© Sommes-nous devant l'obsolescence du droit d'auteur ?
Par Jean-Michel Salaun le jeudi 07 mars 2013, 05:29 - Cours - Lien permanent
Ce billet a été rédigé par Pascale Messier et Loubna Mebtoul dans le cadre du cours Économie du document.
Nul ne peut nier le fait d’avoir partagé une vidéo sur Facebook avec la meilleure intention de se partager l’information ou le plaisir avec ses amis ou son réseau. Mais y a-t-il quelqu’un qui s’est demandé si cette pratique est tout à fait légale ?Téléchargement illégal et partage
L’avènement du web a fait surgir une « voracité » de consommation chez les internautes. Le comportement de l’internaute s’est modifié avec l’apparition des médias sociaux. Avant, l’utilisateur se contentait de naviguer, s’informer, à la limite télécharger pour un usage privé ou encore pour un groupe restreint de son entourage. L’apparition des réseaux sociaux a malmené tout le paysage. On assiste de plus en plus à des partages sans cesse croissants de vidéos, de musiques, d’images, de livres, bref de tout contenu sur la toile.
Plusieurs pensent que le web est une zone qui ne rime pas avec règles et privilégient plutôt liberté et échange. Dans cette perspective, la création de blogues et l’appropriation de contenu sans citation de sources sont devenues choses courantes dans le monde numérique. À ce propos, ce billet présente une petite revue d’évènements récents liés à l’usage de marques déposées.
L’atteinte des droits d’auteur dans le contexte numérique se manifeste sous divers aspects. Le téléchargement illégal et le partage à grande échelle sont les principaux usages dénigrés par les industriels. Aucun domaine n’échappe à ce phénomène : du domaine médical, jusqu’aux industries culturelles passant par le domaine juridique. L’usage des P2P a favorisé les échanges. Il rend la censure et les attaques légales ou pirates plus difficiles, ce qui complique encore l’affaire au législateur. Mais est-ce que tout ce qu’on télécharge et partage est soumis aux droits d’auteurs ? Si tel est le cas où est la place du droit de savoir et de la démocratisation des connaissances? La réponse à ces questionnements se trouve « peut-être » dans la décision de principe rendue en 2004 dans la cause CCH Canadien Ltée c. Barreau du Haut-Canada. Selon cette décision, six facteurs permettent de déterminer si une utilisation est équitable ou non :
- le but de l’utilisation;
- la nature de l’utilisation;
- l’ampleur de l’utilisation;
- la nature de l’œuvre;
- les solutions de rechange à l’utilisation; et
- ’effet de l’utilisation sur l’œuvre
Mais, en réalité, ces facteurs sont-ils respectés et suivis à la lettre? La réponse peut supporter « oui » et « non ». Un exemple illustrant l’usage équitable de la reproduction et la diffusion d’un article du journal médical « Médecin de famille canadien (MFC) » est fort éloquent à cet égard. Quoique si on change de domaine et on vise plus l’industrie musicale, l’affaire est tout à fait divergente et rien ne garantit le respect des six facteurs précités. Du moins le sixième facteur : l’effet de l’utilisation sur l’œuvre. Les répercussions du piratage des morceaux musicaux ou d’un album sont évidentes et bien lourdes. Le téléchargement illégal sur internet peut être pesant pour certains industriels. (Voir Téléchargement illicite : Google va-t-il couper les financements des sites ?)
Intelligence distribuée et Creative Commons
Devant l’univers numérique, ne doit-on pas simplement redéfinir le concept même du droit d’auteur? Est-il réaliste d’extrapoler au web, des règles qui se sont développées autour de l’imprimé? Jean-Claude Guédon, professeur à l’Université de Montréal depuis 1973, est un ardent défenseur de la libre diffusion de la littérature scientifique sur le web. Son discours sur le droit d’auteur côtoie le concept d’intelligence distribuée. Avec Internet, on redécouvre la fluidité, l’efficacité, la liberté de se mettre à écrire, de travailler collectivement une idée et de la faire avancer. Non pas en vue de se l’attribuer, mais dans l’optique de raffiner, étendre, améliorer, déplacer, etc. Harriet Zuckerman a découvert que l’on a beaucoup plus de chances de remporter le prix Nobel du seul fait que l’on a travaillé dans un laboratoire où quelqu’un l’a déjà obtenu. Ce phénomène s’explique par le fait que l’on est entré dans une communauté qui partage l’intelligence distribuée. Les détracteurs du droit d’auteur sur le web considèrent que les restrictions de diffusion limitent fortement l’impact des travaux de recherche ainsi que leur appropriation rapide et empêchent d’exploiter le potentiel du web pour accélérer les découvertes scientifiques (à ce propos, voir Scolar’s Copyright Project).
Avec la démocratisation de l’informatique et de l’accès internet, de nombreux auteurs ont commencé à diffuser sous des licences de libre diffusion. Dans cette mouvance, le projet Creative Commons tente d’offrir une alternative au système classique de droit d’auteur. Ce projet est né de l’imagination de Lawrence Lessig et Eric Eldred qui souhaite, par leur démarche, encourager une réflexion pragmatique sur la refonte du système actuel. Ce projet qui est une organisation à but non lucratif, part lui aussi de la prémisse que la créativité se nourrit de l’usage d’œuvres préexistantes et vise à recréer un réservoir de contenus librement utilisables. Pour ce faire, Creative Commons propose gratuitement six licences qui permettent aux titulaires de droit d’auteur de mettre leur œuvre à disposition du public selon des conditions prédéfinies. Ces licences s’inscrivent dans le cadre législatif existant et ne se substituent pas au droit d’auteur. Un genre de droit d’auteur à la carte est-il la solution pour régler la crise majeure actuelle?
La question du droit d’auteur en ce qui concerne le web est souvent une question de valeurs et de positionnement social. La culture libre est un mouvement social qui promeut la liberté de distribuer et de modifier des œuvres de l’esprit sous la forme d’œuvres libres par l’utilisation d’internet ou d’autres formes de médias (à ce propos, voir Artistes contre le droit d’auteur). Les valeurs qui sous-tendent la culture libre sont : la liberté, la liberté d’expression, le contrôle par l’utilisateur, la vie privée, le partage du savoir, la dynamique citoyenne et participative dans l’économie du savoir et le modèle économique de la coopétition. Ces valeurs prendront-elles le dessus sur la propriété intellectuelle dans l'avenir ?
Commentaires
Je suis d'accord avec le fait que l'acte de publier et de partager des vidéos, photos, et textes sur Internet est tellement facile et rapide que les gens ne se questionnent pas à savoir s'ils ont le droit de le faire. C'est en quelque sorte le web social et collaboratif qui leur en donne le droit puisqu'il les invite à partager, à collaborer et à s'exprimer. La croyance est grande selon laquelle ce qui est sur Internet appartient à tout le monde et peut être réutilisé à outrance.
Ne pensez-vous pas qu'une partie de la question pourrait être réglée à l'aide de l'information ? Il ne faut pas oublier que les internautes agissent souvent ainsi simplement parce qu'ils ne connaissent pas les règles qu'ils doivent suivre concernant le droit d'auteur.
La question que vous soulevez concernant un droit d'auteur différent pour le web (comparé au droit d'auteur pour l'imprimé) est fort intéressante. Je pense en effet, que bien que les oeuvres déposées sur le web aient tout autant le droit d'être protégées que les oeuvres en format papier, il serait irréaliste de croire que ces droits seront respectés sur le web. Il faudrait donc trouver une nouvelle façon d'approcher ce droit d'auteur. Cela nécessite un point de vue différent et des règles différentes puisque le format n'est pas le même et ne peut absolument pas être géré de la même manière.
Je dois également ajouter que votre lien « Artistes contre le droit d'auteur » m'a beaucoup surprise et intéressée. Il va tout à fait dans la ligne de pensée selon laquelle un nouveau droit d'auteur devrait être redessiné pour les oeuvres numériques.
Sarah-Kim Poirier
Je trouve très intéressant la deuxième partie de votre texte et les questionnements que vous y soulevez.
Y a-t-il selon vous une différence entre le partage d'information et l'intelligence distribuée (ce que vous illustrez par l'exemple du prix Nobel qui est plus accessible dans un laboratoire ouvert) et le droit d'auteur de la littérature scientifique par exemple (ce que monsieur Guédon « combat »)? Je suis un peu confuse aussi entre les concepts d'accessibilité de l'information ainsi que de la propriété intellectuelle: une information facilement accessible sur le Web n'est pas automatiquement libre de droit. Par exemple, le cours l'Économie du document est accessible même pour les citoyens non-inscrits au cours, ce qui est un grand pas pour la démocratisation de l'information ainsi que pour son partage. Par contre, ce n'est pas parce que le contenu n'y est pas protégé par un mot de passe sur le site de l'Université de Montréal qu'il est libre de droit.
En ce qui concerne les licences Creative Commons, il semblerait que cette tendance au libre accès aux idées et au contenu soit très populaire auprès des artistes Québécois. En effet, « 38,8% des artistes québécois recensés sur Bandcamp proposent leur musique sous licence Creative Commons, alors que 61,2% préfèrent encore le Copyright » (http://bangbangblog.com/la-lourde-t...). On compte parmi ces artistes qui « donnent » leur musique les groupes Misteur Valaire, Vulgaires Machins, Akido, Barton Fink Band, Carl-Éric Hudon, Mille Monarques et André. Dans le même ordre d'idées, la Sacem a signé le 1er janvier 2012 une entente de 18 mois d'essai avec Creative Commons, afin qu'il soit possible « pour un artiste membre de la SACEM de laisser "monsieur-madame tout le monde" copier, partager et modifier son œuvre à souhait, en autant que cela soit par pur plaisir, sans possibilité d’en tirer un profit commercial. » (http://guillaumedeziel.com/tag/mist...) Je trouve ça fantastique ! Et vous ?
Merci pour tes commentaires Sarah-Kim. À ta question :
« Ne pensez-vous pas qu'une partie de la question pourrait être réglée à l'aide de l'information? Il ne faut pas oublier que les internautes agissent souvent ainsi simplement parce qu'ils ne connaissent pas les règles qu'ils doivent suivre concernant le droit d'auteur. »
Je pense qu’il y a effectivement à la base un problème d’information, mais principalement un problème de clarté en ce qui concerne le droit d’auteur sur le Web. La confusion prend le dessus sur la diffusion de l’information au sujet des lois. L’aspect national des lois par rapport à l’internationalité du Web complique également la donne.
Merci pour tes commentaires Marilyne. À ta question :
« Y a-t-il selon vous une différence entre le partage d'information et l'intelligence distribuée et le droit d'auteur de la littérature scientifique par exemple (ce que monsieur Guédon “combat”)? »
Selon moi, il s’agit plutôt d’une cause à effet. Lorsque de l’information, comme la littérature scientifique, est accessible librement et à la limite disponible à un « remaniement » intellectuel, ça contribue au phénomène de l’intelligence distribuée et ça permet possiblement une accélération de la recherche scientifique.
Tu écris :
«Je suis un peu confuse aussi entre les concepts d'accessibilité de l'information ainsi que de la propriété intellectuelle.»
Effectivement, je crois qu’il y a une grande confusion en ce qui concerne la propriété intellectuelle sur le Web. Dans la plupart des cas, on a accès à la lecture du contenu, mais on ne peut en faire un usage commercial sans acquérir les droits. Mais encore faut-il qu’il y ait des mesures répressives mises en place pour contrer cela!
Merci Sarah et Marilyne pour vos commentaires
Juste un petit ajout à ce que Pascale a déjà dit à propos de l'accessibilité de l'information et la propriété intellectuelle, l'accès à l'information sur le web comme sur support papier ne donne pas le droit à l'utilisateur de s'approprier le contenu. Pour reprendre l'exemple de Marilyne, si le cours de l'économie du document était offert en polycopie certes l'usage serait restreint à la communauté estudiantine inscrite au cours mais sa mise en ligne sans verrouillage profite aussi aux non inscrits. Cependant, cette accessibilité ne veut pas dire qu'on peut faire usage du contenu sans citation de source. Malheureusement, sur le web la citation de références reste toujours contestable. Encore une fois ceci revient aux valeurs de chacun. Tant que le domaine du web n'est pas encore réglementé, ceci peut mener à des manipulations illégales quelles soit bien ou mal intentionnées.
Pour la question de Sarah-Kim:
En fouillant un peu l'actualité sur la question des droits d'auteur dans le contexte numérique, j'ai trouvé un article intitulé "La Californie s'ouvre aux cours universitaires sous licence Creative Commons" disponible à l'adresse : http://www.numerama.com/magazine/25...
Dans cet article, le point de la sensibilisation des internautes y est abordé et c'est en réponse à ta question : "Ne pensez-vous pas qu'une partie de la question pourrait être réglée à l'aide de l'information ? " Tout à fait vrai, les décideurs commencent à être conscients de l'importance d'une éducation à la propriété intellectuelle et cet aspect prend de plus en plus de la place dans leur projet de loi et leurs réflexions.
Un petit passage de l'article :
(...Ainsi, le texte veut amener les élèves à se former "à l'utilisation des outils et des ressources numériques" et à les sensibiliser "aux droits et aux devoirs liés à l'usage de l'Internet et des réseaux, qu'il s'agisse de la protection et de la vie privée ou du respect de la propriété intellectuelle"....)
L'article aborde aussi le sujet des initiatives d'ouverture des cours sous licence Creative Commons en Californie, au Canada et en Europe.
Le droit d’auteur est effectivement une thématique importante à aborder, particulièrement en raison de l’avènement du numérique et que la communication en réseau.
La première partie du texte aborde la notion d’utilisation équitable ou d’usage loyale, une idée selon laquelle il est permissible d’utiliser, sous certaines conditions, une œuvre, en tout ou en partie. Ce concept est, selon moi, une reconnaissance du fait qu’une application stricte du droit d’auteur serait défavorable dans une perspective d’accès à l’information, à la culture et à la connaissance.
De même, il est intéressant de noter que ce sont les cas touchant la littérature scientifique et les produits culturels qui sont les plus souvent publicisés, cités en exemple ou encore utilisés comme cas de figure.
On pourrait même dire que ces deux sphères sont présentement en crise existentielle.
Du côté de la publication scientifique, on assiste à une transformation sur le plan des revues et des sources de publication ou d’accès aux articles en raison de plusieurs facteurs, notamment à cause des effets du numérique et du nombre grandissant des dépôts institutionnels en accès libre (voir ces articles de Vincent Larrivière et al. http://arxiv.org/abs/1205.4328 et http://www.acfas.ca/publications/de...).
Du côté des industries culturelles, on témoigne de la réussite d’artistes qui font appel à des moyens alternatifs pour concrétiser leurs projets. Par exemple, les plateformes de « crowdsourcing » permettent à certains artistes d’être financés directement par leurs fans. En fait, il existe plusieurs cas de figures, en plus des initiatives mentionnées par Marilyne.
Dans tous les cas, la question du politique et des intérêts financiers est omniprésente. Pensons aux divers projets de loi et traités internationaux, commandités principalement par les grandes associations de producteurs culturels, voulant « arrimer le droit d’auteur aux réalités du numériques » et ainsi mettre fin au piratage des produits culturels. SOPA, PIPA, CETA, ACTA, etc.
De même, la publication d’articles scientifiques n’est pas à l’abri du politique et des intérêts financiers de principales maisons d’éditeurs. Le mouvement du Printemps académique en 2012, particulièrement contre Elsevier, serait la manifestation en réaction aux restrictions légales et techniques qui limitent la circulation de l'information scientifique (http://www.sciencepresse.qc.ca/actu...).
Enfin, je ne crois pas que le droit d’auteur soit obsolète, mais il est véritablement en mutation. Je vois deux visions ou deux systèmes de valeurs qui s’affrontent. D’une part, certains partagent une philosophie plus collective qui souhaite que l’information, la culture et la connaissance fassent partie intégrale du bien commun. D’autre part, les intérêts financiers des grandes associations et des grandes firmes productrices de l’information, de la culture et du savoir tentent de redéfinir à leur avantage le droit d’auteur grâce à leur influence sur les processus politiques et législatif.
Merci à Jean-François, ton commentaire ressemble à une synthèse de ce qui a été débattu précedemment.
Synthèse :
Effectivement, le droit d’auteur est une question complexe d’autant plus avec l’avènement du numérique. Je partage l’idée de Jean-François : actuellement, on trouve qu’il y a deux visions. Ceux qui veulent garder le cadre du droit d’auteur avec ses règles plus ou moins strictes et tentent de l’adapter au contexte numérique. Cette approche provient surtout des éditeurs qui veulent se montrer à la fois avec la démocratisation du savoir mais en préservant leur intérêts.
L’autre approche se veut complètement pour la libération du savoir, sa mise en commun et y voit au contraire une motivation à la création et à l’intelligence collective. Un point très intéressant mentionné par Jean-François, c’est celui que le droit d’auteur n’échappe pas aux effets de l’aspect politique.
Pour ce qui est de la mutation du droit d’auteur, moi je maintiens qu’il devient obsolète dans cette nouvelle conjoncture numérique. Au lieu de tenter de faire des mises à jour de lois anciennes, d’essayer de les adapter à un contexte qui s’est transformé radicalement, il me semble plus judicieux de repenser une nouvelle réglementation puisque même la façon de produire les œuvres a changé. Le droit d’auteur a toujours eu pour but de garantir l’équilibre entre création et usage. Cependant cette balance commence à perdre son équilibre dans un univers où on assiste à une explosion des échanges. Les données ne sont plus les mêmes, le contexte n’est plus le même, les comportements des utilisateurs ne sont plus prévisibles. Alors un nouveau cadre juridique s’impose prenant en compte tous ces facteurs. (Ça reste un avis personnel)