Il semble que la théorie du document commence à agiter un peu la blogosphère (ici ou ). Il paraît alors utile de se mettre d'accord parce qu'on entend par « document ». C'est une discussion ancienne, qui je crois peut être maintenant tranchée. J'y consacre tout un chapitre dans le livre à venir, mais pour alimenter dès à présent les discussions qui s'amorcent, voici quelques éléments de définition.

Inspirée de Bruno Bachimont, qui dans un cours récent à l'EBSI tente de préciser les conséquences de la bascule du document vers le numérique, une première définition du document pourrait être la suivante : Un document est une trace permettant d’interpréter un évènement passé à partir d’un contrat de lecture. Nous retrouvons bien les trois dimensions, matérielle avec la trace (vu), intellectuelle avec l’interprétation (lu), mémorielle avec l’évènement passé (su), ainsi que la nécessaire construction sociale avec le contrat.

La notion de trace permet d’élargir la définition du document à toutes sortes d’objets comme l’avait proposé Suzanne Briet dans les années 50. Une étoile dans le ciel, une antilope, pour reprendre ses exemples, peuvent être des documents pourvu qu’elles soient les témoins d’un savoir inscrit dans un système documentaire. Ainsi les documents sont très divers, depuis les contrats, factures, bulletins de paie, bordereaux, circulaires, lois et règlements, cartes d’identité, permis variés, jusqu’aux romans, albums, films, photos d’actualité en passant par les pièces archéologiques, les données scientifiques, les articles de revues, les objets muséaux et aussi les cartes de visite, les faire-parts, les petites annonces, les affiches publicitaires et l’on pourrait naturellement prolonger indéfiniment cette liste à la Prévert. L’interprétation de chacun passe par le régime documentaire auquel est rattachée la trace. Celui-ci peut être très varié, juridique, fictionnel, scientifique, coutumier, amical, etc. Pour interpréter un document correctement, il est nécessaire d’avoir assimilé les clés d’entrée de ces régimes. Enfin, la référence à un évènement passé ne signifie pas nécessairement la relation de cet évènement, mais bien que le document fait le lien entre quelque chose qui s’est déroulé dans le passé dont il est la trace et aujourd’hui. La trace peut être fortuite, un indice, ou construite, un texte.

Le document est une façon de retrouver notre passé et, nécessairement, de le reconstruire en fonction de notre présent pour orienter notre futur. Ce billet que vous consultez est un document, il est la trace de l’analyse que j’ai construite à un moment donné et que vous réinterprétez par rapport à votre présent, à partir de nos habitudes partagées de l’écriture-lecture d’un billet de blogue. Son objectif est d'esquisser une définition du document utile pour nous orienter à l'avenir sur ces questions.

Mais cette première définition ne permet pas de rendre compte d’une qualité essentielle du document ordinaire qui autorise sa mise en système : sa reproductibilité, sa plasticité, son traitement. Sans doute n’importe quel objet peut devenir un document, mais il reste alors unique. C’est en quelque sorte un prototype documentaire, disons un protodocument. Le document ordinaire est un texte, une représentation formelle de ce prototype sur un support maniable. Si le protodocument est déjà d’ordre textuel, il pourra être directement la matrice du document, comme dans le cas de la copie des scribes ou de l’imprimé. Dans le cas contraire, des textes viendront documenter le protodocument, jusqu’à parfois le remplacer, depuis les notices jusqu’aux enregistrements analogiques. Le numérique a démultiplié ces possibilités manupulatoires, c'est l'essentiel de sa force.

La définition du célèbre bibliothécaire indien Shiyali Ramamrita Ranganathan insiste, elle, sur ses qualités manipulatoires : un document est une micro-pensée enregistrée (embodied micro thought) sur papier ou sur un autre support, qui permet une manipulation physique facile, un transport dans l’espace et une préservation dans le temps (cité par Buckland, trad JMS). Mais cette définition a le défaut inverse d’oublier les protodocuments et ne rend pas compte de la valeur sociale du processus documentaire. Nous pouvons alors articuler les deux définitions : Un protodocument est une trace permettant d’interpréter un évènement passé à partir d’un contrat de lecture. Un document est la représentation d’un protodocument sur un support, pour une manipulation physique facile, un transport dans l’espace et une préservation dans le temps.

Si l’on poursuit le raisonnement, la multiplication des documents et des genres dans toutes sortes de registres et leur transformation témoignent d’une relation fiévreuse à notre passé, une sorte d’interrogation existentielle sur notre présent face à un futur angoissant dont les termes se renouvellent sous nos yeux. Mieux ou pire, le numérique par ses capacités calculatoires permet de reconstruire des documents à la demande et nous donne l'illusion d'avoir toutes les réponses à nos questions avant même qu'elles ne soient posées, comme si notre futur était un destin déjà inscrit dans les machines.