus, c'est que personne ne savait exactement comment le catégoriser. Il semble qu'Olivier Ezratty et d'autres (http://www.letemps.ch/Page/Uuid/b07...) aient finalement trouvé la réponse à cette question. On a probablement tarder à voir cette évidence puisque la majorité des commentateurs n'achèterons pas ce nouvel outil de lecture multimédia puisque celui-ci, tout comme l'Ipod à ses débuts, s'adresse à un jeune public, c'est-à-dire la génération Apple.
Ce qui fera la réussite ou non du Ipad, c'est son adoption, ou son rejet, de la part de cette génération qui a fait du Ipod un succès. Les ados et les jeunes professionnels seront probablement attiré par les grandes fonctions multimédias de la tablette, elle permettre de faire tout ce qu'ils font déjà sur plusieurs supports différents : écouter des films, jouer à des jeux (le Iphone s'est déjà taillé une place sur le marché aux côtés des autres consoles de jeux : http://www.jeuxvideo.com/apple-ipho...), lire des magazines et des bandes dessinées. À propos de ces derniers, voici un extrait fort intéressant :
« Steve Jobs (propriétaire d’Apple) est le premier actionnaire de Disney, qui a racheté l’année dernière Marvel Comics, une des principales maisons d’édition de BD américaine », souligne Hervé Le Crosnier, qui considère que le secteur de la bande dessinée est « le premier ciblé » par Apple.
http://www.la-croix.com/L-iPad-ouvr...
Est-ce que Apple tire vraiment la majorité de ses revenus de la vente d'ordinateurs et de logiciels ?
D'après les résultats financiers de l'entreprise, Apple gagne maintenant deux fois plus d'argent avec la vente d'iPhone et d'iPod qu'avec la vente d'ordinateurs et de logiciels. http://images.apple.com/pr/pdf/q110...
Pas étonnant que "Apple computer" a laissé tombé le "computer" de son nom!
http://www.engadget.com/2007/01/09/...
Comme le mentionne Martin Sitter dans son blogue, Apple est pratiquement devenu une entreprise de produits électroniques grand public.
http://www.macprovideo.com/blog/app...
Il est normal qu'une entreprise mise sur ce qui est rentable. Le iPad n'est pas uniquement une tablette pour lire ou un outil pour surfer sur le web, car il permet aussi de créer des documents grâce à iWork (qui offre un traitement de texte, tableur et un logiciel de présentation.) Il peut même devenir un outil de création musicale. http://www.cultofmac.com/ipad-chang... C'est cette versatilité qui le distingue de ses concurrents.
Le iPad est donc véritablement le chainon manquant entre le smartphone et l'ordinateur portable. Il ne tente pas de combler un besoin existant et ne convoite pas de public cible précis. Je crois plutôt qu'il vise à créer un besoin qui n'existait tout simplement pas auparavant. Nous verrons très bientôt si ce produit obtiendra un succès ou non… mais je parie que oui!
Bonjour Christian,
Vous avez raison. En réalité, dans le billet je parle de machines et de logiciels dédiés. La frontière entre l'ordinateur et l'appareil électronique devient de plus en plus floue. Mais l'important est de repérer que Apple ne fonde pas sa rentabilité sur la vente de contenu.
Oui, c'est vrai que cette frontière devient de plus en plus flou. Le iPhone et les autres smartphones sont en fait bien plus évolués que les ordinateurs de jadis. On est loin de la montre calculatrice si populaire durant les années 80! Notons aussi que Apple, avec son iTunes store est également un distributeur de contenu, même si la firme est loin de tirer la majorité de ses profits de la vente de musique. En fait, la Pomme vend surtout du contenu dans le but de promouvoir la vente de ses produits matériels. Petite question... doit-on considérer le logiciel comme un contenant ou un contenu ? J'aurais tendance à le considérer comme du contenu, surtout lorsqu'on parle des applications pour le iPhone.
Un billet sur l'importance du iPhone pour Apple : http://media-tech.blogspot.com/2010...
Merci Christian pour la référence, le blogue de D. Durand est toujours à suivre de près, vous y aurez remarqué une diapo qui devait vous être familière ;-).
Sur votre bonne question :
Un logiciel peut être mis aussi bien dans les industries du contenu : c'est par exemple son statut soumis aux droits d'auteur, sa forme avec du texte et une structure, l'organisation de son industrie qui se rapproche des industries culturelles; que dans les industries du contenant dans la mesure où il est un mode d'accès à du contenu et non le contenu lui-même, où ses fabricants sont des ingénieurs, où son texte n'est accessible qu'à de rares initiés, où sa fonction est purement instrumentale. Le contenu ne représenterait alors que ce qui est perceptible et fait sens pour l'humain.
La même question peut-être posée pour Google ou Facebook : est-ce une industrie du contenant ou du contenu. Cela montre la fragilité de ces caractérisations qu'il ne faut pas prendre comme des vérités définitives, mais simplement comme des indications permettant de décrypter les situations dans une historicité donnée.
Pour revenir à Apple, ses logiciels ont une fonction bien précise : verrouiller l'utilisation de ses machines et donc enfermer ses utilisateurs sur la vente de ses machines.
Oui, j'ai connu le blogue de Didier Durand grâce au cours! :)
Merci beaucoup pour votre réponse. Je comprends bien maintenant la zone grise entre contenant et contenu. Ce qu'il y a de particulier avec Facebook ou Twitter, c'est que le contenu est fourni par les utilisateurs des sites et non pas par les sociétés.
Il est vrai qu'Apple, comme bien d'autres entreprises, a tendance à verrouiller sa technologie pour promouvoir ses produits matériels, car c'est avec la vente d'ordinateurs, mais surtout d'iPhones et d'iPods que l'entreprise fait du profit. Par exemple, Apple achetait en 2002 la firme Emagic, qui vendait à l'époque le logiciel de création musicale Logic sur Mac et PC. En 2004, Logic 7 Pro était lancé par Apple... sur Mac seulement, forçant ainsi les utilisateurs de Logic sous Windows à migrer vers le Mac. Un autre exemple : le iBooks Store fournira les livres électroniques en un format ouvert standardisé (le EPUB), mais pourtant, les documents ne seront lisibles qu'avec le iPad. Mais cette stratégie de verrouillage n'est pas toujours utilisée par Apple. Pensons à la musique du iTunes Store qui est maintenant compatible avec de nombreux lecteurs mp3 autres que le iPod. Notons aussi qu'Apple développe une version Windows de son navigateur Safari...
Bonjour Christian,
Concernant le verrouillage, la stratégie de S. Jobs a toujours été la même. On commence par un verrouillage serré de façon à construire un cœur de clientèle d'inconditionnels et maximiser les profits, puis dans un deuxième temps, on ouvre pour élargir la cible en se donnant des airs de chevalier blanc. Cela a été particulièrement caricatural et hypocrite pour iTunes, même si la plupart des blogueurs ont salué l'esprit ouvert de S. Jobs vs l'enfermement de Majors : http://www.apple.com/hotnews/though...
Il est vraisemblable que nous aurons la même chose pour le iPad.
Oui, effectivement. Il semble toutefois que cette stratégie est plutôt bonne, car depuis le retour de Steve Jobs, ça va toujours de mieux en mieux pour Apple. Au sujet du système fermé du iPad, Steve Jobs a récemment écrit une lettre ouverte afin d'expliquer les raisons qui expliquent l'absence de support Flash de la tablette.
«(...)the mobile era is about low power devices, touch interfaces and open web standards – all areas where Flash falls short. »
http://www.apple.com/hotnews/though...
Une lecture intéressante!