Dans un commentaire du précédent billet, Piotr conteste ma proposition de considérer Google comme un média. Voici ses arguments :

J'ai du mal à assimiler Google à un média : il me semble qu'un média diffuse des contenus, ce qui n'est le cas de Google qu'accessoirement. Enfin, rapprocher une indépendance qui serait revendiquée par Google de celle qui l'est effectivement par le New York Times est malheureux car cela suppose que Google soit animé par une éthique journalistique, ce qui n'est évidemment pas le cas. J'ajoute qu'un média a pour effet de rémunérer la production de contenus, ce qui n'est pas non plus le cas de Google.

Je dois le remercier de son commentaire, qui me donne l'occasion de préciser les choses. Je crois, bien sûr, qu'il se trompe mais son propos mérite discussion car il me semble être assez largement partagé et risquer de brider l'analyse. Reprenons ses arguments les uns après les autres (en italique-gras).

Un média diffuse des contenus, ce qui n'est le cas de Google qu'accessoirement.

Le moteur de recherche de Google donne accès à du contenu et ne le diffuse pas vraiment au sens strict, en effet. La diffusion et l'accès sont deux activités différentes et qui peuvent être économiquement antagoniques. Je l'ai montré dans deux billets anciens (ici et). Pour autant, elles ont été déjà articulées dans l'histoire. C'était le cas des bibliothèques avant la popularisation de l'imprimerie à caractères mobiles qui a marginalisé les scriptoria et donc éloigné l'activité de diffusion de celle de l'accès. Et c'est aujourd'hui le cas des médias de diffusion qui proposent sur le web une activité d'accès en ouvrant leurs archives, et aussi en direct dès qu'un article est mis en ligne et ne sera lu que si l'internaute prend la peine d'y accéder.

Ainsi la différence entre diffusion et accès s'estompe sur le web, même si elle ne disparait pas (on la retrouve par ex dans la différence entre le pull et le push). Dès lors, définir le média par la fonction de diffusion et non celle d'accès était déjà discutable, c'est inopérant aujourd'hui.

Rapprocher une indépendance qui serait revendiquée par Google de celle qui l'est effectivement par le New York Times est malheureux car cela suppose que Google soit animé par une éthique journalistique, ce qui n'est évidemment pas le cas.

Oui, Google n'est évidemment pas animé par une éthique journalistique. Cela signifie-t-il pour autant qu'il ne revendique pas une indépendance, que cela ne relève pas d'une éthique de média et que cette dernière ne puisse être comparée à celle du journalisme ? Ma réponse est non à ces trois dernières négations.

Commençons par l'éthique journalistique. J'ai eu déjà l'occasion sur ce blogue de rappeler combien elle était relative et récente (tournant XIXe-XXe) et combien le web la faisait évoluer(ici et .

Google, de son côté, revendique clairement une indépendance et a ce qu'il faut bien appeler une éthique, même si on peut (doit) la discuter. Cela était perceptible dès le premier papier de Brin et Page (ici), et est exprimé aujourd'hui sur le site de la firme en dix principes dans la page intitulée ''Notre philosophie'', dont je ne reprends ci-dessous que quelques brefs extraits :

" 1. Rechercher l'intérêt de l'utilisateur et le reste suivra

Depuis sa création, la société Google concentre ses efforts sur le confort d'utilisation des internautes. Lorsque nous concevons un nouveau navigateur Internet ou lorsque nous apportons un plus à l'aspect de notre page d'accueil, c'est votre confort que nous cherchons à satisfaire, et non un quelconque objectif interne ni les exigences de résultats de la société.

2. Mieux vaut faire une seule chose et la faire bien

Le cœur de métier de Google est la recherche sur Internet.

3. Toujours plus vite

4. La démocratie fonctionne sur le Web

La recherche Google fonctionne, car sa technologie fait confiance aux millions d'internautes qui ajoutent des liens sur leur site Web pour déterminer la valeur du contenu d'autres sites.

5. Vous n'êtes pas toujours au bureau lorsque vous vous posez une question

6. Il est possible de gagner de l'argent sans vendre son âme au diable

Pour assurer un service à tous nos utilisateurs (qu'ils soient ou non annonceurs), nous avons défini un ensemble de principes sur nos programmes et nos pratiques publicitaires :

Google autorise la diffusion d'annonces sur ses pages de résultats uniquement si ces annonces sont en lien direct avec les résultats obtenus.

Nous pensons que la publicité peut être efficace sans être envahissante. Google n'accepte pas les publicités sous forme de fenêtres pop-up, qui gênent la lisibilité des pages consultées.

Sur Google, les publicités sont toujours clairement identifiées comme "liens commerciaux". (..) Nos utilisateurs font confiance à l'objectivité de Google et rien ne pourrait justifier la remise en cause de cette confiance.

7. La masse d'informations continue de croître

8. Le besoin d'informations ne connaît aucune frontière

Notre société a été fondée en Californie, mais notre mission consiste à faciliter l'accès aux informations dans le monde entier et dans toutes les langues.

9. On peut être sérieux sans porter de cravate

10. Il faut toujours aller de l'avant

Même si vous ne savez pas exactement ce que vous recherchez, c'est notre rôle de trouver une réponse sur le Web, et pas le vôtre. "

On peut discuter du bien fondé, de la sincérité et de l'application de ces principes, tout comme on peut discuter de l'objectivité des journalistes ou de la position d'un journal, mais il est difficile de ne pas y voir l'affirmation d'une indépendance, qui relève bien d'une éthique de média. On y retrouve les grands classiques : la démocratie, l'information pour tous, le rejet des pressions, la recherche sans fin de l'information.

En réalité, l'importance d'une éthique pour ce qu'on appelle maintenant l'activité de "curation" commence à être discutée et c'est bien normal (par ex ici ou ou encore ). On peut aussi remarquer et regretter l'absence d'allusion à la protection de la vie privée dans les principes de la philosophie de Google, qui montre qu'il reste encore des débats et des combats à mener pour que l'activité du web prenne sa juste place dans l'espace public médiatique.

Sans doute, journalisme et moteur de recherche n'ont pas la même posture par rapport à l'information, mais on peut constater que les modèles culturels y pèsent tout autant. Ainsi, l'idéal du journalisme à la française est marqué par le rôle de l'intellectuel dans la dénonciation des scandales (Panama, Dreyfus) avec une forte connotation littéraire, tandis que l'idéal américain s'appuie sur l'exemple de la science pour mettre en avant l'objectivité (Lippmann). Comment ne pas voir le même type de clivages dans les débats et polémiques autour de Google, tout particulièrement au moment des polémiques sur Google-Book lancées, il y a quelques temps, par J.-N. Jeanneney ?

Enfin même s'il y avait une part de provocation de ma part, la comparaison entre le NYT et Google se justifie pleinement. L'un et l'autre sont les symboles du modèle nord-américain dans leur domaine et veulent faire école. Nous manquons de comparaison internationale sérieuse avec d'autres modèles (Naver en Corée, Baidu en Chine, Yandex en Russie).

Un média a pour effet de rémunérer la production de contenus, ce qui n'est pas non plus le cas de Google

La plupart des médias, sinon peut-être tous, ont démarré en ne rémunérant pas ou peu les contenus, voire en les piratant (à commencer par l'édition de livres). Il est probable qu'à l'avenir Google soit amené à rémunérer les contenus pour la part de son activité qui s'approche le plus de la diffusion. Cela est sensible pour YouTube, et ce fut au coeur des discussions sur Google-Book.

Mais il est vrai que Google, pour sa part principale (la recherche), se trouve du côté de l'accès et non de la diffusion, dans la même position que les bibliothèques. Cela le conduit à considérer le contenu comme une donnée librement accessible, dans un modèle proche de celui de la bibliothèque qui retire les documents d'une relation commerciale pour les mettre librement à disposition. On pourrait pour cette raison mettre les bibliothèques et Google en dehors du secteur des médias, mais alors on s'interdit de poursuivre lucidement l'analyse, comme je l'ai dit plus haut, et comme je l'ai présenté, par ex ici.