Enterre-t-on le CD vivant ?
Par Jean-Michel Salaun le mercredi 17 février 2010, 01:12 - Cours - Lien permanent
Ce billet a été rédigé par Christian Labbé et Louis-Nicolas Dolbec dans le cadre du cours SCI6355 sur l'économie du document de la maîtrise en sciences de l'information de l'EBSI.
L'économie de l'industrie musicale a changé radicalement au cours des dernières années. À la fin des années 90, qui disait musique en ligne disait téléchargement illégal, c'est pourquoi l'industrie anticipait une crise majeure. Avec l'arrivée de services d'achat de musique en ligne légaux (dominés par le iTunes Store) l'économie de l'industrie musicale ne s'est pas écroulée, mais elle s'est profondément modifiée. Les ventes de musique en ligne sont en hausse de 12% en 2009 et leur part s'élève maintenant à 27% du chiffre d'affaires mondial et même à 40% aux États-Unis (ici).
La popularité de la musique dématérialisée est si grande que Linn Products, une marque importante dans le monde de l'audio haute-fidélité a récemment décidé de cesser de produire des lecteurs CD afin de se concentrer sur la vente de systèmes de lecture en continu (streaming) sans fil (ici). Le fondateur de Linn Products, Ivor Tiefenbrun, soutient que les gens sont maintenant habitués à télécharger et écouter de la musique sur leur iPod et qu'ils n'achètent plus de lecteurs CD.
Il est vrai que les ventes de CD sont en chute libre, mais peut-on affirmer pour autant que ce support est désuet et qu'il se dirige vers une mort certaine ? La réalité, c'est que le marché de la musique est de plus en plus fragmenté. Le CD n'est maintenant qu'une des multiples façons d'écouter de la musique. Oui, l'industrie du disque est en difficulté, mais la musique elle-même et les artistes se portent plutôt bien avec l'arrivée du web. La démocratisation de l'enregistrement et la popularité des home-studios y sont nécessairement pour quelque chose, car il est plus facile que jamais de produire des enregistrements de qualité à moindre coût. De plus en plus de musiciens décident même d'offrir des albums complets gratuitement en ligne. Les coûts de production d'un album en version numérique étant moindres, la musique gratuite devient un outil de promotion. Au Québec, le groupe Numéro# a profité de cette option et tout récemment, l'artiste de musique électronique Akido annonçait sur Twitter et sur son site internet un mini-album gratuit à télécharger contenant des morceaux rares (là).
Et la révolution n'est pas terminée ! Comme l'annonce Alain McKenna dans son blogue, les courants technologiques attendus en 2010 pourraient bouleverser encore davantage l'industrie. Il parle bien sûr de la nouvelle tendance de l'heure : le cloud computing. Le géant Apple ayant récemment acheté un plus petit acteur de l'industrie (Lala.com), il est probable que le iTunes Store offre dans un avenir rapproché la possibilité d'écouter des pièces entières en streaming (ici).
Il reste à voir sur quel modèle économique cette nouvelle façon de consommer la musique sera fondée. D'autres sites du genre (comme Musicme.com, Deezer.com et Spotify.com) existent déjà à l’étranger et génèrent des revenus à partir d'abonnements mensuels ou à partir de la publicité. Mais est-ce que le consommateur moyen a vraiment envie d'ajouter une nouvelle facture mensuelle à son budget ?
Nous savons depuis déjà quelques années que la vente de musique en ligne dépassera éventuellement la vente de disques. Selon la firme Forrester Research, cela se produira en 2012 (ici), soit un an plus tôt qu’indiqué par les prévisions de la même firme l’an dernier (là). Et ces chiffres ne tiennent pas compte du téléchargement illégal et du streaming, deux autres façons de consommer de la musique en ligne.
Malgré cela, il y a des consommateurs de musique qui préfèrent posséder un objet plutôt que des fichiers numériques et leurs habitudes ne changeront pas du jour au lendemain. Le CD demeure le support physique de prédilection pour la musique. Enfin, l’est-il vraiment ? La Presse révélait récemment des statistiques étonnantes : Les ventes de vinyles ont bondi de 90%, de 2007 à 2008, et de 33%, de 2008 à 2009 (aux États-Unis), tandis que celles des albums ont chuté de 14% et 13% (là). Ce sont les meilleures ventes pour les disques vinyles depuis 1991.
Le disque vinyle est considéré comme le support physique préféré des collectionneurs et des mélomanes, mais les propriétaires de tables tournantes sont-ils assez nombreux pour permettre au disque vinyle de redevenir le support physique le plus vendu pour la musique ? Le CD a l’avantage d’être compatible avec les nouvelles technologies. Qui ne possède pas au moins un appareil qui lit les CD, si ce n’est pas plusieurs ? Pour les artistes indépendants ou les artistes en tournée qui vendent eux-mêmes leurs albums, le CD demeure le format le plus pratique puisqu'il peut être écouté par tout le monde.
Toutefois, le CD n’est pas parfait. On lui reproche souvent d’être trop fragile. En ce sens, il n’a pas vraiment évolué depuis son arrivée sur le marché. À titre de comparaison, on fabrique désormais des disques vinyles de 180 grammes qui sont plus résistants que les modèles antérieurs, ce qui allonge leur durée de vie. Sans compter que les nouveaux disques vinyles sont souvent vendus avec des codes de téléchargement. Le meilleur des deux mondes ?
Néanmoins, le CD a dominé le marché pendant au moins deux décennies. Il s’est vendu une quantité énorme de CD depuis son arrivée sur le marché. Il disparaîtra peut-être éventuellement des grandes chaînes de magasins de disques, mais il sera encore longtemps présent dans les magasins de disques usagés.
Va-t-il falloir attendre l’arrivée d’un nouveau support physique pour finalement passer le KO au CD ? En septembre 2008, avec l’appui de Sony BMG, EMI Music, Warner Music Group et Universal Music Group, la compagnie SanDisk annonçait le lancement d’un nouveau support physique pour la musique (ici). Il s’agit essentiellement d’une carte mémoire de format microSD, compatible avec différents appareils mobiles et que l’on peut brancher à l’ordinateur avec un adaptateur USB (là). Ce nouveau support réussira-t-il à s’imposer dans un marché déjà très fragmenté ?
Bref, le CD n’est qu’une des nombreuses façons de consommer de la musique aujourd’hui. Reste-t-il une place pour lui dans un marché qui depuis quelques années est en constante évolution, si petite soit cette place ? Le CD peut-il continuer d'exister, mais de façon plus modeste ? A-t-on publié son avis de décès trop tôt ou a-t-il déjà un pied dans la tombe ?
Commentaires
Bonjour,
Une question supplémentaire : faut-il continuer à développer les collections de CD dans les bibliothèques ou les envoyer au musée ?
Le CD traditionnel est certainement amené à se transformer. Une des solutions pour le CD est peut-être de publier des albums-concept avec un début, un milieu et une fin, où il faut posséder le CD en entier pour que ça forme un tout cohérent et intéressant. Il devient alors moins intéressant de télécharger une seule pièce de l'album. De plus, la disparition du CD entraînerait la disparition des pochettes et d'une forme d'imagerie du CD qui peut parfois être vraiment intéressante. Je prends pour exemple la dernière pochette du groupe Mes Aïeux qui contenait des illustrations de Michel Rabagliati. Cela donne une valeur ajoutée au CD que le format numérique ne permet malheureusement pas.
Bonjour,
Voyez aussi ce coup de gueule, un peu épidermique mais instructif :
http://owni.fr/2010/02/18/lettre-ou...
Merci pour vos commentaires!
Je ne pense pas qu'il est déjà l'heure de remiser le CD au musée, mais sa présence dans les bibliothèques pourrait susciter un tout autre débat. En effet, on critique souvent le téléchargement illégal de musique sur internet, mais on n'entend moins souvent parlé de la présence du CD dans les bibliothèques. Il existe la Commission du droit de prêt public pour offrir une compensation financière aux auteurs, illustrateurs et traducteurs de livres, mais à ma connaissance rien de semblable n'existe pour rémunérer les musiciens. Pourtant, les bibliothèques offrent maintenant des collections impressionnantes de musique à ses abonnés qui peuvent les copier à leur guise une fois rendus à la maison. Il est beaucoup plus facile et rapide de copier un CD que de photocopier un livre, alors pourquoi ne pas offrir une rémunération financière aux artisans de la musique ?
Merci beaucoup Anne-Marie pour ta réflexion!
Il peut être intéressant de réaliser des albums-concept, mais je ne pense pas que c'est à la portée de tous les artistes. Pour ce qui est des pochettes, elles sont toujours disponibles lorsqu'on achète de la musique en ligne. On peut les regarder sur l'ordinateur ou sur le lecteur mp3. Ce qui n'est habituellement pas inclus, c'est le livret avec les paroles, images, remerciements, etc. C'est certainement une lacune de la musique en ligne. Il arrive parfois que le livret soit disponible en format PDF sur le iTunes Store lorsqu'on achète l'album au complet, mais c'est plutôt rare. De plus, beaucoup de consommateurs vont toujours préférer feuilleter un livret physiquement plutôt que virtuellement. Nous verrons si le iPad d'Apple changera cette tendance, mais j'en doute! Qu'en pensez-vous ?
Je ne crois pas que le CD pourrait disparaître complètement, du moins pas avant plusieurs années. En effet, l'objet du CD représente un tout, un album complet qui a été travaillé en choisissant l'ordre des pièces, le titre de l'album, le design de la pochette et même le design du CD. Lorsqu'un artiste sort un nouvel album, l'événement auquel s'intéressent les journalistes culturels est la sortie de l'album, du tout qui a été créé. Lorsque les gens achètent de la musique en format numérique, il achètent surtout les pièces à l'unité plutôt que l'album complet. Donc si seulement le format numérique existait, le concept d'album ne serait plus pertinent, alors les artistes sortiraient probablement une pièce musicale à la fois plutôt que de travailler à les placer dans un contexte d'album. Sans la sortie ponctuelle et médiatisée de nouveaux albums, les artistes ne risqueraient-ils pas de perdre de la visibilité et donc de vendre moins de musique?
Je pense qu'un avantage certain qu'ont les médiathèques à préserver leur collection de CD, est que tous les albums ne sont pas forcément disponibles en ligne, et par conséquent, il y a un intérêt de préserver les "anciennes" collections. Quand à savoir s'il faut continuer à investir dans ce support, j'imagine que cela va dépendre du marché, mais ne pourrait-on pas imaginer la mise à disposition de morceaux individuels comme des articles numérisés ? Dont les droits d'auteur auraient été préalablement payés ? C'est semble-t-il le choix qu'a fait la biblothèque de l'UCLA en Californie:
(http://www.library.ucla.edu/librari...).
Je pense également qu'il est important de jouer sur la complémentarité, et non se limiter à une exclusivité. Si j'apprécie la valeur et la beauté d'un album, je dois avouer qu'avant l'ère "iTunes", je me suis souvent sentie frustrée d'être "obligée" d'acheter un album entier alors que seuls 2-3 morceaux m'intéressaient. Si l'offre est variée, alors les utilisateurs le seront aussi.
Merci à toutes et tous pour vos réponses!
Comme vous l'avez souligné, la remise en question du CD signifie aussi une remise en question de la notion d'album. Pendant longtemps, on consommait la musique principalement par le biais de la radio ou d'un support physique (disque vinyle, cassette, CD). Pour entendre une chanson au moment désiré, il fallait posséder l'album sur lequel elle se trouve. Maintenant, il suffit souvent de chercher une chanson sur YouTube pour l'entendre gratuitement. Sufjan Stevens, un musicien, arbordait le sujet il y a quelques mois dans une entrevue.
"I feel that the album no longer has a stronghold or has any real bearing anymore. The physical format itself is obsolete; the CD is obsolete and the LP is kinda nostalgic. So, I think the album is suffering and that’s how I’ve always created—I work with these conceptual albums in the long-form. And I’m wondering, what’s the value of my work once these forms are obsolete and everyone’s just downloading music?"
http://vishkhanna.com/2009/10/12/su...
Je pense qu'écouter un album complet demeure un incontournable pour plusieurs amateurs de musique, mais peut-être pas pour tous les consommateurs de musique (qui représentent près de 90% de la population si je me souviens bien). Pourquoi acheter l'album d'un artiste populaire s'il contient 2 ou 3 hits et 10 chansons de "remplissage" ? À l'opposé, il y a des albums qu'on apprécie encore davantage si on les écoute en entier. Et parfois, la pochette et le livret sont partie intégrante de l'album. (Pensons seulement à Sgt. Pepper's Lonely Hearts Club Band.)
Pour répondre à M. Salaün, je crois que le CD a encore sa place dans les bibliothèques. Les collections de CD pourraient même être plus imposantes qu'elles le sont maintenant. Emprunter un CD à la bibliothèque représente une alternative intéressante pour ceux qui veulent entendre un album sans avoir à l'acheter ou le télécharger illégalement. Mais comme le mentionne Christian, il faudrait peut-être prendre des mesures pour compenser financièrement les musiciens. D'un autre côté, la personne qui emprunte un CD a la bibliothèque pour le transférer sur son iPod ne payera pas pour le CD, mais elle dépensera peut-être 30$ la même année pour aller voir l'artiste ou le groupe en spectacle. Les musiciens n'en ressortent pas toujours perdants.
Le problème reste la fragilité du CD, mais à ce compte il est aussi facile de déchirer une page de livre que de faire une marque sur un CD. Je crois que les bibliothèques doivent avoir la même confiance envers les usagers pour le prêt de CD que pour le prêt de livres.
Est-ce qu'une fin du support matériel ne signifierait pas aussi une fin, d'une certaine façon, d'un certain rapport à la musique.
Comme le demande Dibbell :`Can the erotics of pop consumption [... ] survive when records live unseen and untouched on our hard drives, and if so, how? Where is the love in the age of the download?'. C'est une question centrale - les supports sont-ils interchangeables ? Aime-t-on la musique de la même manière selon que l'on télécharge un morceau ou qu'on l'écoute sur un support CD ? Le support physique, tangible, tactile, visible, ne fait-il pas partie, déjà, de l'expérience musicale ? Liquide-t-on l'expérience en préférant la dématérialisation ?
Je pense que le support physique fait effectivement partie de l'expérience musicale. Si certains peuvent s'en passer, cela demeure pour plusieurs la façon la plus agréable d'écouter de la musique. Cela explique peut-être le retour en force du disque vinyle, qui est complèment à l'opposé des fichiers numériques. Je ne crois pas qu'une façon de consommer de la musique puisse en faire disparaître une autre. La dématérialisation plaît à certains, moins à d'autres. En bout de ligne, du point de vue des consommateurs, chacun semble trouver son compte dans ce marché plus diversifié.
En ce qui concerne l'album, je lisais ce matin une critique de disque qui commence avec une réflexion intéressante...
"Some claim albums as a format are dying out, and I keep refusing to believe it. I don't think economics or the slipperiness of mp3s will save it, so much as musicians who like the format will."
http://pitchfork.com/reviews/albums...