L’économie des liens de/à Wikipédia
Par Jean-Michel Salaun le mardi 16 février 2010, 19:32 - Cours - Lien permanent
Ce billet a été rédigé par Antonin Boileau dans le cadre du cours SCI6355 sur l'économie du document de la maîtrise en sciences de l'information de l'EBSI.
Le 15 janvier passé a été marqué par les réjouissances d’un important segment de la population internaute : les contributeurs et organisateurs de l’encyclopédie libre Wikipédia ont célébré le « Wikipedia Day » , qui correspond à la date de création de la première version (américaine) de l'encyclopédie en 2001. C’est donc le neuvième anniversaire de Wikipédia que fêtaient ses participants avec des rassemblements organisés à New York et à Bangalore durant le mois de janvier.
Le projet de l’encyclopédie est devenu assez bien connu du public, mais qu’en est-il de son aspect économique ? Il semble que trop souvent les observateurs et critiques concentrent leur attention sur le débat des notions de savoir ou d’autorité dans le contexte du Web. De fait, cette saturation de la bande au niveau de « l’économie de la cognition » de Wikipédia, laisse en plan les autres économies qui lui sont constitutives, soit celles de « l’attention » et du « don ». Je reprends ici les bases de recherche jetées par Jean-Michel Salaün dans un billet de 2007 sur ce même blogue, où il a positionné Wikipédia au carrefour de ces trois dimensions économiques.
Je profite donc de ce billet invité pour attirer l’attention sur la façon dont l’économie de l’attention et l’ouverture au Web plus large marquent le déroulement du projet de l’encyclopédie libre.
Il me paraît utile de rappeler tout d’abord comment Wikipédia s’insère dans l’une des économies de l’attention les plus importantes du Web actuel, celle de Google :
La blogosphère et la communauté du Web 2.0, toutes 2 en croissance exponentielle, génèrent de mois en mois un nombre de liens toujours plus colossaux vers les pages de Wikipedia. Le Pagerank de ces pages montent en proportion et les amène dorénavant en 1ère page des résultats des résultats organiques de Google: faites l'essai avec un ensemble de noms communs sur Google.com. (2007)
Ce billet du blogue de Didier Durand veut expliquer la présence presque constante de Wikipédia dans les premières (voire la première) pages de résultats du très connu moteur de recherche. D’autres commentateurs abondent dans ce sens, certains allant jusqu’à associer la montée en visibilité de l’encyclopédie au travail de référence par hyperlien d’une myriade de blogues et autres petits sites, qui de leur côté ne jouissent pas réciproquement des liens externes de Wikipédia. En effet, par une décision controversée de la direction de la Wikimedia Foundation en 2007, il est accolé aux liens sortants de l’encyclopédie un attribut HTML (rel="nofollow") qui assure l’absence de ces liens dans le calcul Pagerank de Google . Cette initiative, l’une de plusieurs prises dans le contexte de la lutte contre la récupération publicitaire (spamming) subreptice du projet, a été l’objet de plusieurs discussions au sein de Wikipédia en vue d’arriver à un consensus.
Mais si Wikipédia ne renvoie pas un peu de sa visibilité sous la forme de Pagerank aux sites externes, et lutte officiellement contre l’emploi de ses espaces d’édition à des fins promotionnelles, l’encyclopédie ne parvient tout de même pas à se garder complètement de participer dans une économie de l’attention aux multiples débouchés commerciaux. Dans un article du magazine Forbes, Don Steele, représentant la chaîne de télévision américaine Comedy Central, décrit Wikipédia comme l’un des principaux attracteurs de nouvelle clientèle pour le site Web de l’entreprise, avec plus de 250 pages de l’encyclopédie dédiées à une seule de leur série télévisée.
(Dans un article plus récent, Forbes relève l’existence d’un projet en cours d’essai chez Google visant à introduire des liens vers Wikipédia aux côtés de certains articles sur Google News. S’agit-il là d’un nouvel affront du moteur californien aux médias de la nouvelle écrite ?)
Dans une même ligne d’idée, on peut isoler d’autres instances de liens sortants de Wikipédia qui profitent à certains intéressés : plus de 20 000 liens vers les wikis de Wikia, l’annuaire Web commercial associé à Jimmy Wales et faisant affaire avec Adsense, la régie publicitaire de Google ; plus de 200 000 liens vers la banque de données cinématographique Internet Movie Database (acheté en 1998 par Amazon, qui est aussi un des appuis financiers de longue date de Wikia).
Malgré les mesures contre la promotion commerciale et l’autopromotion, Wikipédia n’est donc pas imperméable aux effets de la résonance induits par la popularité d’un produit ou d’un service. Si la couverture « encyclopédique » en paraît biaisée, je dirais que c’est davantage le fait de la résonance des pratiques internautes au niveau de la représentation de services Web externes au sein de Wikipédia, que du fait d’infiltrations opportunes par quelques agents mercantiles (qui existent néanmoins, exemple ).
Commentaires
Bonjour Antonin,
Comment analysez-vous le don récent de 2 millions de $ par Google à Wikimédia ?
http://www.numerama.com/magazine/15...
Est-ce la confirmation d'une alliance de fait entre les deux entités ?
Bonjour Jean-Michel,
Je crois que parler d’alliance serait trop m’avancer. S’il est toujours possible d’identifier des convergences d’intérêts ponctuelles entre les deux organisations :
*la masse de contenu textuel de l’encyclopédie sert les besoins informationnels du moteur, en plus de susciter de nouveaux besoins et de nouvelles recherches
*la Wikimedia Foundation n’est pas hostile à l’idée de l’implantation d’outils de recherche de Google pour le repérage au sein de Wikipédia (http://blog.wikimedia.org/2009/10/2...)
*L’accès facile (une certaine confusion?) entre Wikipédia et les espaces Wikia est une source de revenue par le biais d’Adsense, etc.
Néanmoins, il existe des tensions :
*La compétition de mandat entre Wikipédia et Knol (peut-être aussi entre l’introduction de contenu audiovisuel sur Wikimedia Commons et Youtube/Buzz de Google)
*La tentative de compétition entre Wikia Search et Google (pour la petite histoire)
*Le simple fait que toute recherche passant par le système de repérage interne de Wikipédia est une source de visibilité refusée au moteur californien
Pour répondre à votre question, je crois que je ferais écho à plusieurs des commentateurs du billet sur Numerama : en plus de l’aspect PR, il s’agit d’un positionnement à long terme de Google visant sans doute à introduire plus sérieusement ses services au sein de l’encyclopédie libre, un peu comme chez Mozilla. Si alliance il y a, elle ne n’apparaît pas encore consommée, bref.
Bonjour Antonin,
Le cas de Wikipédia et de Google me fait penser à un autre cas, moins publicisé celui-là, d'association entre l'univers de l'Open Source et une compagnie privée : l'union entre Linux et Canonical Ltd., une entreprise sud-africaine géré par le millionaire Mark Shuttleworth. Shuttleworth (qui est d'ailleurs le deuxième touriste de l'espace http://fr.wikipedia.org/wiki/Mark_S...) a fondé en 2004 le projet Ubuntu, une mouture de Linux visant le grand public. L'OS rencontre un vif succès et certains constructeurs, comme Dell, ont commencé à vendre des PCs avec Ubuntu au lieu de Windows.
Shuttleworth a fourni d'importante sommes à la communauté linuxienne tout en conservant une stricte philosophie de gratuité (https://wiki.ubuntu.com/MarkShuttle...). Cependant, sa société récemment créé des remous en annonçant que, pour des raisons financières, Yahoo! détrônera bientôt Google comme page d'accueil par défaut du navigateur Firefox fourni avec Ubuntu (http://www.numerama.com/magazine/14...). La communauté Ubuntu est très divisée sur la marche à suivre: rester derrière Canonical ou créer un nouveau projet plus en accord avec les valeurs de l'Open Source? (http://blog.nixternal.com/2010.01.2...)
L'univers linuxien existe depuis assez longtemps maintenant et a déjà subi des crises où des programmeurs dévoués à la cause du Libre ont fondé ensuite une compagnie privée (ex.: RedHat). Je crois que le parallèle peut se faire ici avec Wikipédia, qui court le risque, en s'associant de trop près avec Google, de voir une partie de sa communauté la quitter au profit d'un projet libéré du marché de l'attention. On n'a qu'à penser à Larry Sanger, qui, si c'était dans son cas à propos d'une divergence sur l'importance à accorder à la caution scientifique des articles, quitta Wikimédia pour fonder Citizendium (http://en.citizendium.org/).
Salut Antonin,
L'article de la revue Forbes sur les possibles intentions chez Google de s'associer avec Wikipedia a attiré mon attention. J'aimerais aussi insister sur la possibilité d'une alliance entre les deux. Dans un billet récent, Didier Durand nous faisait part des statistiques qui comparaient les renvois vers de sites médias entre Google et Facebook. Le grand gagnant serait Facebook. Si vraiment Google est en train de perdre du terrain face à Facebook, une association, le plus vite possible avec Wikipedia, lui donnerait un nouveau souffle dans sa lutte pour gagner le marché de l’attention.
Billet : http://media-tech.blogspot.com/2010...
Désolé pour le temps de réponse !
Bonjour Gabriel,
En effet, il semble que les interactions entre les cultures de la gratuité en ligne et les industries logiciel/Web vont toujours se complexifiant. Au-delà des assurances du maintien de la gratuité et de l’ouverture, on voit s’organiser des coalitions d’intérêts sur un plan économique plus subtil, soit celui de l’attention ou de la visibilité. Il semble que même le paramétrage prend des allures de guerre commerciale. Votre exemple du choix de la page d’accueil du navigateur sur Ubuntu est intéressant à ce titre. On trouve peut-être un autre exemple dans la politique d’application des étiquettes « Nofollow » aux liens externes de Wikipedia, mais pas à ceux menant à Wikia (très controversé : http://techcrunch.com/2007/04/28/wi... ).
Bonjour Alejandro,
Très intéressant point de vue, celui de vouloir faire s’affronter (en popularité, fiabilité,…?) les espaces de bouche-à-oreille que sont Facebook et Wikipédia, l’encyclopédie faisant figure d’étalon de Google. Malheureusement pour le moteur californien, si la popularité de ces espaces est généralement croissante (pour des raisons qui restent selon moi à éclaircir), celle de Wikipédia semble avoir atteint un plafond, au moins au niveau de la participation active :
http://online.wsj.com/article/SB125...
L’étude à été discutée dans tous les sens, mais la plupart des « ripostes » ne disputent pas la baisse de participation. Peu importe l’effet sur la qualité du contenu encyclopédique, il semble qu’en terme de popularité au niveau de la participation (un des plans sur lequel Wikipédia peut espérer rivaliser avec Facebook), les perspectives ne soient pas encourageantes pour le projet de Jimmy Wales. Un dossier complexe à suivre.
Bonjour à tous,
Il ne faut pas oublier néanmoins que les buts de Facebook (réseau social) et Google (moteur de recherche) ne sont pas les mêmes, et qui plus est, Facebook nécessite toujours une inscription en ligne, chose que Google n'exige évidemment pas. De ce fait, je vois mal comment Facebook pourrait nuire à la popularité de Google, car plusieurs personnes - dont l'auteure de ce billet - continuent à résister à sa politique propriétaire contraire à la netiquette du web 2.0. Mais ceci est un autre débat.
Je m'inquiète par contre d'apprendre que Google Actualité pourrait inclure des liens sur Wikipédia. Si une bonne et étonnante proportion de son contenu est relativement pertinente, on ne peut le placer au même niveau que des articles rédigés par des journalistes professionnels.
Quant au PageRank qui implique l'évidente visibilité de Wikipédia dans les premiers résultats, elle m'inquiète moins, car que ce soit ce site ou un autre, il ne faut pas se faire trop d'illusion, la grande majorité des internautes ne vont ni faire l'effort d'aller scruter beaucoup d'autres pages, ni commencer à évaluer la pertinence des sites qu'ils ont à portée de click, comme le feraient les professionnels de l'information. Je suis peut-être pessimiste, mais je pense qu'il vaut mieux contriuber à l'amélioration de la qualité de l'information sur Wikipédia, tout en continuant à encourager des initiatives comme Citizendium.
Bonjour Antonin,
Je suis d’accord avec toi quand tu affirmes que Wikipédia n’est pas imperméable aux effets de résonance de la popularité d’un produit ou d’un service, il est difficile de rester totalement neutre quand des mouvements de masse déterminent la popularité d’un sujet. Mais ce mouvement, justement, semble en déclin en ce qui concerne Wikipédia, du moins en ce qui concerne le nombre de contributeurs http://www.numerama.com/magazine/14... On peut se demander, si ce mouvement va en s’accentuant, ce qui va advenir de ce média et si sa popularité va se maintenir dans le temps et conserver sa part du marché de l’attention. Car ce qui fait la force de ce média est justement la contribution des internautes pour le maintenir à jour et ajouter de nouvelles entrées.
Il sera à tout le moins intéressant de voir l’évolution du marché de l’attention avec la montée d’autres médias sociaux comme Facebook et Twitter où le fait qu’un lien existe entre deux personnes fasse foi de la probité de l’information qui est transmise. L’anonymat des sources d’information sur Wikipédia peut jouer en sa défaveur et entraîner un certain scepticisme de la part de l’utilisateur. Il ne faut pas oublier que, souvent, la « marque » d’un produit induit une certaine confiance envers l’information présentée et le fait que Google présente Wikipédia comme une source fiable peut augmenter la confiance des utilisateurs et son utilisation. Comme elle peut aussi jouer en sa défaveur car certains utilisateurs pourront croire qu’il y a collusion entre ces deux acteurs. Il est difficile de prévoir les fluctuations du marché de l’attention!
Bonjour Iris,
La rivalité pressentie entre Google et Facebook se trouve peut-être moins au niveau de la popularité brute que dans le rôle de portail vers l’information, comme le billet de Didier Durand (http://media-tech.blogspot.com/2010...) l’indique: les visiteurs des sites de nouvelles proviennent maintenant davantage de Facebook que de Google News. Les médias écrits et sites de nouvelles, qui ne sont jamais en manque de récriminations contre Google, y verront peut-être un levier, puisque le bouche-à-oreille des réseaux sociaux se conclut à tout le moins par une visite de l’article de nouvelle par l’usager intéressé; c’est tout le contraire de Google News, dont les résumés d’articles privent les sites de nouvelles d’une part de leurs « visites » d’usagers.
Concernant l’addition de liens vers Wikipédia en fin d’article sur Google News, il faut se méfier des partis pris institutionnels : il existe de nombreux exemples récents de crises, événements et autres nouvelles à la couverture instable et émergente, dont les articles sur Wikipédia étaient considérés d’une meilleure autorité que le moulin à rumeur journalistique/médiatique. Il est toutefois certain qu’une telle manœuvre par Google est lourde de significations pour l’économie de l’attention liée aux sources d’information en ligne.
Bonjour Christine,
La perte de participants à Wikipédia a été le sujet de beaucoup d’effusions durant la dernière année, et il semble que Wikimedia Foundation ait adopté deux angles de ripostes, soit d'affirmer 1) la fin de la « ruée » des premières années, ce qui expliquerait le désintérêt des participants qui voit leur domaine d’intérêt amplement couvert, et 2) la nécessité d’organiser des programmes et des initiatives pour encourager (et faciliter) la participation du plus grand nombre. Le premier angle leur permet de défendre l’idée que la qualité du contenu encyclopédique n’est pas remise en cause par le déclin de participation; le deuxième angle est leur façon de contrer les charges répétées selon lesquelles Wikipédia serait devenu la chasse gardée d’une clique d’éditeurs autocratiques, ce qui expliquerait les départs :
http://online.wsj.com/article/SB125...
À propos du bouche-à-oreille des réseaux sociaux, je crois que tu as raison de souligner la fiabilité qu'on lui associe, puisque l’utilisateur perçoit l’information comme provenant d’une source désintéressée qu’il a lui-même sélectionnée; on ne peut pas dire la même chose de l’information sur Wikipédia, qui pour la plupart d’entre nous provient en effet d’éditeurs que nous ne connaissons pas. Le dossier de l’omniprésence de l’encyclopédie dans les premières pages de résultats de Google divise l’opinion comme tu le mentionnes : certains y voient un privilège immérité de Wikipédia.