Voici une édifiante présentation du travail des communautés privées sur le web :

Sonntag, Benjamin. « Communauté privées : Légalisez les partages hors marché ! » Benji’s blog !, août 23, 2012.

En accord avec son titre, l'auteur conclut son billet par un appel à la légalisation des partages hors-marché. C'est l'objectif du billet : plaider pour le partage. Mais si la démonstration de la valeur ajoutée des échanges entre ces passionnés est très convaincante, elle montre a contrario, me semble-t-il, combien cet équilibre est fragile et complexe. Il reste à mener un travail de réflexion beaucoup plus ample et approfondi que les habituels oukases pour ou contre Hadopi pour construire une régulation juridique et économique sérieuse et efficace. Il ne suffit pas, loin de là, de légaliser les partages hors-marché.

Les règles mises en place par les membres des communautés privées sur le web ressemblent de façon frappante à celles étudiées par Elinor Ostrom dans les sociétés primitives pour éviter la "tragédie des biens communs". La tragédie en question est celle de la surexploitation du bien commun au profit de quelques intérêts particuliers, l'exemple canonique étant celui du paturage partagé. Pour préserver le bien commun, les communautés mettent en place des règles institutionnelles. Dans nombre de cas, la tragédie a bien lieu et la propriété privée s'impose comme la loi "naturelle", mais si les règles sont convenablement posées et défendues, alors le bien commun peut être préservé, pour la satisfaction de l'ensemble des membres de la communauté.

E. Ostrom a cherché a élargir sa réflexion aux biens du savoir en les définissant comme non-rivaux. Cette idée est maintenant largement répandue sur le net. C'est devenu un lieu commun : la gratuité s'impose car les biens informationnels numériques sont infiniement partageables. Mais j'ai eu plusieurs fois l'occasion de dire (ici) que cette idée était inexacte, ou plutôt seulement partiellement exacte, car elle ne tient pas compte des différentes dimensions du document. Si le contenu est non-rival, l'attention l'est de moins en moins. Dès lors, on ne peut réellement parler de bien commun du savoir que dans un environnement clos, c'est à dire protégé de l'économie de l'attention. Sinon, pour reprendre le vocabulaire du débat traditionnel des économistes, on tombe dans une tragédie des communs du savoir, et immanquablement la propriété intellectuelle devient la référence "naturelle".

Déjà, comme le souligne l'auteur du billet au sujet des communautés plus ouvertes : Ces communautés sont souvent moins intéressantes car leur côté public fait que les forums sont moins remplis de passionnés et les règles de partage plus difficiles à faire jouer, puisqu’il est toujours possible de se créer un nouveau compte si besoin. En réalité plus une communauté est ouverte, plus l'économie de l'attention y joue un rôle important et plus le risque de tomber dans une régulation marchande est important, sauf encadrement strict par la loi.

L'exemple des communautés privées sur le web illustre la parenté entre les communautés du web et les sociétés étudiées par E. Ostrom. L'auteur du billet cite sept règles qui sont autant de protection et que je traduis ainsi : fonctionnement par parrainage, coresponsabilité "familiale", non publicisation de l'accès, réciprocité dans le partage, discussions communes, financement non-commercial, outils spécifiques (logiciels maisons). Ces règles sont le prix à payer pour la qualité des échanges et de l'accumulation d'un patrimoine commun. Et le résultat est concluant; Voici quelques uns des avantages, extraits des différents exemples cités :

  • La qualité des sorties : format sans perte, jaquette, fichiers avec des métadonnées propres, etc. 80% des requêtes ont été trouvées par l’un des utilisateurs du site.
  • Uniquement des films n’ayant pas fait un carton ces dernières années, et conséquence de cela, on y trouvera surtout des fans hyper pointus de cinéma.
  • Chaque film peut être partagé en différentes qualités (standard, hd, blueray ...). On y trouve de très nombreuses informations sur chaque film : acteurs, réalisateur, scénariste etc.
  • Des ebooks, films, logiciels, centrés sur les thèmes de l’apprentissage : formation aux langues, documentation de concours pour obtenir une certification, cours en tout genre, livres de culture générale etc. Cette communauté est, de ce fait, plus petite, mais les membres les plus actifs sont totalement experts de leur champ de compétence, des forums impressionants !

Il semble que le nombre de ces communautés autogérées soit très important. On y trouve les qualités des "infractructures épistémiques" indispensables à toute économie du savoir : conservation, confrontation et partage des documents. Dans l'histoire, les bibliothèques se sont construites sur ces éléments et nombre de bibliothèques sont issues d'initiatives de collectes privées, léguées ensuite à la collectivité.

L'auteur du billet conclut : Enfin, ne serait-ce pas tellement mieux si ces communautés pouvaient exister de manière ouvertes grâce à une légalisation des échanges hors marché, permettant à ces passionnés de pouvoir enfin partager leurs coups de cœur légalement, sans être obligés de se cacher de majors censés aider les artistes à trouver leur public... Sans doute, mais les règles des communautés autogérées ne sont pas seulement destinées à se cacher du gendarme, elles sont aussi la garantie du fonctionnement collectif. La légalisation du partage suppose un encadrement strict pour ne pas tomber dans la tragédie des communs de la surexploitation de l'économie de l'attention par quelques uns et par voie de conséquence d'un retour au régime de la propriété intellectuelle.Les internautes sont-ils prêts à les rendre plus officielles ? A lire les débats actuels, on peut en douter.

La tragédie est sans doute proche sinon déjà en route. On peut analyser de cette façon la (més)aventure de Megaupload qui cherchait à tirer profit de l'économie de l'attention, ou de façon plus insidieuse mais plus fondamentale l'exploitation commerciale de nos traces par des firmes comme Google ou Facebook.