(Dés)ordre documentaire et (dés)ordre social
Par Jean-Michel Salaun le jeudi 13 mai 2010, 18:10 - Socio - Lien permanent
Francis Epelboin relate comment en Tunisie certains groupes islamistes arrivent à faire fermer des comptes Facebook à leurs yeux impies, simplement en utilisant les fonctionnalités automatiques du réseau (ici). L'histoire est édifiante et mérite d'être lue et méditée. Il est probable que la Tunisie ne soit ici que la partie émergée d'un iceberg de manipulations variées. Sans revenir sur les aspects éthiques, politiques et sociaux évidemment fondamentaux de cette histoire, je voudrais réfléchir tout haut et sans prétention ici à sa dimension documentaire.
Reprenant une métaphore habituelle sur le net l'auteur démarre ainsi son billet : Si Facebook était un pays, il serait l’un des plus peuplés de la planète, mais il serait également aux prises avec une guerre civile qui prend des proportions inquiétantes. Cette métaphore est séduisante mais trompeuse. Elle fait comme si nous existions sur le web comme dans la vie ordinaire. Il y a pourtant une différence de taille : certes nous existons bien sur le web, mais notre existence y est documentaire (ici).
C'est une évidence que l'on a tendance à oublier ces derniers temps. L'ordre documentaire et l'ordre social sont sans doute le reflet l'un de l'autre, mais il s'agit d'un reflet sérieusement déformé : le monde du document est soumis à des contraintes sensiblement différentes de celles du monde matériel, notamment celles de ses trois dimensions (par ex ici).
En schématisant de façon outrancière, l'ordre ancien, celui de la documentarisation que nous quittons progressivement, s'appuyait d'abord sur la forme du document qui était un objet que l'on pouvait repérer et que l'on s'échangeait. Aujourd'hui la bataille qui se mène sous nos yeux est celle de la reconstitution d'un ordre documentaire, par une redocumentarisation, sans nul doute radicalement différent du précédent, mais qu'il ne faudra pas confondre non plus avec l'ordre social dont il n'est qu'une des composantes, on pourrait dire sa mémoire externe. (là)
Google, en se positionnant sur la dimension texte pour capter l'attention par la recherche, a déjà fait basculer cet ordre par son activité de «lecture industrielle» pour reprendre l'expression d'A. Giffard (là). Mais si la capacité de chercher transversalement dans l'ensemble des textes réduit leur hiérarchisation et peut remettre en cause une «doxa», voir par exemple la polémique entre l'État chinois et Google ou plus prosaïquement son interprétation à géométrie variable du copyright, l'ordre social n'est touché qu'indirectement.
Facebook, en voulant utiliser sa maîtrise du graphe social comme un avantage concurrentiel décisif pour valoriser la vente d'attention, polarise l'ordre documentaire sur sa troisième dimension, le medium. Il radicalise alors l'homologie individu-document, autrement dit l'ordre documentaire est soumis à celui des individus. Il importe la versatilité et la réactivité des clivages sociaux dans les arcanes des logiques documentaires, qui avaient auparavant recul et inertie. Alors l'ordre documentaire devient celui de la mémoire vive.