Dédicace spéciale à Pauline. Petite promenade documentaire à la Biennale de Lyon.

Les œuvres d'art sont des protodocuments et peuvent être analysées à partir des trois dimensions (vu, lu, su). Il est possible même que la valeur artistique d'une œuvre vienne justement de la subversion des places respectives des trois dimensions. Quoi qu'il en soit certains artistes utilisent, plus ou moins consciemment, directement cette grille pour construire leur œuvre. À la Biennale de l'art contemporain de Lyon, deux œuvres, en contraste radical, illustrent chacune à leur manière combien le jeu entre les dimensions peut être stimulant et dérangeant.

Le premier Robert Kusmirowski présente une œuvre monumentale. Au premier niveau du lieu d'exposition on ne voit qu'un mur sinistre surmonté de barbelés délimitant un espace circulaire inaccessible. Le niveau supérieur offre une vue plongeante au-dessus du mur et voilà ce que l'on découvre :

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Tout dans les couleurs, dans l'organisation des lieux, dans les objets, bibliothèques monumentales, livres, machines crasseuses, bidons, casiers de typographes, renvoie à une organisation documentaire mi-XIXe à mi-XXe avec la suggestion d'un scénario sinistre d'incinération de livres.. On brule les objets (vu), on interdit la transmission (su) par la circularité du mur et le contenu (lu) est absent, déchiré, éparpillé sur le sol. L'ensemble de l’œuvre est construite sur la primauté de la première dimension qui, enfermée et détruite interdit le déploiement des deux autres. Par ailleurs, c'est bien parce que la scène renvoie à un décor familier et qu'elle est exposée à la Biennale que je peux en suggérer une interprétation. En tant qu’œuvre, il s'agit d'un protodocument articulant bien les trois dimensions.

La seconde œuvre, due à Dominique Petitgand, est minimaliste : À la merci (At the mercy). Dans une pièce nue, il n'y a qu'un haut-parleur et un écran de télévision. Dans le haut-parleur une voix de petit garçon lit des mots que répète à sa suite un adulte. L'ensemble forme une longue phrase française qu'il est impossible de comprendre à cause du caractère haché de la lecture ânonnée. Sur l'écran défile les mêmes mots, mais en anglais, que l'on comprend avec un minimum de compétence de cette langue et grâce à la traduction sonore, mais qui sonnent différemment. Les mots les plus longs sont coupés en deux, aussi bien à l'oral qu'à l'écrit, mais nécessairement sur des prononciations différentes, accentuant le caractère déconcertant de l'exercice de lecture. Ici l'accent est mis à l'évidence sur le «lu», perturbé par la triple forme (vu) constituée des deux voix et de l'image des mots redondantes et embrouillantes, car on lit aussi avec les sons (S Dehaene). Le «su» est alors bloqué. Mais, par ailleurs, comme dans l'exemple précédent l'ensemble forme un joli et émouvant poème dont les trois dimensions sont articulées dans un protodocument.