Débourser pour du contenu ou pour un contenant ?
Par Jean-Michel Salaun le dimanche 07 mars 2010, 07:04 - Cours - Lien permanent
Ce billet a été rédigé par Gabriel Parent dans le cadre du cours SCI6355 sur l'économie du document de la maîtrise en sciences de l'information de l'EBSI.
Comme on l'a déjà vu en 2007 sur le présent blogue (ici), les jeunes générations boudent les quotidiens, une tendance qui ne semble vouloir pas s'effacer de sitôt. Si la position de la presse écrite n'était pas rose il y a trois ans, elle est devenue encore plus inconfortable avec la récente crise financière. On a en effet pu voir des géants comme News Corporation, qui possède, entre autres, le New York Post et le Times de Londres, déclarer des pertes de 220 000 000 US$ l'année dernière (Andrew Clark 6 août 2009, là).
Il y a cependant des exceptions dans ce noir tableau : au premier trimestre 2009, malgré la crise financière mondiale, on a vu Le Devoir faire un bénéfice net de plus de 130 000 CAN$ (Presse canadienne, 1er mai 2009, là). Comment expliquer que ce journal québécois ait mieux fait que ses concurrents ? Loin de moi la prétention d'apporter une réponse parfaite, car je ne suis pas économiste, mais j'avancerais ici un élément qui, je crois, a largement participé au succès du Devoir : la stratégie numérique de ce journal.
Le 28 janvier dernier, à l'occasion d'une conférence donnée devant la Chambre de commerce du Montréal métropolitain, le directeur du Devoir, M. Bernard Descôteaux, a donné un portrait assez lucide de la situation actuelle de la presse vis-à-vis de l'univers numérique : « Une partie des revenus publicitaires des journaux se déplaça vers le web, mais pas de la manière espérée, vers les sites des journaux, mais plutôt à travers toute la planète Internet. Ceux qui avaient misé sur la publicité pour assurer le financement de leurs sites ont vite déchanté. Ce modèle d'affaires, sauf pour de rares exceptions, ne tient pas la route. Dans la réalité, la très grande majorité des sites Internet de journaux sont financés à travers les activités traditionnelles de ceux-ci. On pourrait même dire que les lecteurs de journaux subventionnent à travers leurs abonnements à la version papier la gratuité offerte à tous. » (Bernard Descôteaux 28 janvier 2010, ici)
Or, devant la dilution des revenus publicitaires, comment rentabiliser le contenu web ? Si l'on en croit l'expérience du Devoir, c'est en faisant payer son accès en ligne. Je ne parle pas ici de restreindre l'accès aux articles, car plus des ²/₃ des articles sont disponibles tout à fait gratuitement. En effet, la culture de la gratuité est peut-être beaucoup trop bien implantée chez les internautes pour que l'on puisse faire payer pour l'entièreté du contenu. En revanche, ce qu'offre l'abonnement au journal, c'est un accès à des outils purement web : de la veille informationnelle (nommée au Devoir «infolettre personnalisée»), la possibilité de déposer ses commentaires sur les articles parus ainsi que la recherche fine dans les archives du journal grâce à un moteur de recherche Cedrom-SNI. Le lecteur du Devoir ne paie essentiellement pas pour une deuxième édition du même journal, il paie pour un contenant possédant des fonctionnalités nouvelles.
Cela ressemble beaucoup aux éléments proposés en 2009 par l'American Press Institute (API) aux journaux américains pour se sortir de la crise (vu sur le blogue AFP-MediaWatch ici ). Entre autres suggestions, l'API affirmait que la presse devait « donner une valeur au contenu en ligne, ne pas hésiter à lancer différentes expériences ». De plus, les journaux avaient tout avantage à « investir dans la technologie, les plateformes et systèmes pour générer des revenus et livrer des contenus payants ». Concrètement, les propositions de l'API se résument en ceci : le web est un média différent de la presse écrite et il faut le traiter comme tel sur le plan stratégique. En effet, les modèles d'affaires qui fonctionnent bien pour l'objet journalistique ne sont pas les meilleurs dans un environnement virtuel.
C'est ainsi que la New York Times Company a annoncé récemment (là) la création d'une toute nouvelle infrastructure mi-gratuite, mi-payante pour le site Internet de son journal phare. On sait peu de choses sur ce nouveau modèle, si ce n'est qu'on pourra consulter un certain nombre d'articles gratuitement et qu'on devra débourser un montant forfaitaire si l'on dépasse ce quota. À ce stade, on ne peut savoir si le New York Times proposera, comme le fait Le Devoir, des fonctionnalités uniquement disponibles aux abonnés, mais la stratégie de ces deux journaux présente tout de même d'importantes similitudes. Ainsi, pour assurer la survie d'une présence virtuelle de la presse traditionnelle, il faut peut-être simplement que les journaux développent de nouveaux contenants payant, plutôt que d'abandonner les contenus gratuits (ou du moins à prix modique) auxquels sont habitués les consommateurs d'information numérique.
Commentaires
Une des facettes intéressantes du iPad d'Apple sera la possibilité d'afficher des magasines et des journaux en couleur et même de leur ajouter du contenu interactif. Différents groupes ont déjà annoncés qu'ils se lanceraient dans l'aventure de la iPublication et le système de vente qui semble avoir été choisi est l'abonnement classique, tant chez l'Associated Press (http://www.businessinsider.com/ap-l...) que du côté du New York Times (http://www.businessinsider.com/turf...). Toutefois, les prix semblent créer des débats à l'interne au NYT.
L'arrivée des tablettes comme le iPad fera-t-il oublié aux internautes les contenus gratuits du Web ? La publicité, le Applemania et l'esthétique du iPad seront-ils suffisants pour que les consommateurs payent afin de pouvoir pénétrer dans l'univers fermé d'Apple ?
Je crois, que l’industrie de la presse doit trouver le moyen de s’ajuster sans pour autant abandonner le contenu offert gratuitement. Les usagers sont déjà habitués à cette gratuité et qu’en cas contraire, ils se tourneront vers un service gratuit.
Je pense que la diversification des contenants pourrait être une piste de solution. Cette dernière pourrait en effet avoir un effet bénéfique sur l’industrie et ainsi élargir le marché. L’augmentation des services personnalisés est un bon moyen d’attirer la clientèle, une autre technique utilisée par le marché est la différenciation de produits et des prix. Sur le site du quotidien Le Devoir, on peut constater que plusieurs formes d’abonnements sont disponibles. Le quotidien est disponible sur différents supports et à différents prix, afin d’attirer une clientèle plus large. On pourra donc s’attendre à un combat intéressant entre les différents fournisseurs de contenant dans les années à venir.
Concernant Le Devoir, en effet la stratégie numérique adoptée est très intéressante. Il s’agit d’un quotidien qui est conscient de l’évolution et des changements du milieu. Je pense aussi que le succès du quotidien est dû en grande partie à la fidélité des lecteurs qui savent que la qualité et la fiabilité de l’information seront au rendez-vous lors de la lecture de ce quotidien.
Bonjour Francis,
Je ne serais pas prêt à croire que les internautes oublierons si facilement l'accès gratuit aux contenus. D'une part, comme tu le cites toi-même sur ton billet (http://blogues.ebsi.umontreal.ca/jm...), Steve Jobs affirme que les recettes du contenant IPod sont de loin supérieures à celles des contenus présent sur iTunes (http://www.theregister.co.uk/2003/1...). On peut donc supposer que le constat sera le même pour le iPad et ses contenus.
D'autre part, autant le eBook de Sony que le Kindle d'Amazon, qui sont les concurrents directs du futur iPad, lisent les fichiers PDFs, qui peuvent être générés par quasiment n'importe qui ayant accès à un logiciel de traitement de texte. Ainsi, comme le montre cet article du New York Times (http://www.nytimes.com/2009/05/12/t...), le piratage du livre numérique s'annonce aussi important que celui de la musique.
À moins, donc, que la presse ne suive l'exemple de l'industrie du disque en plaçant les prix des livres électroniques absurdement bas, comme c'est le cas avec les chansons à 99¢ de iTunes, je ne crois pas que les consommateurs de documents électroniques gratuits ne changent leurs habitudes.
Bonjour Evelyne,
Je suis d'accord avec toi, la diversification de l'offre par la personnalisation des contenants semble la meilleure solution, du moins à court terme, pour financer la presse sur le Web. On peut faire l'analogie avec la télévision, où les chaînes spécialisées sont beaucoup plus rentables que les chaînes généralistes (http://www2.infopresse.com/blogs/ac...).
D'autre part, je ne le mentionne pas dans mon billet, mais ton commentaire sur la fiabilité des articles du Devoir me permet d'apporter ce point : le succès du Devoir sur le Web pourrait aussi s'expliquer par l'image de marque que projette ce journal. En effet, la presse est, après tout, un bien d'expérience. Le Devoir est perçu comme un journal plus intellectuel et il est indépendant des grands conglomérats médiatiques. Ainsi, 62% de son lectorat possède un diplôme universitaire (http://m.ledevoir.com/societe/media...). Beaucoup de lecteurs peuvent donc considérer le site du Devoir comme une source d'information fiable, pour laquelle ils sont prêts à débourser un peu plus qu'à l'habitude.
Bonjour Gabriel,
Sur le paradoxe de la gratuité, allez voir aussi le récent coup de gueule de N. Carr :
http://www.roughtype.com/archives/2...
Bonjour Gabriel,
Je suis d'accord avec le fait que les journaux électroniques en ligne devraient avoir des fonctionnalités nouvelles plutôt que de seulement avoir le même contenu que les journaux papier. Toutefois, je ne crois pas que beaucoup de gens seraient prêt à débourser pour de tels services, avec tout ce qu'il y a de gratuit en ligne. Ce que propose le Devoir semble très intéressant et pertinent, mais d'autres quotidiens d'aussi bonne réputation offrent pratiquement la même chose de façon gratuite. En effet, le site Internet Cyberpresse (www.cyberpresse.ca), propriété de Gesca, regroupe divers quotidiens comme la Presse, le Soleil, le Droit, la Tribune, etc. De nombreux articles de ces quotidens sont mis en ligne tout au long de la journée et on peut les consulter gratuitement. D'autres services, comme des baladodiffusions et de la veille informationnelle (appelée "Infolettre" comme pour le Devoir), sont gratuits. La seule chose payante est l'accès au contenu intégral des quotidiens. On voit donc que plusieurs fonctionnalités nouvelles reliées à des quotidiens connus peuvent être gratuites. Il faut donc se demander si les gens seront tentés de se tourner vers les mêmes services qui sont payants...
Caroline :
Il est vrai que certains sites, comme Cyberpresse, offrent des fonctionnalités similaires à celle que l'on peut retrouver au Devoir, mais gratuitement. Cependant, pendant que Le Devoir faisait des profits en 2009, Gesca subissait des pertes importantes à cause des problèmes financiers de La Presse et de quelques autres journaux de son groupe(http://www2.infopresse.com/blogs/ac...). Cela est peut-être uniquement conjoncturel, mais peut-être aussi cela a-t-il à voir avec la stratégie d'affaire du Devoir en matière de numérique.
M. Salaün :
Le billet de Nicholas Carr fait réfléchir... et aussi réagir! Les commentaires que j'ai pu en lire sont assez virulents, allant même jusqu'à l'échange d'insultes. Sur le blogue "Pursuing Possibility" (http://loryn.me/journal/2010/2/7/fa...), on retrouve, entre autres, une analyse qui tend à affirmer que le consommateur moyen déboursait beaucoup plus pour son information en 1985 qu'il le fait aujourd'hui. L'écart serait de l'ordre de 30% des revenus en 1985 pour 10% en 2009. M. Carr apporte cependant un bon point en affirmant que notre argent va maintenant surtout dans les poches des fournisseurs (ISP, cablodistibuteurs...) plutôt que dans celles des producteurs.
Bonjour à tous,
En fait, l'industrie journalistique a peut-être commis une erreur au départ en offrant son contenu en ligne gratuitement. Il est maintenant difficile de reculer et de changer les façons de faire en offrant des abonnements en ligne payants sans rebuter les lecteurs qui sont habitués à la gratuité. Cela dit, l'industrie journalistique pourrait aussi profiter de l'engouement et de l'effet de nouveauté entourant le iPad et les autres lecteurs électroniques pour offrir un contenu payant et attrayant avec succès.
Les journaux papier ont la contrainte de l'heure de tombée. Ils doivent être rédigés, mis en page et imprimés en moins de 24 heures seulement. Le web n'a pas cette contrainte et possède en plus de nombreux avantages. Comme le mentionne Louis Préfontaine dans son blogue intitulé «La fin des journaux?», l'information ne fonctionne plus à sens unique… du moins sur le web.
http://louisprefontaine.com/2009/04...
En effet, la possibilité qu'a le lecteur de laisser des commentaires et de cliquer sur des hyperliens est un avantage de taille qu'a le web sur les journaux papier. De plus, les nouvelles apparaissent beaucoup plus rapidement sur internet que dans les médias imprimés. Le lecteur peut donc accéder presque instantanément à du nouveau contenu, mis à jour continuellement. Pas besoin d'attendre la livraison du journal du matin! De plus, le papier a un prix et n'est pas l'option la plus écologique. Avec tous ces avantages, pas étonnant que « le web se (…) place juste derrière la télévision et la radio » en France.
http://electronlibre.info/+Internet...
Gabriel, tu mentionnes aussi que les jeunes lisent peu les journaux papier… il est intéressant de constater dans l'étude sur le lectorat du Devoir que la « moyenne d'âge [de ses lecteurs] est plus jeune que celle des autres quotidiens du Québec ». Cela serait-il une autre des raisons qui expliquent pourquoi Le Devoir se démarque de ses compétiteurs ? Tu mentionnes également que 67% des lecteurs du Devoir possèdent un diplôme universitaire… à ce sujet, j'ai trouvé une étude intéressante selon laquelle les lecteurs de journaux en ligne « seraient plus éduqués que la moyenne »(sur un billet de Yannick Manuri) :
http://www.espresso-media.com/blog/...
Evelyne et Gabriel, je crois que vous avez tout à fait raison quand vous dites que la fidélité des lecteurs du Devoir explique en partie le succès de ce journal. Reste à voir si Le Devoir continuera de faire des profits au cours des prochaines années…
Salut
Je pense que le problème quand on parle de contenant/contenu en termes économiques, particulièrement dans un contexte d'information numérique, c'est que nous sommes face à un système qui nous offre des biens complémentaires. Même si certains maillons de la chaîne semblent gratuits, nous payons quand même à un moment donné : soit pour la connexion web, nos ordinateurs de plus en plus puissants avec des écrans tactiles ou HD, des cellulaires avec des connexions GS, etc. Parfois on pourrait dire, en paraphrasant Marshall McLuhan: le contenant et le contenu!