On n'achète pas une bibliothèque comme un livre
Par Jean-Michel Salaun le dimanche 16 janvier 2011, 12:25 - Édition - Lien permanent
François Bon vient de baisser de façon conséquente le prix des livres sur Publie.net. Un livre téléchargé chez lui coûte désormais 3,49 Euros contre 5,99 auparavant (et même un peu moins pour les Québécois exonérés de TVA). Parmi ses explications, la plus trivialement économique qui est sans doute secondaire pour lui, mais nous intéresse ici au premier chef est celle-ci :
En baissant de façon conséquente ce prix standard de 5,99 à 3,49 (et 2,99 pour les formes brèves), j’ai l’intuition que ce ne sera pas pénaliser les auteurs – au demeurant, même sur un téléchargement à 3,49, une fois enlevés les 57 cts de TVA, reste 1,46 à l’auteur en vente directe, et 0,85 en vente avec intermédiaire - , mais au contraire déplafonner notre distribution, passer à une autre échelle.
Cela m'a rappelé deux autres billets assez spectaculaires. Le premier d'un auteur de roman policier américain prolifique, Joe Konrath, qui explique le 22 septembre 2010 comment il a vendu 103.864 ebooks. Extraits (trad JMS) :
Aujourd'hui, je vends une moyenne 7.000 e-books auto-édités sur le Kindle. Ces chiffres concernent les 19 titres auto-publiés, bien que les six premiers comptent pour plus de 75%, en gros 5000 par mois.
Cela signifie que ces six ont une moyenne de 833 ventes, ou rapportent 1.700$ par mois, chacun. Cela équivaut à 20.400$ par an et par livre pour mes meilleures ventes.
Il poursuit son exposé détaillé en expliquant comment il est arrivé à ce chiffre. En résumé, il a choisi de s'auto-éditer en réduisant drastiquement le prix de vente de ses livres à 2,99$. De ce fait, ses droits en pourcentage ont augmenté car ils sont partagés en moins d'acteurs, et en même temps l'augmentation des exemplaires vendus augmente mécaniquement les revenus de façon spectaculairement plus importante que le manque à gagner de la baisse du prix.
Cette aventure débute à peine. À la fin de 2010 j'aurai gagné plus de 100.000 $ sur mes livres auto-édités, et ce n'est rien comparé à ce que j'attends pour 2011. Et j'y réussis sans tournée, sans promotion non-stop, sans dépenser beaucoup d'argent, et sans compter sur personne d'autre.
Sans doute même s'il est exemplaire en particulier par la forte activité sur le web qui favorise certainement l'accès à ses œuvres, le cas de J. Konrath ne peut être reproduit pour l'ensemble des auteurs. C'est un auteur reconnu, expérimenté à succès de littérature populaire. Mais au delà du cas particulier, l'exemple pose la question de ce que l'on vend, sans doute un livre, mais un livre dans un écosystème fort différent et par là même dans un système de valeur très différent.
Avant d'y venir, il est utile de consulter un troisième billet, celui d'Evil Genius qui s'appuyant sur les chiffres de J. Konrath propose un petit modèle économétrique, dont le schéma ci-dessous résume bien la conclusion.
Bien sûr la construction du modèle est critiquable, ne s'appuyant que sur un exemple. Mais la démarche est utile et pourrait être menée de façon systématique avec les chiffres des grands acteurs. Le modèle est d'autant plus simple que les coûts variables de distribution dans le numérique sont très réduits. On peut même ajouter que la constitution de la maquette pour les livres récents ont été aussi très réduits par le numérique comme le montre l'étude de H Bienvault pour le MOTif.
En réalité ce modèle pose une question de fond qui est une petite révolution par rapport à la conception actuelle de la valeur éditoriale d'un livre. Il suppose de mesurer l'élasticité de la demande globale de livres par rapport à leur prix. Autrement dit, de supposer qu'un livre, ou plutôt un titre, est concurrent d'un autre en fonction de son prix, que les livres sont peu ou prou interchangeables.
On a tendance au contraire à penser qu'un livre, comme œuvre unique, est une sorte de monopole. On souhaite lire tel livre de tel auteur et on ne sera pas satisfait si on nous en propose un autre à la place. Et le droit d'auteur confère bien à ce dernier un monopole sur l'exploitation de son livre, qu'il peut ou non déléguer. Cette conception trouve sa traduction économique dans le modèle éditorial qui permet d'équilibrer le système global par une sorte de péréquation entre les revenus des titres à succès et ceux plus confidentiels. L'élasticité de la demande par rapport au prix serait faible dans le livre.
Mais l'arrivée du web et surtout la montée des tablettes modifient considérablement la donne et l'attitude du lecteur. Sur un Kindle ou un iPad, on n'achète pas un livre, on se constitue une bibliothèque. On peut lire un livre de la première à la dernière page, mais on en lit souvent plusieurs en même temps et on pourra y revenir à tout moment, à la bonne page ; ou encore on se contentera de feuilleter un grand nombre de livres, zappant de l'un à l'autre, faisant des recherches. Et tout cela en tout lieu, à tout moment, du fait de la portabilité de sa bibliothèque réduite à une tablette. Nous retrouvons un propos souvent tenu ici : le modèle du web est hybride entre celui de la bibliothèque et celui de la télévision.
Dès lors, sans doute le lecteur sera attiré par tel ou tel titre particulier, mais la valeur principale est constituée par l'ampleur et l'adaptation de la collection qu'il pourra constituer et par la vitesse et la commodité de l'accès aux pages. Cette donnée nouvelle modifie vraisemblablement considérablement la sensibilité au prix et donc l'élasticité de la demande, d'autant que le web tend à tirer les prix du contenu vers le bas par l'abondance des ressources accessibles gratuitement et que constituer une collection est un investissement de départ non négligeable pour un e-lecteur.
Conclusion si cette analyse est juste, F. Bon a eu bien raison de baisser drastiquement ses prix.
Codicille : cela pose aussi des questions sur la place et l'économie des ebooks dans les bibliothèques comme institution. Il faudrait que j'y revienne. Voir aussi la table ronde de la SACD du 17 janvier ici.
Actu du 21 janv 2011
Sur le contrat d'édition, voir la synthèse de M de Battisti.
Commentaires
merci, Jean-Michel, et de ton intérêt, et de la mise en perspective
je n'ai pas pris cette décision d'un coup de tête, même si discussion un peu binomiale à la Scam lundi m'a servi de déclencheur – depuis quelque temps, j'avais commencé à baisser les prix de nos nouveaux textes, mais ça ne servait pas d'embrayage repérable
ces derniers mois, on a pu se frotter à ces paradigmes d'une diffusion (non pas massive, ne rêvons pas), mais changeant totalement d'échelle, nos petits classiques sur l'iBook Store (souvent dispo en gratuits, mais pas "édités" ni accompagnés de la notice qui explique l'importance de ce texte), et une collection de polars à 3 euros (donc pas la frontière symbolique, et si dérisoire, de la littérature dite contemporaine)
mais je crois quand même qu'en indiquant auparavant un prix de 5,99 on restait intérieurement dans "l'équivalent livre" – et non pas l'idée de cette "bibliothèque", tu as raison de mettre le mot en avant, qu'on emporte dans son outil nomade, ou bien qu'on se constitue comme on se constituait sa bibliothèque d'imprimés – il faut accepter cette souplesse, et le modèle Spotify (que j'utilise au quotidien, sans jamais regretter mon abonnement (1, malgré l'obscurité de leur gestion, 2, et je n'achèterais jamais 8 CD par an, à prix égal) – la liberté, une fois dissociée la lecture de l'objet matériel qui la porte, de découvrir, tester, jeter...
après, comme j'aimerais lire billet équivalent de ta part, ou bien qu'on puisse lancer débat sur : à quel prix proposer nos ressources aux bibliothèques – les frais (mise en place, gestion au quotidien, technicité) sont autres, incompressibles – avec Xavier Cazin, de l'Immatériel, nous nous appuyons sur un concept d' "utilisateurs potentiels", permettant que l'abonnement de la DLP du Cher ne soit pas rétribuée au même niveau que l'abonnement BNF
nous sommes convaincus que tout cela démarrera lorsque nous proposerons des "bouquets" d'abonnements à nos ressources, mais pour l'instant on est tout seuls et c'est rude (sur 15 000 ressources auxquelles j'ai accès via Sciences Po Paris, une dizaine de ressources littérature, donc une seule en français)
qu'est-ce qui bloque ? est-ce seulement l'argent ?
et comment, une fois la ressource en place, faire qu'elle serve, et pas seulement comme ressource passive ? (j'ai toujours en fond de tête le "ça ne nous intéresse pas" quand j'avais proposé l'an dernier à la bibliothèque que tu connais bien, au bout du couloir EBSI, l'accès gratuit à publie.net pour pouvoir m'en servir avec mes étudiants....)
Dans les commentaires de la courbe d'Evil Genius, on peut lire une information importante : 2,99 $ c'est la limite inférieure à partir de laquelle Amazon propose un reversement à 70% à l'auteur. Ce n'est donc pas un prix plancher choisit au hasard. Il a une influence directe sur la forme de la courbe. Ce n'est pas un prix établi par la demande ou par l'offre, mais un prix établi par le système économique proposé. Si le reversement à 70 % était assuré pour un prix plus bas, la courbe serait certainement décalée sur la gauche.
"Sur un Kindle ou un iPad, on n'achète pas un livre, on se constitue une bibliothèque." : je ne suis pas convaincu de cette affirmation. Je ne sais pas si les gens gardent ou jettent les exemplaires électroniques qu'ils achètent. S'ils les ré-ouvrent après les avoir lus. Si la consommation est principale du roman noir ou rose - grand public - pour le Kindle, les lecteurs font peut-être des collections, lisent certainement plusieurs titres en même temps, mais rien n'assure que cela fasse pour autant bibliothèque de référence.
Dans le domaine des livres applicatifs, visiblement, les livres ont une durée de vie très limitée : on les lit en les ouvrant plusieurs fois pendant quelques semaines, puis on n'y accède tout simplement plus. On les as lu.
Cela fait un certain temps que les économistes se sont essayés à la mesure de l'élasticité-prix des livres. Exercice difficile tant les éditeurs sont réticents à communiquer les données détaillées de prix et de vente. Le document suivant, p. 53, synthétise les principaux travaux publiés
http://www.cepremap.ens.fr/depot/op...
J'insiste sur le fait qu'il s'agit des seuls travaux publiés : des données de bien meilleure qualité ont été utilisées dans les procédure d'examen de fusions, mais leurs résultats sont confidentiels. En tout état de cause, il apparaît que l'élasticité-prix globale des livres est élevée. La seule étude disponible sur l'élasticité-prix entre titres (référencée p. 52 de la même étude) indique que cette élasticité est très importante.
En d'autres termes, les données disent que le pouvoir de monopole d'un titre est faible.
D'après ce que j'ai entendu, l'idée que l'élasticité-prix serait faible proviendrait de l'utilisation par les éditeurs de méthodes pour le moins fragiles : demander à un panel s'ils achèteraient tel ou tel titre si on augmentait le prix de telle quantité. Imaginez-vous dire (à un éditeur en plus) que s'il augmente son livre de quelques euros, vous ne l'achetez plus ? Plutôt mentir un peu que de passer pour un phillistin.
@ François
Pour les bib, je ne crois pas que le prix soit le principal frein.
L'abonnement à des bouquets pour les bibliothèques est reproduit des abonnements aux bases de revues scientifiques électroniques aux BU. Mais le ebook pose à mon avis d'autres questions. P ex :
- il ne s'adresse pas qu'aux BU, mais aussi aux bib publiques avec une communauté beaucoup moins délimitées (administrativement et techniquement), ce qui pose des pbs de gestion de droit.
- le terminal (la tablette) est un élément clé du dispositif, et celui-ci n'est pas encore très répandu, ce qui amène à gérer des terminaux.
Sans parler de bien d'autres tracas :
http://meredith.wolfwater.com/wordp...
http://www.infotoday.com/online/may...
@ Hubert
L'information de la limite inférieure de Amazon est importante mais ne change pas le raisonnement général. Il y a un optimum de revenu pour la combinaison demande-prix. Pour avoir une réponse plus précise sur ce point, il faudrait disposer de données en plus grand nombre. Mais il est vraisemblable que cet optimum est à un prix beaucoup plus bas que ceux actuellement pratiqués.
Concernant la comparaison avec la bibliothèque. Première remarque, une bibliothèque n'est pas nécessairement une bibliothèque de référence, demandez aux amateurs de BD.. Mais, vous avez raison, le terme bibliothèque peut-être considéré comme un abus de langage, dans la mesure où, comme je l'ai indiqué, le modèle s'inspire de deux médias : la bibliothèque certes et aussi la télévision. Du premier, il prend l'accumulation et le temps long, du second le flot et l'éphémère. Le mariage a produit un rejeton dont nous ne mesurons pas encore toutes les qualités ni les défauts.
@ Mathieu
Merci de rappeler ce e-book.. que j'avais enfoui malheureusement dans ma bibliothèque perso et ma mémoire. La relecture des pages indiquées montre un avis sur l'élasticité beaucoup plus mitigé que le vôtre. Mais j'imagine que ce dernier est conforté par les études confidentielles auxquelles vous faites allusion.
Merci de citer mon étude mon cher jean-michel, déjà vieille d'une année et déjà obsolète quant à mes observations récentes! Les outils progressent vite!
Bonjour Hervé,
Obsolète ? Sur quels points ? Ne nous laissez pas dans l'ignorance..
Coûts à la baisse, vous vous en doutez bien! Plusieurs tests en cours avec des partenaires, des solutions professionnelles qui changent les pratiques dans les maisons d'édition. Et ce n'est que le début!