.. la face du Web aurait peut-être été changée ? En tous cas, la structure du Web sémantique, si l'on suit le raisonnement de L. Floridi (Billet, repéré par M. Lessard, merci à lui).

Extrait du billet (trad JMS) :

Il y a uns grande différence entre une langue indo-européenne (comme l'anglais) et le chinois. : la première est une langue qui privilégie plus le sujet, la seconde fait partie de celles qui mettent plutôt en avant le thème. (note)

En simplifiant beaucoup, dans un cas (sujet privilégié) on préfèrera les phrases comme « Marie aime la pizza » avec un sujet, un prédicat et un objet ; dans l'autre (thème privilégié), on préfèrera des phrases comme « pour se nourrir, Marie préfère la pizza », avec un thème et un commentaire approprié.

Cela ne vous rappelle rien ? Permettez-moi une autre simplification : les langues indo-européennes pensent comme le Web sémantique, le chinois comme le Web 2.0.

Dans un cas, le point essentiel est d'avoir une URI et une relation à trois pôles du type « X est Y », comme la bonne vieille philosophie grecque. C'est le fondement de toute ontologie.

Dans l'autre, vous définissez un thème et vous le taggez.

Je ne suis pas expert, mais j'aimerais bien avoir l'avis des amis du Rtp-Doc sur cette question (et je vais de ce doigt leur poser la question sur la liste). Si l'on pousse le raisonnement, on pourrait en conclure, en effet, que le Web sémantique est bridé par une structure trop marqué par son origine langagière. Ce serait une victime de ce que les historiens des techniques appellent à la suite de J. Perriault « l'effet diligence » (Wkp), la technicité du Web sémantique reprenant mécaniquement celle des langues indo-européennes. À vrai dire, la critique du WS développée dans le second texte de Roger, sans reprendre précisément cet argumentaire, ne me paraît pas si éloignée.


Actu du 28 sept 2007

On peut toujours compter sur ses amis.. voir les commentaires. J'ai intégré ci-dessous la contribution importante de Monique Slodzian, linguiste renommée, responsable du Centre de recherche en ingéniérie multilingue (prés) qu'elle m'a autorisé à reproduire ci-dessous :

Les langues pensent comme ceci ou comme cela….Voilà bien une thèse jugée problématique depuis près de deux siècles. On rappellera quelques faits.

D’abord, cette manière de concevoir les langues dans leurs rapports supposés à la connaissance relève d’un logicisme orthodoxe qu’on pourrait croire dépassé et qui postule :

  • La possibilité de discerner la signification d’une phrase directement et immédiatement en la réduisant à des éléments logiques;
  • L’existence d’un langage formel permettant de comparer et de paramétrer la valeur gnoséologique des langues en soi.

Il s’agit d’une philosophie linguistique, qui ne tient aucun compte de l’interlocution et, plus généralement, du fait que le sens se construit dans des productions discursives écrites ou orales convoquant toutes les dimensions du langage (morphologie, syntaxe, lexique, prosodie…). Déclarer que le chinois met davantage en valeur le thème que le sujet procède d’une vision réductrice de la langue et croire qu’il y aurait un mode de pensée chinois qui déterminerait des catégories conceptuelles susceptibles de modeler le Web sémantique est simplement naïf.

En effet, le raisonnement de L. Floridi incorpore tacitement des arguments inspirés d’une vision romantique du « génie de la langue », tirés superficiellement des travaux de Humboldt (thèse sur l’influence des formes grammaticales sur le développement des idées). Le programme de Humboldt sur l’étude comparée des langues (1820) entend bien fonder les principes de la classification des langues. Cependant, une controverse fameuse avec le sinologue Rémusat, conduit Humboldt à réviser sa position sur la supériorité cognitive des langues flexionnelles (notamment indo-européennes) par rapport aux langues dépourvues de formes grammaticales comme le chinois (la seule position des mots y marque les fonctions grammaticales). L’argument imparable du sinologue est que le supposé handicap de l’absence de formes grammaticales n’a pas empêché le chinois d’offrir l’une des plus puissantes littératures du monde. Se rendant à l’évidence, Humboldt en conclut que le contexte et les relations entre les mots jouent un rôle déterminant. S’il continue d’opposer le sanskrit et les langues flexionnelles au chinois, le cas du chinois le conduira à théoriser le rôle de l’interprétation et non à postuler des propriétés intrinsèques à telle ou telle famille de langue. Humboldt se garde bien de réifier en catégories absolues les spécificités morphosyntaxiques de la langue. La perspicacité de Humboldt paraît d’autant plus remarquable si l’on songe au mythe encore répandu du chinois comme langue idéale en raison de la supposée référentialité des idéogrammes et de la simplicité de sa grammaire.

Comme linguiste, il ne lui échappait pas qu’il fallait bien distinguer entre écriture, langue et parole. La leçon vaut toujours : si les caractères chinois sont des graphèmes constitués historiquement comme des signes moins arbitraires que les écritures alphabétiques, dans la production de la parole, ils jouent un rôle similaire aux signes de toute langue, qui imposent un lien indissoluble entre son et sens. De sorte que polysémie et homophonie y sont aussi inhérents qu’aux autres types de langues.

En l’occurrence, la dichotomie sujet/thème a été largement étudiée par la linguistique de l’énonciation dont elle relève et qui concerne toutes les langues, y compris indo-européeennes. Le « schéma actanciel » de Tesnière constitue, par exemple, une théorisation possible du rapport sujet/thème à partir de la position des actants dans les langues flexionnelles et sans cas. La syntaxe structurale considère que donner une information sur un événement à l’aide d’actants (sujet, objet, temps, lieu…) implique une activité conceptuelle, avec des idées de procès, de participants actif et non-actif du procès, de circonstance de l’action, etc., qui valent pour toutes les langues, mais qui, en eux-mêmes, n’autorisent pas à tirer des conclusions sur « la » sémantique d’une langue particulière.

Le raisonnement de L. Floridi paraît donc à la fois réducteur et anachronique. S’il n’y a pas de lien mécanique entre formes linguistiques et mode de pensée, pourquoi faudrait-il fonder dans cette dualité une quelconque logique du Web?

Sans doute, ces remarques sont importantes et relativisent le propos initial. Mais, ne peut-on penser que les promoteurs du WS ont simplement raisonné par analogie ? Cela ne présuppose pas un point de vue juste sur la réalité de la langue, mais simplement une reproduction mécanique de sa structure apparente.