Communautés privées et tragédie des communs du savoir
Par Jean-Michel Salaun le vendredi 24 août 2012, 05:22 - Web 2.0 - Lien permanent
Voici une édifiante présentation du travail des communautés privées sur le web :
Sonntag, Benjamin. « Communauté privées : Légalisez les partages hors marché ! » Benji’s blog !, août 23, 2012.
En accord avec son titre, l'auteur conclut son billet par un appel à la légalisation des partages hors-marché. C'est l'objectif du billet : plaider pour le partage. Mais si la démonstration de la valeur ajoutée des échanges entre ces passionnés est très convaincante, elle montre a contrario, me semble-t-il, combien cet équilibre est fragile et complexe. Il reste à mener un travail de réflexion beaucoup plus ample et approfondi que les habituels oukases pour ou contre Hadopi pour construire une régulation juridique et économique sérieuse et efficace. Il ne suffit pas, loin de là, de légaliser les partages hors-marché.
Les règles mises en place par les membres des communautés privées sur le web ressemblent de façon frappante à celles étudiées par Elinor Ostrom dans les sociétés primitives pour éviter la "tragédie des biens communs". La tragédie en question est celle de la surexploitation du bien commun au profit de quelques intérêts particuliers, l'exemple canonique étant celui du paturage partagé. Pour préserver le bien commun, les communautés mettent en place des règles institutionnelles. Dans nombre de cas, la tragédie a bien lieu et la propriété privée s'impose comme la loi "naturelle", mais si les règles sont convenablement posées et défendues, alors le bien commun peut être préservé, pour la satisfaction de l'ensemble des membres de la communauté.
E. Ostrom a cherché a élargir sa réflexion aux biens du savoir en les définissant comme non-rivaux. Cette idée est maintenant largement répandue sur le net. C'est devenu un lieu commun : la gratuité s'impose car les biens informationnels numériques sont infiniement partageables. Mais j'ai eu plusieurs fois l'occasion de dire (ici) que cette idée était inexacte, ou plutôt seulement partiellement exacte, car elle ne tient pas compte des différentes dimensions du document. Si le contenu est non-rival, l'attention l'est de moins en moins. Dès lors, on ne peut réellement parler de bien commun du savoir que dans un environnement clos, c'est à dire protégé de l'économie de l'attention. Sinon, pour reprendre le vocabulaire du débat traditionnel des économistes, on tombe dans une tragédie des communs du savoir, et immanquablement la propriété intellectuelle devient la référence "naturelle".
Déjà, comme le souligne l'auteur du billet au sujet des communautés plus ouvertes : Ces communautés sont souvent moins intéressantes car leur côté public fait que les forums sont moins remplis de passionnés et les règles de partage plus difficiles à faire jouer, puisqu’il est toujours possible de se créer un nouveau compte si besoin. En réalité plus une communauté est ouverte, plus l'économie de l'attention y joue un rôle important et plus le risque de tomber dans une régulation marchande est important, sauf encadrement strict par la loi.
L'exemple des communautés privées sur le web illustre la parenté entre les communautés du web et les sociétés étudiées par E. Ostrom. L'auteur du billet cite sept règles qui sont autant de protection et que je traduis ainsi : fonctionnement par parrainage, coresponsabilité "familiale", non publicisation de l'accès, réciprocité dans le partage, discussions communes, financement non-commercial, outils spécifiques (logiciels maisons). Ces règles sont le prix à payer pour la qualité des échanges et de l'accumulation d'un patrimoine commun. Et le résultat est concluant; Voici quelques uns des avantages, extraits des différents exemples cités :
- La qualité des sorties : format sans perte, jaquette, fichiers avec des métadonnées propres, etc. 80% des requêtes ont été trouvées par l’un des utilisateurs du site.
- Uniquement des films n’ayant pas fait un carton ces dernières années, et conséquence de cela, on y trouvera surtout des fans hyper pointus de cinéma.
- Chaque film peut être partagé en différentes qualités (standard, hd, blueray ...). On y trouve de très nombreuses informations sur chaque film : acteurs, réalisateur, scénariste etc.
- Des ebooks, films, logiciels, centrés sur les thèmes de l’apprentissage : formation aux langues, documentation de concours pour obtenir une certification, cours en tout genre, livres de culture générale etc. Cette communauté est, de ce fait, plus petite, mais les membres les plus actifs sont totalement experts de leur champ de compétence, des forums impressionants !
Il semble que le nombre de ces communautés autogérées soit très important. On y trouve les qualités des "infractructures épistémiques" indispensables à toute économie du savoir : conservation, confrontation et partage des documents. Dans l'histoire, les bibliothèques se sont construites sur ces éléments et nombre de bibliothèques sont issues d'initiatives de collectes privées, léguées ensuite à la collectivité.
L'auteur du billet conclut : Enfin, ne serait-ce pas tellement mieux si ces communautés pouvaient exister de manière ouvertes grâce à une légalisation des échanges hors marché, permettant à ces passionnés de pouvoir enfin partager leurs coups de cœur légalement, sans être obligés de se cacher de majors censés aider les artistes à trouver leur public... Sans doute, mais les règles des communautés autogérées ne sont pas seulement destinées à se cacher du gendarme, elles sont aussi la garantie du fonctionnement collectif. La légalisation du partage suppose un encadrement strict pour ne pas tomber dans la tragédie des communs de la surexploitation de l'économie de l'attention par quelques uns et par voie de conséquence d'un retour au régime de la propriété intellectuelle.Les internautes sont-ils prêts à les rendre plus officielles ? A lire les débats actuels, on peut en douter.
La tragédie est sans doute proche sinon déjà en route. On peut analyser de cette façon la (més)aventure de Megaupload qui cherchait à tirer profit de l'économie de l'attention, ou de façon plus insidieuse mais plus fondamentale l'exploitation commerciale de nos traces par des firmes comme Google ou Facebook.
Commentaires
Intéressante approche. Je ne suis pas totalement convaincu : et Wikipedia, alors ? J'avoue que j'ai toujours autant de mal à comprendre comment cet OVNI peut persister à produire (et être lu) sans tomber dans les travers commerciaux de cette économie de l'attention.
Bonjour,
Merci pour ces intéressantes réflexions. J'ai moi aussi trouvé le billet de Benjamin Sonntag extrêmement intéressant.
Le parallèle avec les éléments de la théorie des biens communs développés par Elinor Oström est évident et vous en rendez compte de manière lumineuse. La comparaison avec les bibliothèques m'avait aussi traversé l'esprit.
Néanmoins, je ne suis pas entièrement d'accord avec la conclusion que vous en tirez : "on ne peut parler de bien commun du savoir que dans un environnement clos, protégé de l'économie de l'attention".
Je ne conteste pas l'importance de se garder des dérives possibles liées à l'économie de l'attention. Mais je ne pense pas que la "clôture" soit le moyen de prévenir ce risque.
Il est d'ailleurs assez paradoxal d'invoquer la clôture comme moyen de préserver les biens communs. En effet, la théorie des biens communs identifie comme risque majeur non seulement les saccages par abus d'usage (la Tragédie des Communs dont vous parlez), mais aussi le retour des enclosures.
Silvère Mercier a produit une typologie intéressante des enclosures informationelles, dans laquelle il fait figurer les enclosures attentionnelles : http://www.bibliobsession.net/2012/...
Contrairement à ce que vous laissez entendre, les tenants de la légalisation du partage non-marchand (dont je suis) sont tout à fait conscients des problèmes posés par l'économie de l'attention. Je vous recommande de vous reporter aux Eléments pour une réforme du droit d'auteur, publiés récemment par Philippe Aigrain et La Quadrature du net : http://www.laquadrature.net/fr/elem...
Le point 2 sur la légitimité de la référence aborde cette question. Le point 11 sur la neutralité du net et l'ouverture des appareils rejoint aussi cette préoccupation. Surtout le point 10, sur le problème de la pollution publicitaire, vise à enrayer ce qui rend justement les enclosures attentionnelles profitables.
Mais c'est surtout la façon même dont est consacrée le partage non-marchand qui jouera un rôle protecteur. Vous faites référence à l'épouvantail MegaUpload pour appuyer vos arguments. Mais les propositions de la Quadrature visent à légaliser le partage non-marchand, entre individus strictement. Philippe Aigrain est très clair là-dessus http://paigrain.debatpublic.net/?p=... car c'est le moyen d'éviter le retour des Leviathans numériques, qui absorbent l'attention en centralisant les fichiers. Même un YouTube ne pourrait se prévaloir de la légalisation du partage non-marchand dans le système proposé. C'est l'échange de pair à pair, complètement décentralisé, qu'il entend promouvoir, pour éviter justement les dérives attentionnelles.
Les communautés que décrit Benjamin Sonntag sont moins "privées" que cachées. Elles se cachent à cause de la Prohibition culturelle que nous vivons, de la même manière que la Prohibition de l'alcool avait conduit des pratiques sociales partagées à se dissimuler dans la clandestinité. Mais cela dit, vous avez raison de dire que cette clandestinité peut aider ces communautés à se doter de règles de fonctionnement strictes.
Pour vivre heureux, faudra-t-il cependant vivre toujours cachés ? Je ne le pense pas.
L'enjeu de la légalisation du partage non-marchand est aussi de permettre à ces pratiques d'apparaître au grand jour, pour une reconnaissance culturelle de ces usages. Il est aussi que la création puisse s'inscrire dans une nouvelle économie du partage, en rupture avec les productions des industries culturelles traditionnelles.
Je pense donc que les propositions d'Aigrain et de la Quadrature sont suffisamment robustes pour avoir anticipé les problèmes liés à l'économie de l'attention. Ce n'est pas la première fois que je constate avec regret que vous avez une conception un peu caricaturale de ces propositions et je vous invite à compléter votre information à ce sujet.
Ce qui me chagrine le plus, c'est que les sujets que Benjamin Sonntag a mis en lumière et ceux que vous soulevez sont les VRAIES questions qu'il faudrait pouvoir discuter dans le cadre de la mission Lescure.
Mais hélas, il y a fort à craindre que ce débat, grandement faussé par avance, n'aille jamais jusque là.
Cordialement,
Calimaq
Bonjour Lionel,
Merci de venir enrichir cette réflexion. Voici quelques éléments de réponses et d'éclaircissements. Je ne suis pas sûr, en effet, d'avoir été très clair dans mes propos.
Mon objectif n'était pas prioritairement d'intervenir dans le débat public sur ce qu'il convient ou non de réformer, mais plutôt, comme tjrs sur ce blogue, de faire avancer ma propre réflexion à partir d'éléments qui m'ont interpellé dans ma navigation. Aussi je ne cherchais pas ici à répondre, ni à vous même, ni à la Quadrature, ni à Ph Aigrain que je ne cite pas. Mes allusions maladroites au débat visaient plutôt les discours généraux et communs sur le web.
Sur la question de la "cloture", il y a une confusion dans votre réaction due à mon emploi, sans doute mal à propos, d' "environnement clos" et au parallèle avec E. Ostrom. En réalité, les biens communs chez cette dernière sont bien réservés à la communauté qui bénéficie collectivement des avantages. Cette communauté est finie. Il n'est pas question, par exemple, qu'un habitant d'une commune aille faire paître ses moutons sur les paturages de la commune voisine. C'est toute la différence entre bien commun et bien public. Par ailleurs, le mouvement des enclosures vient confisquer le bien commun, celui de la collectivité particulière, au profit de quelques propriétaires. Il y a ainsi quelques abus à employer le terme "enclosure" pour signifier toutes les barrières posées devant les biens informationnels. On fait implicitement dire à une théorie ce qu'elle ne dit pas. Inversement, il serait éclairant d'approfondir la question de la différence entre bien privé, bien commun et bien public en ne confondant pas les différentes dimensions du document.
Pour continuer sur l'héritage d'E. Ostrom, celle-ci insiste sur le caractère contingent des situations où les biens communs ont pu être préservés. Chaque situation est particulière et ne saurait se réduire à une autre. Le billet de B. Sonntag décrit une situation tout à fait comparable. Cela me semble compliquer la tâche des juristes... mais vous êtes mieux placé que moi pour le mesurer ;-). Quoi qu'il en soit si je suis d'accord sur l'idée de légaliser le partage, j'ai des doutes sur des propositions trop globales qui voudraient répondre par avance à toutes les questions à partir de prémisses difficiles à vérifier dans un environnement aussi mouvant que le web. Je serais plus convaincu par une démarche plus modeste et progressive, même si je mesure bien l'ampleur des résistances.
Enfin j'ai l'impression que nous ne parlons pas vraiment de la même chose au sujet de l'économie de l'attention. Ainsi, il est caractéristique que dans le document de la Quadrature que vous citez les noms des firmes concernées soient Apple, Amazon ou Universal qui, comme indiqué, interviennent au niveau de la distribution des biens. La question du partage ne renvoie-t-elle pas immédiatement à l'activité d'autres firmes : Google, Facebook, Twitter, etc. dont la matière première est de plus en plus les traces laissées par les internautes ?
Le problème n'est pas qu'il faille aussi se préoccuper par surcroit de l'économie de l'attention, mais plutôt que cette dernière domine le web, avec des conséquences bien plus importantes que les barrières posées par le droit d'auteur. J'ai l'intuition, peut-être infondée, que s'il y a un risque de tragédie des communs, c'est plus de ce côté qu'il se trouve.
Mais ces remarques et différences ne doivent pas occulter le fait que nous sommes, je crois, d'accord sur le fait qu'il faille à terme faire évoluer radicalement le droit pour l'adapter à la dynamique du web.
Merci des questions intéressantes que vous posez. Juste deux commentaires en supplément à ce qu'a déjà écrit @Calimaq.
L'un des effets les plus désastreux de la guerre au partage non marchand est de ralentir le mûrissement et l'appropriation plus générale des buts et modalités du partage qui se mettent en place dans les closed trackers qu'a analysé @vincib mais aussi dans les hubs DirectConnect (DC++). Cela ne signifie pas que ce mûrissement se produira tout seul, sans effort de chacun d'y contribuer dans un contexte de reconnaissance du partage non marchand.
Là où vous mettez le doigt sur une question vraiment brûlante, c'est en posant la questions des intermédiaires de visibilité. Ils contrôlent un paramètre clé du passage à l'échelle de la culture numérique partagée. Le vrai problème n'est pas qu'ils fassent de l'argent en nous fournissent des services utiles. Ce sont les modèles propriétaires et la fragilité des modèles économiques des acteurs de recherche et de recommandation qui posent problème. Seuls les plus puissants d'entre eux (qui captent suffisamment d'attention pour la monnayer, et encore ce n'est pas sûr pour Twitter) parviennent à être soutenables, et ils font tout pour conserver ce monopole, y compris en s'appropriant les données des usagers. Le cas de Twitter va être un exemple clé, car Twitter fournit un service très simple et s'approprie des ressources communes immensément importantes. Seule une véritable révolte des usagers, exigeant dans un premier temps de pouvoir à tout moment exporter tout l'historique de leurs tweets et de leurs interactions dans un format ouvert et libre d'usage (sans conditions comme celles des API) peut sauver cette ressource commune. Sinon, il faudra tout reconstruire à zéro, les expériences d'identi.ca et de Thimbl (microblogging pair à pair) montrant que dans ce domaine les effets de réseaux sont si importants que l'apparition de services concurrents est très freinée. Il faudrait des expériences grandeur nature de migrations en bloc de communautés.
Le cas de Facebook me parait d'une autre nature. Facebook me paraît être une erreur de la nature informatique fondée sur le renoncement au nom de la commodité à la maîtrise minimale de ses outils et à leur multiplicité.
Bref, la gestion des communs du partage est un immense défi, même si nous obtenons la reconnaissance de ce que partager les œuvres numériques est un droit, même si de nouvelles ressources sont dégagées pour les contributeurs à la ressource numérique.
Bonjour Philippe,
Merci pour vos remarques.
Sur votre première remarque, ce que je souligne dans mon propos est que la fermeture relative des communautés n'est pas due simplement à une réglementation répressive, mais bien à la préservation autogérée du bien commun de cette communauté. Autrement dit en poussant le raisonnement, si une libéralisation entraînait une transparence plus grande des pratiques, elle risquerait d’appauvrir, voire de transformer leur économie au profit de quelques uns (tragédie des communs). De plus, je ne crois pas beaucoup à l'idée d'un ralentissement sur le web. La difficulté vient au contraire de l'accélération.
Sur la seconde remarque, je suis moins assuré que vous sur l'économie des acteurs que vous citez. Twitter, plus encore que Facebook, fonctionne aujourd'hui grâce à la tendance spéculative des fonds d'investissements. L'objectif est bien de construire un outil d'observation des comportements informationnels à grande échelle. La rentabilité est renvoyée à plus tard, même si l'entrée contrariée en bourse de FB, rend cette stratégie plus aléatoire. Dès lors, le partage n'est que la matière première de cette construction. Peut-on parler de "biens communs", à défendre et protéger dans ces conditions ? Oui selon votre raisonnement, mais il s'en tient à la seule dimension du contenu. Je me demande si cette focalisation sur ce qui faisait le pivot de l'économie des industries de la culture (la défense par la propriété intellectuelle du contenu) ne néglige trop l'analyse de l'essentiel de celle du web (l'économie de l'attention). Ne peut-on pas aussi interpréter de cette façon votre remarque sur Facebook ?