La répression du téléchargement illégal, une alternative rentable ?
Par Jean-Michel Salaun le mardi 16 février 2010, 22:39 - Cours - Lien permanent
Ce billet a été rédigé par Evelyne Beaulieu et Dominique Bilodeau dans le cadre du cours SCI6355 sur l'économie du document de la maîtrise en sciences de l'information de l'EBSI.
En 2005, les Français ont téléchargé presque 1 milliard de fichiers de musique illégalement.(ici). Afin de contrer ce phénomène, qui ne fait que prendre de l’ampleur, l’État français a décidé d’adopter une loi : la loi Hadopi. Le principe de cette législation est simple, il s’agit d’une riposte graduée : les internautes suspectés de téléchargement illégal recevront deux avertissements, un par courriel, puis un second par lettre recommandée. Cependant, à la troisième infraction, les contrevenants encourent la suspension de leur abonnement Internet pour une durée maximale d'un an, mais également une amende, voire d'une peine de prison, ainsi que le paiement de dommages et intérêts aux ayants droit (ici). L’objectif de cette riposte est de diminuer le phénomène du téléchargement illégal. Le coût de cette opération est évalué à environ 70 millions d’euros pour la première année (ici).
Il est encore trop tôt pour dresser un bilan, car la mise en application de cette loi ne devrait être effective qu’à partir de l’été 2010 (ici). Mais, on peut se demander avec raison si l’adoption d’une telle loi est économiquement efficace. Pour répondre à cette question, l’étude des différents milieux et paliers de la culture est essentielle. De cette manière, il est possible de prendre connaissance de l’impact financier du téléchargement illégal sur cette industrie.
Mis à part un léger recul en 2006, les revenus engendrés par l’industrie de la musique ont augmenté de façon continue entre 2000 et 2007 (ici). La croissance des revenus générés par les spectacles des artistes compense largement pour les pertes subies par la baisse d’achat des œuvres sur supports physiques. Néanmoins, le piratage a eu un effet catastrophique sur l’industrie du CD, les revenus générés par ce support ont chuté de 60% en six ans (ici). Le téléchargement illégal a cependant un effet bénéfique sur l’industrie du concert puisque ce dernier donne une plus grande diffusion musicale aux nouveaux artistes.
Qu’en est-il de l’industrie du DVD et du cinéma ? Le DVD se copie très facilement, c’est pourquoi le marché français du DVD a vu sa valeur reculer de 7,5 % et son volume de 5,5 % en 2008 (ici). Ce marché a diminué de près d’un tiers en quatre ans. Le cinéma quant à lui se porte très bien. Malgré la crise qui sévissait, l’industrie a enregistré 200 millions d’entrées en salle pour l’année 2008. Ce qui représente 5% de plus que l’année précédente (ici).
La riposte graduée permettra-t-elle à l’industrie d’engendrer encore plus de profits ? Le problème est que la loi s’applique uniquement aux systèmes de Peer to Peer (déf) hébergés en France. Or, il s’agit d’une faille importante puisque la majorité des utilisateurs vont tout simplement migrer vers des serveurs internationaux ou d’autres plates-formes. Ces derniers continueront de télécharger illégalement sans aucun problème (ici). De plus, un rapport commandé par le gouvernement hollandais conclut à un impact positif de cette pratique sur l’économie : Surprise, bien que la plupart des « pirates » téléchargent essentiellement des œuvres protégées sans les payer, l’impact sur l’économie est au final positif. Le rapport va même jusqu’à chiffrer cet impact à 100 millions d’euros par an sur la seule économie hollandaise (en faisant une – bien peu scientifique – règle de trois à partir des populations respectives des deux pays, on pourrait extrapoler l’impact sur la France à 370 millions d’euros. affirme F Epelboin sur ReadWriteWeb France (ici). Dans cette optique, l’application d’une loi visant la répression du téléchargement illégal est économiquement inefficace.
D’autres alternatives existent et ces dernières seraient sans doute plus efficaces si leur but était de trouver une solution qui prioriserait la protection de la propriété intellectuelle des artistes. L’UFC-Que Choisir (doyenne des associations de consommateurs d'Europe occidentale) estime qu’à moyen terme la licence globale apparaît être la meilleure solution pour réconcilier les intérêts des ayants-droit et des consommateurs. Les premiers bénéficieraient ainsi d’une rémunération équitable pour l’utilisation de leurs œuvres, les seconds auraient la garantie d’un accès de qualité à la culture et à un tarif raisonnable (ici).
Dans une autre optique, l’adoption de la loi Hadopi aurait-elle un objectif caché ? Cette loi aurait-elle pour objectif réel de permettre à l’État français d’instaurer un certain contrôle sur le Web? Cela expliquerait en partie pourquoi l’État français a décidé d’appliquer une telle loi alors que le rapport Cédras (ici) faisait état des multiples failles que comportait ce type de loi. Si c’est le cas, la ratification d’une telle loi pourrait être économiquement efficace, mais nous n’allons pas débattre de cette question ici (là).
Commentaires
N'y a-t-il pas un biais dans la présentation de la loi Hadopi sur le Web ?
La très grande majorité de ceux qui s'y expriment ont intérêt à ce que la situation de «liberté» maximale y perdure. Liberté trompeuse car l'économie du Web est une économie de la trace (v. cours 5).
Autrement dit, la bataille autour de Hadopi, n'est-elle pas la partie émergée d'un iceberg où s'affrontent les industries culturelles traditionnelles et les nouveaux venus (FAI, moteurs, réseaux sociaux..) et où les blogueurs jouent le rôle, sans doute inconscient, de lobbyistes affermés aux seconds ?
Un des problèmes soulevés par la répression du téléchargement illégal est la protection de la vie privée, car les données privées des utilisateurs doivent être retracées afin de sanctionner les fraudeurs. Cela doit se faire nécéssairement à l'aide des FAI qui se trouvent dans une position délicate fasse à leurs clients. Une décision récente de la cour fédérale d'Australie semble avoir donné raison aux FAI (http://www.austlii.edu.au/cgi-bin/s...)
Le problème, est que nous nous retrouvons maintenant dans une bataille juridique où la protection de la vie privée et la défense du droit d'auteur sont en concurrence. Je ne suis pas convaincue que dans un tel cas, ce soit le droit d'auteur qui l'emporte. Donc, la répression des téléchargements illégaux au niveau des individus ne semble pas la meilleure solution.
Bonsoir Monsieur Salaun,
Il est certain qu'il s'agit d'une guerre où chaque clan cherche à gagner une part du gâteau, chacun agira donc en fonction de ses intérêts personnels... Actuellement, qui est le grand perdant du téléchargement illégal? Qui bénéficiera le plus de la mise en application de cette loi? À ces questions, je serais tenter de répondre les producteurs. Un des objectifs de cette loi ne serait-il pas après tout de rassurer ces derniers? Dans cette optique, le gouvernement ne jouerait-il pas le rôle de lobbyiste (volontairement ou pas) des producteurs?
Bonsoir Anne-Marie,
Merci pour le commentaire, je suis bien d'accord avec toi. De plus, ce type de loi risque de soulever une multitude de problèmes juridiques.
La loi Hadopi vise le titulaire de la connexion internet. Qu'arrivera-t-il si le titulaire oublie de sécuriser sa connexion? À l'heure des wifis, téléphones portables et compagnie il sera difficile de déterminer avec certitude l'identité du fraudeur. Aussi bien chercher une aiguille dans une botte de foin...
Bonjour,
Il est intéressant en effet de faire des comparaisons internationales. Voir :
http://www.lavaleurdelamusique.com/...
L'adoption d'une telle loi dans un seul pays ne donnera pas de résultats proportionnels au temps et à l'argent investi pour la mettre en place et en pratique. Premièrement, comme vous l'avez dit dans le billet, on peut facilement trouver les fichiers désirés sur des serveurs en dehors de la France. Deuxièmement, s'attaquer aux individus est aussi efficace que pêcher à la ligne au lieu d'utiliser un filet; on attrapera quelques petits poissons pour faire bonne figure, mais on ne videra l'océan qu'avec de grands filets de bateaux commerciaux.
Mais une fois l'océan vide, on devra retourner aux vieilles pratiques qui consistaient à acheter tranquillement ce que les éditeurs décidaient de nous vendre. Internet a amené l'éclosion et la survie d'une multitude de groupes et de réseaux sociaux musicaux qui s'échangent des chansons de nouveaux groupes et participent à une diversité musicale jamais vue. Davantage de groupes se partagent un plus grand nombre de scènes et les jeunes groupes se font connaître plus rapidement. Dans ce contexte, les maisons d'édition s'inquiètent de perdre le contrôle du marché, déjà certains explorent la possibilité de se passer d'eux comme le démontre la vente en ligne de l'album Ghost (au bas prix de 5$) du groupe Nine Inch Nails. Ce même groupe a même décidé de donner son dernier CD sur le site. Bien sur, seulement un groupe déjà riche peut le faire, mais c'est justement ces groupes qui rapportent le plus aux maisons de disque.
Les lois ne résoudront pas le problème, l'industrie doit s'adapter et trouver un moyen d'offrir aux consommateurs la possibilité d'encourager les artistes tout en conservant des fichiers aussi flexibles que le mp3 illégal. En effet, les fichiers que l'on paye sont généralement beaucoup moins faciles à transférer d'un support à l'autre alors qu'un fichier illégal peut se transférer des milliers de fois sur les lecteurs mp3, les cellulaires et les ordinateurs portables.
En fait, ce genre de loi semble fait seulement pour que la France ait l'air d'agir, mais elle n'influencera surement pas de façon significative le nombre de téléchargements illégaux.
Merci pour votre commantaire M.Bédard.
Évidemment, s'attaquer à l'individu ne réglera pas le problème du téléchargement illégal. Surtout de la façon qu'Hadopi s'applique, c'est-à-dire en ne s'attaquant qu'au Peer to Peer.
L'ACAC ou l'ACTA (l’Accord Commercial Anti-Contrefaçon) pourrait peut-être venir balancer le tout. L’ACAC regroupe l'Australie, la Corée du Sud, la Nouvelle-Zélande, le Mexique, la Jordanie,le Maroc, Singapour, les Etats-Unis, l'Union européenne, la Suisse, le Japon, les Emirats arabes unis et le Canada.
Cet accord a pour but d'inciter les pays à collaborer pour adopter des lois sur la propriété intellectuelle de manière harmonieuse, car il est évident que ce type d'infractions dépasse clairement le concept de frontière. Cependant, le contenu de ce traité est resté majoritairement confidentiel jusqu'à maintenant. Il est donc difficile de dire s'il pourrait être efficace.
Il est important de noter que de plus en plus, il y a des alternatives offertes pour télécharger de la musique ou des films en ligne, et ce, légalement. Des sites comme Archambault ou des logiciels comme Itunes (store) proposent à l'internaute un téléchargement légal, donc payant. Mais, le transfert du fichier d'un support à un autre devient alors tout aussi facile que si le fichier avait été téléchargé illégalement.
Voici un article intéressant portant sur l’impact des majors sur l’industrie de la musique légale... (http://www.numerama.com/magazine/15...)
La solution au téléchargement illégal reposerait-elle sur désintermédiation du milieu? Les artistes pourraient ainsi mieux gérer la promotion et la diffusion de leur œuvre augmentant ainsi l’offre légale…Lorsqu’on sait qu’il existe déjà beaucoup de conflits entre les artistes et les géants du CD (http://fr.readwriteweb.com/2009/03/... ) la solution au téléchargement illégal serait peut-être de mettre ces derniers de coté.
Il est intéressant de noter que le Japon et la Corée du Sud appliquent une riposte graduée pour le téléchargement illégal à ses citoyens, mais que le résultat est très différent d'un pays à l'autre.
La Corée du Sud a envoyé quelques avertissements à certains usagers (environ 500) et avant même que la loi soit vraiment en vigueur, on remarquait déjà une croissance du marché du disque (32% d'augmentation des revenus).
Cependant, pour ce qui est du Japon, le marché continue de décroître malgré une loi sur le droit d'auteur, votée en 2009, et d'une riposte graduée, votée en 2007, qui consiste à trois chances pour l'usager qui télécharge illégalement.
Peut-on parler d'impact psychologique ou d'éducation de l'internaute/consommateur envers la propriété intellectuelle?
Bonjour Dominique,
La Corée est en effet un cas intéressant. Je crois que la réponse à votre question est tout simplement l'absence d'anonymat sur le web : http://blogues.ebsi.umontreal.ca/jm...
Bonjour Evelyne, je réagis à ton dernier commentaire sur la "désintermédiation du milieu" qui est finalement un retour à l'artiste lui-même, et selon moi, c'est là que réside la solution. Les majors ont beaucoup trop abusés des artistes en ayant des marges de profit démesurées par rapport aux maigres rétributions que peuvent recevoir les artistes.
Une alternative que je trouve intéressante est celle proposée par le distributeur CDBaby (http://www.cdbaby.com), qui précise dans sa présentation : "No distributors. No major labels. We only sell music that musicians send us directly. [...] We sell you the music and then we pay the artist right away. [...] in a regular record deal or distribution deal, musicians only make $1-$2 per album, if they’re ever lucky enough to get paid by their label at all. When selling through CD Baby, musicians make $6-$12 per album and get paid weekly." Un bel exemple où l'artiste est enfin respecté, tout comme le droit d'auteur, avec en prime un excellent choix offert aux consommateurs. De plus, les formats sont disponibles tant sur CD que numériquement...
Un autre exemple qui mérite également que l'on s'y intéresse, est le cas de la maison ArtistShare (http://www.artistshare.com/home/abo...) où les artistes sont financièrement soutenus par leurs fans. En retour, ceux-ci ont le droit d'assister au "processus créateur" de l'artiste, d'avoir des billets VIP, de rencontrer les artistes, etc. Le lien qui se tisse donc entre l'auditeur et l'artiste est très fort. Et ces derniers sont souvent inspirés par cet échange, comme le prouve ces trois témoignages : http://www.artistshare.com/home/pre... .
De plus, il ne s'agit pas d'artistes marginalisés, puisque plusieurs d'entre eux ont reçu des prix renommés comme les Grammy Awards. Ainsi, les gens sont semble-t-il tout-à-fait disposés à payer ce type de valeur ajoutée, chose que les majors n'ont apparemment toujours pas compris.
Voir cette première étude des effets de la loi Hadopi :
http://recherche.telecom-bretagne.e...
Une première évaluation démontrant que l’Hadopi n’a pas les effets escomptés pour le moment, les résultats vont dans le même sens que le rapport Hollandais et le rapport d’industrie Canada : http://www.ic.gc.ca/eic/site/ippd-d...
Ceux qui téléchargent le plus sont habituellement ceux qui achètent le plus de biens culturels.
Je trouve qu’il est intéressant de voir que le nombre de pirates a augmenté depuis l’adoption de la loi, les internautes auraient-ils décidé d’augmenter leur pratique illégale en signe de mécontentement et de contestation…