Document et protodocument
Par Jean-Michel Salaun le lundi 19 septembre 2011, 07:41 - Sémio - Lien permanent
Il semble que la théorie du document commence à agiter un peu la blogosphère (ici ou là). Il paraît alors utile de se mettre d'accord parce qu'on entend par « document ». C'est une discussion ancienne, qui je crois peut être maintenant tranchée. J'y consacre tout un chapitre dans le livre à venir, mais pour alimenter dès à présent les discussions qui s'amorcent, voici quelques éléments de définition.
Inspirée de Bruno Bachimont, qui dans un cours récent à l'EBSI tente de préciser les conséquences de la bascule du document vers le numérique, une première définition du document pourrait être la suivante : Un document est une trace permettant d’interpréter un évènement passé à partir d’un contrat de lecture. Nous retrouvons bien les trois dimensions, matérielle avec la trace (vu), intellectuelle avec l’interprétation (lu), mémorielle avec l’évènement passé (su), ainsi que la nécessaire construction sociale avec le contrat.
La notion de trace permet d’élargir la définition du document à toutes sortes d’objets comme l’avait proposé Suzanne Briet dans les années 50. Une étoile dans le ciel, une antilope, pour reprendre ses exemples, peuvent être des documents pourvu qu’elles soient les témoins d’un savoir inscrit dans un système documentaire. Ainsi les documents sont très divers, depuis les contrats, factures, bulletins de paie, bordereaux, circulaires, lois et règlements, cartes d’identité, permis variés, jusqu’aux romans, albums, films, photos d’actualité en passant par les pièces archéologiques, les données scientifiques, les articles de revues, les objets muséaux et aussi les cartes de visite, les faire-parts, les petites annonces, les affiches publicitaires et l’on pourrait naturellement prolonger indéfiniment cette liste à la Prévert. L’interprétation de chacun passe par le régime documentaire auquel est rattachée la trace. Celui-ci peut être très varié, juridique, fictionnel, scientifique, coutumier, amical, etc. Pour interpréter un document correctement, il est nécessaire d’avoir assimilé les clés d’entrée de ces régimes. Enfin, la référence à un évènement passé ne signifie pas nécessairement la relation de cet évènement, mais bien que le document fait le lien entre quelque chose qui s’est déroulé dans le passé dont il est la trace et aujourd’hui. La trace peut être fortuite, un indice, ou construite, un texte.
Le document est une façon de retrouver notre passé et, nécessairement, de le reconstruire en fonction de notre présent pour orienter notre futur. Ce billet que vous consultez est un document, il est la trace de l’analyse que j’ai construite à un moment donné et que vous réinterprétez par rapport à votre présent, à partir de nos habitudes partagées de l’écriture-lecture d’un billet de blogue. Son objectif est d'esquisser une définition du document utile pour nous orienter à l'avenir sur ces questions.
Mais cette première définition ne permet pas de rendre compte d’une qualité essentielle du document ordinaire qui autorise sa mise en système : sa reproductibilité, sa plasticité, son traitement. Sans doute n’importe quel objet peut devenir un document, mais il reste alors unique. C’est en quelque sorte un prototype documentaire, disons un protodocument. Le document ordinaire est un texte, une représentation formelle de ce prototype sur un support maniable. Si le protodocument est déjà d’ordre textuel, il pourra être directement la matrice du document, comme dans le cas de la copie des scribes ou de l’imprimé. Dans le cas contraire, des textes viendront documenter le protodocument, jusqu’à parfois le remplacer, depuis les notices jusqu’aux enregistrements analogiques. Le numérique a démultiplié ces possibilités manupulatoires, c'est l'essentiel de sa force.
La définition du célèbre bibliothécaire indien Shiyali Ramamrita Ranganathan insiste, elle, sur ses qualités manipulatoires : un document est une micro-pensée enregistrée (embodied micro thought) sur papier ou sur un autre support, qui permet une manipulation physique facile, un transport dans l’espace et une préservation dans le temps (cité par Buckland, trad JMS). Mais cette définition a le défaut inverse d’oublier les protodocuments et ne rend pas compte de la valeur sociale du processus documentaire. Nous pouvons alors articuler les deux définitions : Un protodocument est une trace permettant d’interpréter un évènement passé à partir d’un contrat de lecture. Un document est la représentation d’un protodocument sur un support, pour une manipulation physique facile, un transport dans l’espace et une préservation dans le temps.
Si l’on poursuit le raisonnement, la multiplication des documents et des genres dans toutes sortes de registres et leur transformation témoignent d’une relation fiévreuse à notre passé, une sorte d’interrogation existentielle sur notre présent face à un futur angoissant dont les termes se renouvellent sous nos yeux. Mieux ou pire, le numérique par ses capacités calculatoires permet de reconstruire des documents à la demande et nous donne l'illusion d'avoir toutes les réponses à nos questions avant même qu'elles ne soient posées, comme si notre futur était un destin déjà inscrit dans les machines.
Commentaires
Je pense que le contrat de lecture ne peut exister que parce qu'il y a construction sociale de ce contrat, qui résulte de la possibilité de diffusion, préservation, etc. Il faut sans doute préciser ça dans la définition de Bruno, mais je ne suis pas persuadé qu'il y ait là matière suffisante pour séparer proto-document et document.
Si j'osais, j'insisterais sur la nécessité de mettre l'accent sur l'action de l'Homme dans la composition (création?) du document avec ou sans intermédiaire (automate).
Bonjour,
j'ai lu votre article avec un grand intérêt, mais pourquoi les deux premiers liens faisant état de l'agitation dans la blogosphère renvoient-il vers vous-même ?
David
@ Yannick
Oui, il y a une construction sociale du contrat. Mais les possibilités de diffusion et préservation varient considérablement selon les objets. Un saut qualitatif réalisé par le document, une inscription sur un support maniable, sur le protodocument, c'est sa fluidité qui n'est pas acquise pour ce dernier par exemple dans les objets muséaux.
@ Benoit
Un document n'est pas toujours un œuvre de création, mais vous avez raison d'insister sur l'intervention humaine. Cela est contenu dans la notion de contrat de lecture qui suppose une co-construction tacite entre l'émetteur et le destinataire, tous deux humains. Ceci dit, il existe des documents générés automatiquement.
@ David
Touché ! Le web a tendance à trop flatter les inclinaisons narcissiques du blogueur. Heureusement que les lecteurs sont là pour le lui rappeler. Merci pour votre intérêt.
"Un document est une trace d'un événement passé"
Je suis gêné par la référence au passé, surtout en une époque où il est important de réfléchir à ce qui peut rapprocher ou différencier données (data) et documents, où s'amorce une discussion sur le protodocument.
Que diriez-vous d'une formulation comme "Un document est une trace pérennisable, persistante d'un événement" ?
Bonjour,
Merci pour cette réflexion extrêmement intéressante, elle suscite (entre autres) une question que je me permets de vous transmettre: tout objet peut être document mais peut-on dire qu'un document (quel qu'il soit) suscite chez son récepteur une "lecture"?
@ Alain
«Trace d'un évènement passé» serait un pléonasme. Un évènement qui a laissé une trace est nécessairement passé.
L'extrait exact est «trace permettant d’interpréter un évènement passé». La trace n'est pas nécessairement un indice, c'est-à-dire indissociable de l'évènement, comme par exemple une signature manuscrite au bas d'un contrat, ou encore le manuscrit d'un livre. Le contrat est bien la trace directe d'un évènement : l'accord de deux parties sur un sujet les concernant. Le livre imprimé, par contre, est une trace dissociée de l'évènement originel et on peut en tirer bien des conséquences sur la notion d'auteur. V. p ex Chartier : http://www.entreprises-et-cultures-...
Mais je ne comprend pas ta réticence par rapport à la relation au passé et comment ne pas concevoir que le document est un objet mémoriel.
@ Sabine
Je ne suis pas sûr de bien comprendre la question. Selon l'analyse tridimensionnelle du document, celui-ci doit pouvoir être lu (2e dimension). La lecture proprement dite est un acte et relève de la troisième dimension, c'est-à-dire la transmission.
Reprenons l'exemple du contrat : la signature vaut pour accord des termes inscrits. Elle présuppose qu'il a été lu (3e dimension) et compris (2e dimension). Mais bien des contrats ne sont pas lu en détail par les signataires. Dans ce dernier cas, ce qui compte c'est que les deux parties disposent chacune du document signé marquant leur accord dont les détails importent peu en situation ordinaire. Dès lors, le plus important est la première dimension, celle de la forme. En l'occurrence, le document comme objet. Ainsi un document n'est pas nécessairement lu par son récepteur, mais il en a la potentialité.
Mais on commence peut-être à couper les cheveux en quatre non ?
A document is formed to create, not just remind.
Hi Carol,
Nice to see you here.
Yes, some documents (not all) are related to creation. But they are the traces of their creator's act.
Hello Jean-Michel, et tes lecteurs(trices)/annotateurs(trices)
D'après ma lecture de Pédauque, j'avais une autre vision du "protodocument". Non pas le prototype qui sera soumis au processus industriel de la duplication, mais un ensemble informel de "sources" (un terme utilisé par les historiens et les éditeurs de classiques, curieusement absent de ton texte), regroupés par un(e) "auteur(e)" (i.e. une entité responsable de la création du document, si l'on reprend la formule abstraite de définition du Dublin Core... qui peut donc être machinique, créative-personnelle, ou anonyme, notamment "par excès d'auteurs", comme dans Wikipédia) en vue de produire un "document" (une trace "intentionnelle" portant mémoire d'un événement ou de son interprétation).
Tu proposes ici une autre définition (en tout cas différente de celle que j'avais compris/interprété), qui me semble peu opérationnelle. Les FRBR (Functional Requirements for Bibliographic Records) distinguent une frontière qui ne vaut pas forcément pour une définition globale, mais qui semble opérationnelle dans le monde des "documents édités" : il y aurait d'un côté les travaux "intellectuels" de création du document (ce qui au passage signifie que les bibliothèques ne considère comme tels, i.e. comme méritant l'insertion dans un catalogue de bibliothèque, que les "lus" qui relèvent d'une production "intellectuelle"), dans laquelle on distinguerait les "œuvres" (en général l'original) et ses "expressions" (par exemple les diverses traductions)... et de l'autre côté les "incarnations" de ce travail intellectuel dans des "manifestations", éventuellement multiples ("items").
La tendance à confondre traces/protodocuments (i.e. recueil organisé de traces ou de sources, ou encore de "témoins") et "documents" (relevant d'une "décision" auctoriale, fut-elle machinique et algorithmique) ne me semble pas porteuse. Notamment quand on regarde les effets du côté du "su" : quels sont les droits (y compris le droit d'appartenir au Domaine public) associés à de tels "documents" sans "intention" ? Comment va-t-on leur associer un "droit moral", surtout si'l est "inaliénable" ? N'est-ce pas trop dangereux pour l'avenir tant du domaine public que du partage "volontaire" de la connaissance ?
En considérant que l'intention de créer un document vaut "propriété" sur ce document, la Convention de Berne a certes servi la reconnaissance du "fait auctorial", mais dans la période actuelle, caractérisée par la permanence des traces, par la capacité machinique de tout produire comme objet "publié", ou "publiable", cette assimilation de l'intention et du non-intentionnel peut créer des nœuds de blocage. La logique du "dépôt", qui prévalait aux États-Unis avant la Loi de 1976 valorise au contraire cette distinction fondatrice de l'acte de "création" ou du moins de "documentation".
Amitiés
Hervé Le Crosnier
Salut Hervé,
Bonnes questions. Des réponses bientôt dans un billet à venir.
Je partage le point de vue d'Hervé.
Il rejoint mon "malaise" envers une généralisation du modèle Pédauque, qui fonctionne plutôt bien dans le cadre des documents édités mais assez mal dans celui des documents institutionnels (archives ou "documents pour l'action" selon Zacklad), bien que ceux-ci puissent aussi avoir des "manifestations" multiples.
La question de la "traçabilité" des sources posée par Hervé me paraît porteuse. Si par hypothèse l'option wikipedienne triomphait, l'historique de toutes les modifications constituerait la somme des sources (il faudrait éclaicir le statut des objets réccupérés via Wikicommons) et l'article serait la publication au sens classique. Une piste à creuser...