A l’heure du numérique, y’a-t-il encore photo ?
Par Jean-Michel Salaun le jeudi 07 mars 2013, 05:34 - Cours - Lien permanent
Ce billet a été rédigé par Mélissa Hernandez et Amandine Alcolei dans le cadre du cours Économie du document.
Peut-on encore être photographe professionnel aujourd’hui ?
Sous forme de réponse ouverte, ce billet esquisse des pistes de réflexion pour envisager le métier de photographe à l’heure de la révolution numérique.
Qu’est-ce qu’un photographe professionnel ?
Pour la photographie comme pour de nombreuses autres disciplines, la distinction entre le professionnel et l’amateur se fait sur un critère : l’aspect lucratif ou non lucratif de l’activité. Ainsi, ce qui distingue le professionnel de l’amateur, c’est que le premier exerce son activité contre rémunération tandis que le second ne touche pas d’argent pour le travail qu’il effectue, ce travail étant souvent assimilé à une passion.
Mais n’existe-t-il aujourd’hui qu’une seule manière d’être photographe professionnel ? A en croire l’Union des Photographes Professionnels (UPP), il y aurait au moins 3 types de photographes professionnels : l’auteur-photographe (le créateur, proche de l’artiste), le journaliste (le photographe reporter) et l’artisan-commerçant (l’entrepreneur). Il s’agit donc de garder à l’esprit cette diversité et de voir que le numérique n’a pas nécessairement la même influence sur chacun de ces types de photographes.
La photographie en 2013, une photographie au coeur de la révolution numérique
Le terme de révolution numérique fait référence au bouleversement induit par l’arrivée des outils et technologies numériques dans nos vies. La photographie est un domaine qui a été réellement impacté par cette révolution numérique. Selon l’article de Sylvain Maresca et Dominique Sagot-Duvauroux, la révolution numérique en photographie se décline selon quatre dimensions : la numérisation des images professionnelles, la prise de vue avec des appareils numériques, la diffusion massive d’images à prix très bas dans des banques d’images et, plus récemment, le développement d’images en 3D.
Vers une transformation du métier de photographe : moins de prises de vue, plus d’activités annexes
La révolution numérique a notamment eu pour conséquence de forcer les professionnels à diversifier leur activité ; l’un des paradoxes du numérique est en effet d’avoir augmenté les coûts de production (matériel rapidement obsolète non rentabilisable) et diminué le prix de vente de la photo. Ainsi, il est devenu nécessaire de trouver d’autres moyens de gagner de l’argent, dérivés de la photographie : travail de post-traitement, indexation, édition, animation de stages et entreprenariat culturel.
Appliquer les droits d’auteur sur le Web : une nécessité et un défi
Comme dans d’autres domaines, à l’heure du numérique se pose la question des droits d’auteur et du respect de leur application sur le Web notamment. En effet, qu’il soit professionnel ou amateur, le photographe est considéré comme un auteur. Ses photographies, qui doivent tout de même avoir un caractère original, sont des oeuvres de l’esprit protégées par le code de la propriété intellectuelle (pilier de la singularité). Or, via notamment l'avènement du web 2.0, les photographies sont de plus en plus récupérées et diffusées sans égard pour le droit d’auteur, difficile à appliquer dans le contexte du numérique. En effet, contrairement aux photographies argentiques, les photographies numériques sont des biens non-rivaux, difficiles à supprimer, facilement multipliables et bien souvent le fichier original n’est pas conservé. Ce rapport du Ministère de la Culture et de la Communication, datant de 2010, affirme que le non-respect de ces droits entraîne une baisse de la rémunération des photographes professionnels et met en péril ce métier. D’autres règles plus adaptées doivent peut-être être envisagées pour mieux protéger garantir les droits des photographes et de leurs oeuvres à l’ère d’Internet et du numérique.
Savoir-faire, créativité et numérique
Maintenir le savoir-faire technique des photographes via des formations adaptées est un des objectifs du Ministère de la Culture et de la Communication. En effet, l’augmentation du nombre de photographies diffusées sur le net peut être le signe d’une démocratisation de cet art mais aussi celui d’une banalisation de l’acte de photographier et des paramètres techniques qui l’entourent.
Néanmoins, des photographes ont décidé de faire de ce passage au numérique, parfois critique, une force. Comme si la fin annoncée d’une profession la poussait à se renouveler et à se dépasser dans la création pour se démarquer du travail des amateurs. C’est le propos de l’exposition “From here on…”, en 2011, qui montre des oeuvres photographiques composées de photographies trouvées sur le Web (piliers de la résonance et de la plasticité). Ainsi le photographe professionnel ne se limite plus uniquement au rôle de celui qui prend des photographies mais acquiert une nouvelle dimension proche de la fonction d’éditeur.
Finalement, il est encore possible aujourd’hui d’être photographe professionnel, malgré toutes ces difficultés. La question est de savoir aussi si cette profession pourra résister à l’avenir à d’autres avancées technologiques comme la photographie 3D par exemple.
Commentaires
N’a-t-on pas sonné le glas de la peinture lorsque la photo est apparue? Et pourtant on peint encore. Différemment, mais encore. D’une certaine façon, la photographie a permis à la peinture de s’affranchir du pesant besoin de mimésis. Une évolution naturelle, m’objectera-t-on, et peut-être avec raison, mais possiblement accélérée par ce nouveau médium.
Ce qui changera, et qui change probablement déjà, ce sont les aspects techniques, selon moi. Tout comme, à une échelle moindre, le passage du film au numérique a fait disparaître, ou péricliter à tout le moins, certains aspects techniques de la discipline (la chambre noire, la lumière rouge, les bacs à révélateur, à fixateur…), le développement (!) du numérique fait migrer, il me semble, le point focal (!!) de la photographie. Comme vous le soulignez, la prise de vue perd du terrain au profit de la post. Il sera intéressant de voir ce que ce photoéditeur deviendra.
Cela dit, je ne suis pas entièrement d’accord avec ce qui semble être la position du conservateur et du publicitaire derrière « From here on… ». Certes, le réagencement d’images (prises en ligne) peut être un travail artistique, mais je vois mal en quoi cela serait nécessairement le fait d’un photographe. La Fontaine de Duchamp ne faisait pas de lui un potier; le land art ne fait pas de l’artiste le réalisant un paysagiste. Un photographe serait probablement à mieux de tirer un résultat riche et stimulant de photographies, cependant, j’en conviens.
Mais un professionnel vit de son art, il est vrai, et à ce titre, les droits d’auteur sont problématiques. Surtout qu’une image, ça se consomme plus rapidement qu’un livre, qu’un film, qu’un disque. Mais que faire pour empêcher la réutilisation? Imposer l’usage d’une espèce de DOI (voulu) inamovible pour individualiser chaque image? Traquer sans relâche les contrevenants? Cela me semble peu réaliste.
Cela dit, je crois que vous avez raison - le photographe survivra. S'il s'adapte, bien sûr.
C.L.
Il serait intéressant de se demander quels sont les avantages du numérique pour les photographes professionnels? Cette avancée technologique peut aussi les aider sur différents aspects de leur travail. Il s’agit d’un outil qui permet, entre autres, la mise en valeur de leur portfolio via un site Web ou encore la vente de photos sur les catalogues en ligne. Il est bien loin le temps où les coursiers parcouraient le Vieux-Montréal pour livrer des photos en urgence aux agences... Aucun frais de poste, aucun catalogue à faire imprimer, aucun frais de développement des photos… Oui les coûts de production ont augmenté avec l’obsolescence technologique mais, en même temps, d’autres frais ont disparu.
Certes, le problème du droit d’auteur mérite d’être soulevé. Cependant, est-ce que les photographes professionnels perdent beaucoup d’argent si un particulier utilise une de leurs photos comme fond d’écran? Par contre, maintenant comme avant, il est plus risqué pour une agence de publicité d’avoir recours à une photo sans payer les droits (ces mêmes agences qui doivent probablement constituer la majeure partie de la clientèle des artisans-commerçants). Ce problème n’est pas inhérent au numérique. Cette technologie peut certainement en amplifier les effets mais elle peut aussi amener des pistes de solution (par exemple, voir le procédé de filigrane numérique mis en place sur le site gettyimages.ca).
Pour avoir travailler durant des années dans un magasin d'équipement et de développement photographiques au moment où l'équipement numérique est devenu abordable pour le grand public, j'ai vu l'impact sur les photographes professionnels et ceux qui voulaient faire de ce métier leur vie. Votre phrase «En effet, l’augmentation du nombre de photographies diffusées sur le net peut être le signe d’une démocratisation de cet art mais aussi celui d’une banalisation de l’acte de photographier et des paramètres techniques qui l’entourent.» décrit exactement ce qui s'est produit avec l'arrivée du numérique dans les mains de Monsieur et Madame Tout-le-monde. La facilité de produire ses propres photographies à un coût réduit a complètement banalisé l'effort et le temps nécessaire pour produire un produit de qualité que ce soit pour le photographe auteur, journaliste ou entrepreneur. Au final, tous désirent vivre de leur travail (donc être payés), mais peu de gens maintenant comprennent la valeur économique de ce travail ce qui rend la vie beaucoup plus difficile pour plusieurs photographes qui doivent expliquer à leurs clients potentiels que ce qu'ils peuvent faire n'égale en rien le travail empreint du savoir d'un professionnel.
Merci beaucoup pour vos commentaires stimulants.
Nous allons aborder plus en détails dans notre dossier les apports du numérique pour les photographes professionnels et pas seulement du point de vue de la photographie artistique. Certes beaucoup de personnes utilisent à présent un appareil photo numérique afin de partager plus aisément leurs clichés et à moindre coût. Cependant, on peut aussi constater que tous ne retouchent pas leurs photos, ne les diffusent pas sur des sites de partage ou ne les indexent pas, par méconnaissance ou par manque de compétences techniques. Le savoir-faire du photographe peut aussi se transformer et se renouveler avec ces pratiques propres au numérique.
Certes, le numérique a bouleversé la profession de photographe, mais elle n’annonce pas sa mort, mais un renouvellement ou de nouvelles façons de faire. Le professionnel de la photographie n’a pas le choix de s’ajuster à ces changements et ce qui le distingue de l’amateur est la maîtrise de son art et sa créativité. L’arrivée du numérique a démocratisée la photographie, la rendant facilement accessible à tous, mais le photographe professionnel maîtrise les techniques, les jeux de lumières, les cadrages, etc. La créativité, l’expérience ou la maîtrise de cet art ne pourra jamais être remplacée par le numérique. Le numérique lance de nouveaux défis aux professionnels de la photographie sur le plan technique et il ouvre la voie à diverses possibilités de création. Je suis d'accord avec ce que vous dites que : " Le savoir-faire du photographe peut aussi se transformer et se renouveler avec ces pratiques propres au numérique."
Finalement, je suis d’avis qu’en raison de la facilité avec laquelle une photo peut être diffusée, il est plus difficile d’y gagner sa vie. De plus, en matière de droit d’auteurs, je crois que des efforts législatifs sont nécessaires afin de garantir que ces droits soient bien protégés avec l’avènement du numérique.
« Mediocrity knows nothing higher than itself, but talent instantly recognizes genius », Sir Arthur Conan Doyle, Valley of Fear. Le défi du photographe professionnel réside dans cette affirmation, face à la photo démocratisée. Pas seulement celui du photographe, bien sûr, mais de tout professionnel dont l'art se voit, par la reproduction mécanique, pour le clin d'œil à W. Benjamin, réduit à une « simple » technique. Mais sans même prendre le terme « mediocrity » dans son sens plutôt péjoratif et n'y voir que le niveau de compétence de l'utilisateur lambda, ce manque de compétence, d'expérience, etc., dans un domaine est précisément ce qui nous empêche d'en juger adéquatement. À partir du moment où leur technique devient accessible, c'est leur art qui doit se démarquer, et les photographes doivent vendre (au figuré) cette qualité avant de pouvoir vendre (au propre) leurs services et leurs clichés.
Mais bon, si je veux juste une photo du Vieux-Montréal sous la pluie pour me servir de fond d'écran, je me contenterai fort probablement de ce que je pourrai prendre moi-même. Pour cela, la photo numérique ouvre de nouvelles possibilités et me permet de faire quelque chose que je n'aurais tout simplement pas fait (je n'aurais pas chargé un professionnel de prendre cette photo de toute façon).
C.L.