Autre suggestion de lecture longue pour l'été :

Olivier Bomsel, L'économie immatérielle : Industries et marchés d'expériences, Nrf Essais (Gallimard, 2010). (itw Télérama).

Par une relecture d'auteurs, classiques et plus récents, ce livre ne suggère pas moins qu'une révision du sens de l'histoire de la pensée économique et, sans doute, de l'économie elle-même. Partant du principe que la science économique depuis A. Smith s'intéressait à «l'économie des choses» et à la division du travail ou l'équilibre des marchés, il montre qu'une rupture du raisonnement s'est opérée par la proposition de R. Coase en 1937 dans son célèbre article The nature of the firm (pdf). Coase suggère de prendre en compte les coûts de transaction pour expliquer le partage de la production et la distribution des biens entre un marché d'un côté et des organisations de l'autre. Dès lors, la division du travail pour améliorer la productivité n'est plus l'explication essentielle du développement économique, mais il faut plutôt la chercher du côté des conventions ou des contrats qui se mettent en place, souvent par écrit, pour configurer l'économie. Mieux, avant même de contracter, les protagonistes doivent se renseigner sur les modalités des diverses formules (marché ou organisation) pour faire un choix éclairé, tout ce processus est informationnel et coûteux. Ainsi nous serions passés progressivement d'«une économie des choses» à «une économie immatérielle».

Autre proposition de l'auteur : dans cette économie, les effets de réseaux sont importants, et donc les externalités, positives ou négatives, dont profitent ou que subissent chaque consommateur individuel du fait de la consommation d'un bien ou d'un service par d'autres individus. Les effets de réseaux sont particulièrement importants dans les biens informationnels qui se trouvent maintenant au cœur de l'économie. O. Bomsel suggère que les institutions mises en place pour «internaliser» ces effets, c'est à dire les maîtriser et les réguler pour le bien de la collectivité soient intégrées dans le raisonnement économique.

Je ne saurai ici relever tous les points stimulants de ce livre qui a le mérite de sortir du discours convenu sur l'économie numérique et de faire réfléchir. Pour alimenter sa thèse, O. Bomsel relit de nombreux classiques de l'économie. C'est très salutaire et très éclairant, même si on peut s'étonner de l'absence d'H. Simon et la rationalité limitée (wkp) ou encore O. Williamson sur les coûts de transaction (wkp). De plus, il ne semble pas opérer une distinction nette entre le rôle de l'information dans l'économie et les activités économiques consacrées à l'information (industries culturelles, industries de l'information). Sans doute, la thèse d'une «économie immatérielle» suggère que toutes les activités économiques sont consacrées à l'information, mais je ne suis pas vraiment sûr, même si la notion de «biens d'expérience» ou la signification des consommations s'étend que les particularités des branches jusqu'ici spécialisées dans ce domaine se retrouvent dans le reste de l'économie.

L'auteur m'a beaucoup moins convaincu lorsqu'il s'éloigne de l'économie elle-même pour la psychanalyse, la linguistique ou la sémiotique. Il cite J. Lacan ou M. Foucault, mais ignore J. Baudrillard (celui du Système des objets ou de Pour une critique de l'économie politique des signes) ou encore G. Debord, qui auraient pu enrichir ou nuancer ses propos. Et surtout il méconnait les travaux en sciences de l'information, et notamment les interrogations sur la notion d'information et celle de document, à part une référence au livre de 1991 sur l'histoire de la signature de B. Fraenkel (pour un travail plus récent du même auteur sur le sujet voir cairn). Pourtant, la question qu'il pose est bien celle du rôle prééminent dans l'économie de «l'information consignée», l'objet premier des sciences de l'information.

Sur ces dimensions, l'auteur, fasciné par le livre Écrire à Summer de JJ Glassner sur l'invention de l'écriture cunéïforme, déduit dans un raccourci rapide que le numérique serait une nouvelle écriture universelle puisque tous les signes s'y réduisent à une série de 0 et de 1. Mais, si une formule comme «c'est la première fois depuis cinq mille ans qu'on invente une nouvelle écriture» peut séduire un journaliste de Télérama et frapper l'imagination des lecteurs, il s'agit là d'un contresens : le numérique n'est pas une nouvelle écriture. On peut objecter, en effet, de nombreux arguments à cette proposition. Tout d'abord, le 0 et le 1 sont des chiffres arabes écrits (wkp) dont l'universalité ne date pas d'hier. Ensuite, personne ne sait lire un programme informatique écrit en binaire, il s'agit en réalité de commandes envoyées à la machine et non une écriture. Les 0 et 1 ne représentent qu'une alternative de commande, oui ou non, fermé ou ouvert, et la grande innovation de ce côté est d'y avoir introduit le calcul booléen. Une écriture que personne ne peut lire n'a pas d'existence.

Ainsi, il serait plus juste de comparer la possibilité de consigner et reproduire tous les signes grâce à l'informatique à l'invention de l'imprimerie qu'à celle de l'écriture, une réelle innovation, une révolution même grâce aux possibilités quasi-infinies de reproduction, de combinaison et de transformation qu'ouvrent la puissance du calcul. C'est déjà beaucoup et n'est pas sans conséquence sur les écritures traditionnelles elles-même, comme en leur temps l'invention des caractères mobiles (voir, par exemple, les conséquences de la multiplication des SMS sur la connaissance des caractères chinois ici). Mais est-ce alors compatible avec la proposition de l'auteur d'une «économie immatérielle» ? Je ne sais.