Rentabiliser le patrimoine documentaire: le cas de Google Books
Par Jean-Michel Salaun le jeudi 28 février 2013, 02:41 - Cours - Lien permanent
Ce billet a été rédigé par Justin Bérubé et Marie-Claire Lefort dans le cadre du cours Economie du document.
Google Books est bien connu pour la numérisation massive de livres contenus dans les collections des bibliothèques publiques et universitaires. À ce propos, une nouvelle entente signée avec le Committee on Institutional Cooperation permet à la société d’ajouter à sa base de données près de 50 000 titres des bibliothèques universitaires de l’État du Michigan.Un modèle d’affaires axé sur des contenus
Les moyens d'approvisionnement de Google Books, qui reposent en grande partie sur la numérisation de livres provenant des bibliothèques, a vite fait l’objet de poursuites judiciaires pour violation du droit d’auteur. C’est que plusieurs de ces livres n’appartiennent pas au domaine public. Le nombre de ces livres numérisés sans autorisation est estimé à 7 millions en 2009. À ce jour, la majorité de ces actions judiciaires ont débouché sur des ententes entre Google et les ayants droit. En France notamment, les éditeurs ont conclus un accord-cadre en 2012 avec Google sur la numérisation des livres épuisés. Celui-ci prévoit que Google doit obtenir au préalable l’autorisation des éditeurs pour numériser des livres épuisés sur lesquels ils ont des droits. Dans le cas des livres déjà numérisés, les éditeurs peuvent demander à Google de retirer ceux-ci de sa base de données. Un accord similaire a été signé aux États-Unis avec l’Association of American Publishers en octobre 2012 et prévoit que les éditeurs choisissant de ne pas retirer leurs oeuvres recevront une copie numérique de celles-ci.
Bien que les modalités exactes de ces ententes demeurent secrètes, il semble que Google refuse de payer pour les contenus qui alimentent son modèle d’affaires. Certes, cette société est prête à accorder certaines compensations financières, comme celle consentie à la Société des gens de lettres (SGDL) pour le développement de son fichier des auteurs et des ayants droit, mais il serait erroné d’y voir des indemnisations financières pour les droits d’auteurs. À ce propos, on pourrait comparer Google Books à une autre plateforme, Google News, qui agit comme un intermédiaire entre les lecteurs et les médias. Nathalie Silbert de Les Echos, note concernant ce dernier que “Google a soigneusement évité d’entrer dans la logique d’une redevance rémunérant l’indexation des sites d’information”. Mais avec Google Books, l’entreprise va encore plus loin dans l’appropriation des contenus puisqu’il numérise et conserve sur ses serveurs des oeuvres pour lesquelles il ne détient pas les droits.
Les revenus par l’affiliation
Le droit d’auteur, qui entrave la diffusion intégrale de certains livres, devient en quelque sorte une source de revenus pour Google puisque les documents doivent être vendus plutôt que diffusés librement. Google Books présente ainsi des liens vers les librairies qui offrent les livres consultés. Celles-ci doivent devenir partenaires de Google, qui reçoit alors de 6 à 10% du prix des ventes en échange de l’affiliation. Les librairies les plus importantes sont privilégiées pour les partenariats depuis 2012, puisqu’elles sont considérées plus rentables. Cependant, ce modèle est en perte de vitesse, Google développant maintenant une nouvelle approche.
Google Play : l’autoréférence comme stratégie d’affaires
Google a ainsi créé en 2012 la plateforme Google Play, qui vend des jeux, des livres et des films. Il devient ainsi un véritable libraire. Lorsqu’un livre est disponible sur cette nouvelle plateforme, Google Books y réfère automatiquement, éclipsant du coup les autres libraires affiliés. Il s’accorde ainsi l’intégralité des revenus. Google entre ici en concurrence avec Amazon, et de nombreuses librairies qui n’ont pas autant de visibilité.
L’abonnement institutionnel
Google Books ne rend pas sa base de données totalement accessible, même pour les bibliothèques qui ont contribué au contenu par un partenariat de numérisation. Bien qu’elles aient droit à un accès étendu aux données, celui-ci est restreint à un seul poste informatique et avec des possibilités limitées pour l’impression. Pour contrer ces restrictions, elles doivent payer un abonnement institutionnel.
Au terme de cet article, on peut se demander si ce modèle d’affaires est bénéfique aux utilisateurs. Ceux-ci ont eu accès à une masse énorme de documents très rapidement grâce aux investissements de Google en numérisation. Cependant, à plus long terme, l’entreprise doit rentabiliser ses services et son quasi-monopole dans l’indexation des contenus lui laisse beaucoup de marge de manoeuvre pour imposer ses règles.
Commentaires
Il est inimaginable que Google Books fasse des profits sur le dos des bibliothèques qui ont été financées à même les fonds publics. C'est une perversion de l'idéal même de la bibliothèque qui a pour but de rassembler des œuvres et de les offrir en consultation gratuite aux usagers. Et ce sont ces usagers qui ont payés, via leurs taxes, ces mêmes livres... C'est ni plus ni moins qu'un détournement de fonds publics, et je dirais même que Google vole notre patrimoine documentaire! Google a-t-il profité d'un vide juridique sur les livres en format numérique pour agir ou, forte de ses dollars a-t-il simplement tenté le coup et cela a réussi... Le pouvoir de l'argent est plus fort que les lois semblent-il!
Cette appropriation du domaine public par le privé soulève en effet d’importantes questions d’éthiques. En ce moment, la Bibliothèque nationale de France fait l’objet de vives critiques pour ses partenariats avec le secteur privé (http://www.pcinpact.com/news/77234-...). D’autant plus que BNF a accordé une période d’exclusivité de 10 ans à ses partenaires privés pour l’exploitation commerciale des œuvres numérisées.
D’un autre côté, il faut reconnaître que ces ententes sont généralement bénéfiques pour les bibliothèques. Souvent, elles n’ont pas les ressources nécessaires pour entreprendre de tel chantier. La numérisation leur permet une meilleure conservation et diffusion de leur collection. Mais elles doivent être prudentes lorsqu’elles signent ces partenariats. Dans un article sur la numérisation par Google de la bibliothèque nationale d’Autrice, Max Kaiser estime que ce type de partenariat peut être efficace à certaines conditions. Notamment, cette coopération ne doit pas être exclusive, la bibliothèque doit recevoir une copie des œuvres numérisées et les items numérisés doivent être accessibles gratuitement sur le Web (http://liber.library.uu.nl/index.ph...).
Malgré ceci, il est en effet possible que les bibliothèques soient perdantes dans ce type d’entente. C’est du moins l’avis qu’Alain Jacquesson défend dans son livre « Google Livres et le futur des bibliothèques numériques ».
Concernant les actions juridiques, Google utilise tout son poids pour faire pencher la balance en sa faveur. Concernant la numérisation, il a placé les éditeurs devant le fait accompli.
«Mais avec Google Books, l’entreprise va encore plus loin dans l’appropriation des contenus puisqu’il numérise et conserve sur ses serveurs des oeuvres pour lesquelles il ne détient pas les droits». Est ce que conserver une copie numérique d'une oeuvre en dehors de tout usage commercial est interdit?
En réponse à la question de Nadir E.A : Est ce que conserver une copie numérique d'une oeuvre en dehors de tout usage commercial est interdit?
Je pense qu'il s'agit d'une numérisation + conservation mais en vue d'un partage à grande échelle même si l'usage est non commercial mais l'utilisation ne semble plus équitable et l'effet de l'utilisation à grande échelle sur l'oeuvre est flagrant. C'est une atteinte aux droits d'auteur
Bien entendu, détenir une copie numérisée ne va pas à l'encontre des droits d'auteur, c'est plutôt la diffusion qui est interdite. Google a donc signé des ententes avec les maisons d'éditions pour obtenir le droit de diffuser les ouvrages. Cependant, selon ce que l'on sait de ces accords secrets, les auteurs et les maisons d'édition doivent demander le retrait des livres numérisés pour qu'ils n'apparaissent pas dans la bibliothèque numérique (http://www.uneq.qc.ca/documents/fil...). Ainsi, beaucoup de livres épuisés et dont l'auteur ou l'éditeur n'a pas revendiqué les droits se retrouvent encore en ligne. Google semble donc aller à l'encontre des lois sur le droit d'auteur, mais prêt à assumer ce risque.
Élaine souligne la perversion de l'idéal de la bibliothèque par Google. D'un autre côté, le but de la bibliothèque consiste à diffuser l'information. Google Books rend des livres disponibles en format numérique qui, dans bien des cas, ne seraient disponibles qu'en format papier. Le format numérique présente l'avantage d'être accessible à distance, ce qui augmente le nombre de lecteurs potentiels ayant accès aux documents concernés. Bien entendu, l'exemplaire papier est financé par les bibliothèques, donc par les fonds publics. En contrepartie, la numérisation, elle est financée par Google qui y investit de l'argent là où les bibliothèques n'y voient pas une priorité. Ainsi, le projet de Google fournit un accès aux documents supplémentaire aux usagers et usagers potentiels des bibliothèques. Malgré cet avantage, il apparaît tout de même légitime de demeurer méfiant face à cette plateforme. En effet, bien que les internautes puissent en bénéficier, il semble farfelu de penser que Google n'y trouve pas son compte et un moyen de faire des profits, il s'agit d'une entreprise privée (et non la moindre) après tout.
Il faut souligner que par cette stratégie, Google réalise un très bon coup dans l'économie de l'attention. Même s'il se fait taper sur les doigts pour quelques infractions au droit d'auteur, Google ajoute un nouveau volet à son offre afin de devenir de plus en plus un site "incontournable" auprès des internautes. Le gain dépasse largement le risque des poursuites. La promesse du site croit considérablement.
Cependant, ces actions ont des lourdes conséquences sur le réseau traditionelle des livres.
Pour les éditeurs, pourquoi publier de nouvelles éditions d'une oeuvre libre de droit? Une partie du public intéressé pour les trouver gratuitement ailleurs.
Pour les bibliothèques publiques,dans le cas des ouvrages libres de droits, pourquoi acquérir des ouvrages qui sont disponibles sur Google? Les bibliothèques vont-elles arrêter d'acheter des classiques littéraires pour se concentrer sur ce que Google n'a pas?
D'ailleur, si des livres ont été numérisé mais ne sont pas disponible, je doute fort que Google les conservent par souci de préservation du patrimoine de l'humanité....
Je suis tout à fait d'accord avec Audrey Larivière en particulier lorsqu'elle dit que « la numérisation [...] est financée par Google qui y investit de l'argent là où les bibliothèques n'y voient pas une priorité. » En effet, les bibliothèques n'ont pas le « monopole » de l'offre documentaire. Il est clair que si les bibliothèques ne sont pas aptes à suivre les technologies et les besoins des citoyens, un autre organisme s'en chargera.
Pour ce qui est du premier commentaire d'Élaine Sirois, je me demande en quoi la démarche de Google vole notre patrimoine documentaire. Comme nous l'avons vu dans nos cours, le contenu d'un document est un bien non-rival, dans le sens où la consommation de ce contenu par le biais de Google ne le détruit pas, le lecteur peut toujours emprunter une copie de ce livre à sa bibliothèque s'il est intéressé ou l'acheter. Je pense qu'il faut se réjouir, dans une certaine mesure, de cet accès toujours plus grand, libre et facile à l'information.
À mon sens Google ne fait que concrétiser ce que d'autres ont rêvé de réaliser. Alors que le projet de la bibliothèque numérique mondiale initié par l'Unesco piétine ( à ce jour à peine 6600 documents numérisés) et que les discussions entre les pays participant s'enlisent à cause notamment de la multitudes des intervenant et de l'épineuse question de financement, Google prend les devants et met tout le monde devant le fait accompli. Au-delà de la controverse teintée d'un antiaméricanisme primaire et de la légalité de la démarche, Il a au moins le mérite d'avoir vu de la valeur là ou tout le monde n'y voit que des charges et des dépenses. Il vient de démontrer que préserver le patrimoine de l'humanité et favoriser l'accès à la culture est bien soluble dans l'implacable logique économique.
Le problème d'une entreprise privée qui s'inscrit comme porteur du patrimoine de l'humanité est cependant sa propre pérennité. Google sera-t-il encore là dans 50 ans? Je crois qu'il y a plus de chance que l'Unesco soit encore là. Et que dire de l'accès aux ressources si Google commence à imposer des tarifs, que nul ne pourra contourner étant donné qu'il forme un monopole pour la numérisation des livres du domaine public? À court terme cependant, nul doute que Google réussit pleinement sa mission.