Economie du document (Bloc-notes de Jean-Michel Salaün)

Repérage de données sur l'économie des documents dans un environnement numérique

Aller au contenu | Aller au menu | Aller à la recherche

lundi 15 septembre 2008

Le coeur du métier de Google (suite)

Suite de l'analyse de la page de recherche de Google.

Rappel, dans un précédent billet (ici), j'ai analysé la partie haute de la page, selon le principe :

Chacun s'accorde à penser que le moteur de recherche, couplé à la publicité sur les réponses aux requêtes représente le cœur du métier de Google. Chacun aussi convient que la sobriété de la page de recherche a été un facteur déterminant dans son succès. Dès lors, l'analyse de cette page où rien n'est laissé au hasard, et de son évolution, doit nous en apprendre beaucoup sur la stratégie de la firme. Je m'en tiendrai à un rapide survol de la palette des services présentés sur Google.com (ici, attention cette présentation est évolutive dans le temps et selon la situation du terminal d'interrogation), mais une analyse plus approfondie et un repérage des nuances entre les différentes versions nationales seraient aussi à mon avis riches d'enseignements.

Voici donc quelques réflexions sur la partie basse de la page. Je ne ferai pas, cette fois, d'analyse historique.

Remarquons d'abord que le lien vers Chrome a disparu quelques jours seulement après son annonce, ce qui relativise le positionnement de ce nouveau service : service important puisqu'il a eu les honneurs de la page-coeur, mais encore service dilemme. Sa réussite n'est pas assurée.

Juste en dessous de la fenêtre, on trouve deux boutons Google Search et I'm feeling lucky. Ces boutons sont présents dès la première page d'interrogation, il y a vingt dix ans (merci Alain ;-)). Ils n'ont ni changé de place, ni de formulation. L'un et l'autre forment le service de base central de Google. L'adjonction de ces deux boutons est essentielle. Elle montre que dès le départ Google ne s'est pas pensé comme un simple service de recherche, mais bien aussi comme un outil de navigation. Il est vraisemblable que l'étude des logs a confirmé très vite Google dans son intuition : nombre d'internautes, de plus en plus l'utilisent directement pour naviguer grâce au second bouton.

Sans avoir accès aux données du moteur, la spectaculaire évolution du regard sur les pages de réponses de Google entre 2005 et 2008 montre assez à quel point la tendance en ce sens est radicale :

“Has Google gotten better?,” Think Eyetracking, Septembre 4, 2008, .

(Aparté : cette évolution est heureuse pour les bibliothèques. Le créneau de la recherche pertinente sera bientôt libre..)

Je laisse les boutons de droite, destinés à ceux qui souhaitent affiner leurs recherches (mais ils mériteraient bien aussi une analyse), pour conclure mon analyse par la barre du dessous. On y trouve quatre boutons.

Celui de droite me propose d'aller à Google Canada. Ainsi, je suis repéré par la firme comme résident du Canada. Impossible d'y échapper, je suis bien où elle dit que je suis. Il n'est pas anodin que le découpage soit géographique et selon les États. Google est multinationale, pas internationale ou transnationale comme parfois on pourrait le croire. La segmentation de sa cible est d'abord nationale et cette segmentation est radicale, l'internaute ne peut s'y soustraire : même s'il peut choisir d'utiliser les services destinés à d'autres nations, il sera repéré comme issu de sa nation de résidence. Il y a là vraisemblablement une double raison. Tout d'abord, malgré toute la littérature sur la globalisation, l'organisation des marchés est d'abord nationale et les attitudes des consommateurs varient selon les cultures nationales. Ensuite, nous sommes sur le terrain de l'information et, même sans évoquer la censure politique, les règles de droit (propriété intellectuelle, données..) varient suivant les pays. Le Web couvre la planète, mais celle-ci reste une mosaïque de nations, tout particulièrement dans l'information.

Passons le bouton About Google, peu différent de ce que l'on retrouve sur tous les sites corporatifs, pour conclure sur les deux boutons de gauche : Advertising Programs et Business Solutions. Ces deux boutons sont les seuls à vendre quelque chose. Nous sommes d'abord dans un service gratuit qui s'adresse aux internautes pour capter leur attention (tout le reste de la page), néanmoins il s'agit de ce qu'on appelle un marché bi-face et ces deux boutons représentent la seconde face, celle des transactions commerciales.

La concomitance de ces deux boutons est étonnante et trahit l'hésitation de Google sur sa stratégie ou la difficulté de sa diversification. Une première analyse pourrait nous faire conclure que la firme a une stratégie commerciale avec deux volets complémentaires : la vente de publicité d'un côté, la vente de services aux entreprises de l'autre. En cliquant sur les boutons, on retrouve bien sous celui de gauche les propositions Adwords et Adsense de vente de mots et d'espaces publicitaire.. mais sous celui de droite, on retrouve les mêmes services proposés auxquels s'ajoute simplement une troisième offre pour augmenter la productivité de l'entreprise qui consiste à une recherche universelle, un certain nombre d'outils bureautiques partagés ou la publication de cartes personnalisées. Cette troisième offre, on le voit, cherche à diversifier la firme vers la bureautique, mais elle est encore peu structurée et surtout complètement gratuite. Clairement, Google n'a pas encore trouvé comment diversifier ses rentrées financières à 98% issues de la publicité commerciale.

Le contraste est flagrant entre ces hésitations manifestes et l'intuition de départ que nous avons rappelée plus haut. Tout cela relativise les discours souvent sans recul sur cette firme qui reste une firme comme les autres avec une stratégie commerciale ordinaire, des forces certes, mais aussi des faiblesses.

Complément du 23 septembre 2008

Repéré grâce à Olivier (qui le commente ici) un calendrier de l'histoire de la firme réalisé par elle-même pour son 10ème anniversaire, .

Complément du 8 octobre 2008

Voir ce billet sur l'affichage des résultats sur un téléphone cellulaire :

Olivier Andrieu, “Les moteurs de recherche, avaleurs de trafic ? ,” Abondance, Octobre 8, 2008, ici.

Voir aussi cette excellente vidéo de l'ensemble des Home Pages de Google sur 10 ans, réalisée par OpcionWeb : ici

Celle-ci permet de constater en 4mn que j'ai sans doute été trop partiel dans mon analyse réalisée laborieusement par quelques sondages. En particulier, les annonces en première page comme celle de Chrome ont été beaucoup plus nombreuses que je le croyais.

Complément du 28 octobre 2008

Voir aussi les deux billets de J. Véronis sur dream Orange : Y a-t-il un Web après Google ? ici et .

Complément du 10 mai 2008

Voir aussi le Journal du Net ici

28-03-2012

« Google Design: Why Google.com Homepage Looks So Simple ».

samedi 13 septembre 2008

La science de l'information perdue dans les nuages..

Les professionnels du document ou les chercheurs en sciences de l'information me paraissent bien silencieux (sauf pour dénoncer les appétits mercantiles) sur la question qui agite beaucoup les informaticiens, les professionnels du Web, les promoteurs du Web sémantique et aussi, bien sûr, les industriels de l'internet : le Cloud computing. Un exemple, parmi bien d'autres, le passage du bureau physique au bureau dans les nuages évoqué par H. Guillaud à propos d'un article de Nova Spivack :

Hubert Guillaud, “Le Webtop : le Desktop organisé par le web,” Internet Actu, Septembre 12, 2008, ici.

Nova Spivack, “The Future of the Desktop,” ReadWriteWeb, Août 18, 2008, .

Nova Spivack propose une nouvelle organisation du bureau, adaptée à notre mobilité et à l'évolution du Web. Dans son argumentaire, il se sert de l'image du bibliothécaire comme d'un repoussoir. Extrait (trad JMS) :

Il faut basculer de l'image du bibliothécaire à celui de l'opérateur boursier. Dans le monde du PC, nous étions obnubilés par la nécessité de gérer nos informations sur nos ordinateurs - nous nous conduisions comme des bibliothécaires. Engranger les choses était notre souci, et les trouver était aussi difficile. Mais aujourd'hui, garder l'information n'est vraiment pas le problème : Google a rendu la recherche si puissante et omniprésente que beaucoup d'utilisateurs ne prennent plus la peine de garder quoi que ce soit - il le recherche de nouveau au besoin. Le problème du bibliothécaire a été dépassé par la force brute de la recherche à l'échelle du Web. Au moins pour le moment.

À sa place, nous devons résoudre un problème différent - celui de filtrer ce qui est réellement important et pertinent maintenant et dans un futur proche. Dans les limites de notre temps et de notre attention, nous devons prendre soin à ce que nous recherchons vraiment et ce à quoi nous devons porter notre attention. C'est l'état d'esprit de l'opérateur boursier. S'il se trompe dans son pari, il peut perdre des ressources précieuses, s'il a raison, alors il peut trouver un filon avant le reste du monde et gagner des avantages monnayables à avoir été le premier. Les opérateurs boursiers privilégient la découverte et surveillent les tendances. C'est une orientation et une activité très différente de celle d'un bibliothécaire, et c'est vers cela que nous allons.

Sans contester l'intérêt évident des propositions de N Spivack pour les développement de l'outil, on peut être affligé d'une telle méconnaissance des professions documentaires et donc de la sous-utilisation de leur apport. En 1988 il y a vingt ans donc (!) par exemple, François Jakobiak publiait un livre qui ne disait pas autre chose :

François Jakobiak, Maîtriser l'information critique, Paris : Les Editions d'organisation, 1988.- (Collection Systèmes d'information et de documentation), critique BBF ici.

Par ailleurs, N Spivack insiste sur la gestion du temps documentaire, la présentant là encore comme une rupture par rapport aux pratiques anciennes.

Comme notre vie numérique a évolué de nos vieux bureaux démodés à nos environnements web centrés sur les navigateurs, nous allons passer d’une organisation spatiale de l’information (répertoires, dossiers, bureaux…) à une organisation temporelle (flux, lignes de temps, microblogs, …).

Il ne s'agit pourtant que d'une dimension essentielle de l'archivistique, en particulier l'archivistique québécoise qui se préoccupe des documents courants et les gère à partir de calendriers.

Mais, il ne faut sans doute pas accabler l'auteur, les responsables de cette méconnaissance sont plutôt à rechercher du côté des professionnels de l'information eux-mêmes qui devraient être plus pro-actifs. Visiblement on a besoin d'eux. Sans doute la redocumentarisation en cours bouscule bien des pratiques, mais il me semble que les fondamentaux ne changent guère.

mardi 09 septembre 2008

Quand la presse devient «les archives historiques»

Belle illustration de la différence de traitement des journaux et du livre par Google : le nouveau service de consultation des archives de la presse que la firme vient d'ouvrir (ici), écho à mon récent billet sur le sujet ().

Voici deux présentations critiques mais avec un parti-pris assez net, car écrites par des journalistes :

Narvic, “Google News Archive Search : Google met à jour ses archives de presse,” Novövision, ().

Emmanuel Parody, “Google Archives : vers la bibliotheque universelle,” ecosphere, ().

Les différences se lisent à la fois dans le dispositif technique et le système d'accès, dans le type de contrat, dans la gestion de la propriété intellectuelle, dans les parties prenantes (absence des bibliothèques), etc. Tout cela me parait bien confirmer qu'il est essentiel de séparer les analyses.

Autre élément terminologique révélateur : Google emploie le terme News Archive. Il indique dans sa présentation : News archive search provides an easy way to search and explore historical archives (trad JMS : Les archives d'actualités proposent une manière facile de rechercher et d'explorer les archives historiques). Le terme d'«archive» n'a jamais été utilisé pour le service de recherche de livres, ni d'ailleurs celui de bibliothèque.

vendredi 05 septembre 2008

Le coeur du métier de Google

Ce billet a une suite ici.

Chacun s'accorde à penser que le moteur de recherche, couplé à la publicité sur les réponses aux requêtes représente le cœur du métier de Google. Chacun aussi convient que la sobriété de la page de recherche a été un facteur déterminant dans son succès. Dès lors, l'analyse de cette page où rien n'est laissé au hasard, et de son évolution, doit nous en apprendre beaucoup sur la stratégie de la firme. Je m'en tiendrai à un rapide survol de la palette des services présentés sur Google.com (ici, attention cette présentation est évolutive dans le temps et selon la situation du terminal d'interrogation), mais une analyse plus approfondie et un repérage des nuances entre les différentes versions nationales seraient aussi à mon avis riches d'enseignements.

Google-Page de requète

La première information qui saute aux yeux sur la page de ce jour est la mise en avant du nouveau navigateur Chrome, juste en dessous de la fenêtre de requête. Si quelqu'un en doutait encore, ce lancement est la priorité stratégique du moment. Il ne s'agit pas pour Google d'un service comme les autres : ce positionnement sur la page est tout-à-fait exceptionnel. Il semble le premier à avoir atteint ce niveau le premier, si l'on met à part des annonces liées à l'actualité (p. ex. Tsunami..), depuis le 4 décembre 2001 où la page a commencé à prendre une tournure définitive avec une série de services annoncés dans un bandeau supérieur, c'est à dire lorsque Google a commencé à rationaliser son portefeuille de services (complément du 8 oct 2008 : affirmation à nuancer, voir le complément du billet suivant ici). En réalité, cette annonce n'apparait pas sur le service intégré à Firefox (elle est remplacée par une incitation à télécharger les modules complémentaires de ce dernier), ce qui renforce encore l'idée d'une offensive visant Internet Explorer. Ce service, pour autant qu'il rencontre le succès, est une pièce essentielle de la stratégie Googleienne, la première donc à avoir été mise pratiquement au même niveau que le moteur sur la page. Cela devrait faire réfléchir.. pour le dire vite et toujours en cas de succès qui n'est évidemment pas encore acquis, le cœur du métier de Google pourrait bien passer d'un service de requêtes à un outil de navigation ou de gestion documentaire (le premier n'étant plus qu'un service complémentaire du second).

La deuxième information importante est le bandeau du haut qui met en avant quelques services de la palette de Google. Cet accent en fait en sorte les «services de base» de la firme, comme on dit en marketing, et la sélection n'est pas du tout anodine, encore moins son évolution dans le temps. On le sait, la firme dispose grâce à l'analyse des traces des requêtes d'une formidable base de données des intentions qui lui donne un avantage considérable par le repérage des tendances des pratiques des internautes et donc leur monétarisation possible. Les choix sur les services mis en avant sont donc hautement significatifs. La capacité d'innovation fascinante et le nombre impressionnant de services, complaisamment relayés par des groupies enthousiastes ou des Cassandres désespérés, ont tendance à laisser croire que la firme raisonnerait sur la base d'un écosystème informationnel où un battement d'aile de papillon d'un côté aurait d'importantes conséquences de l'autre. En réalité, sans douter de sa force globale, elle se conduit bien comme une firme ordinaire avec un portefeuille de services qui comprend, comme partout : des vaches-à-lait, des vedettes, des dilemmes et aussi des poids morts.

Nous avons ce jour dans les services de bases : les images, les cartes, les actualités, les courses (shopping) et la messagerie (Gmail). Il s'agit très vraisemblablement d'un mix entre les services les plus populaires et les plus stratégiques. On pourrait faire une analyse du positionnement de chacun d'entre eux et aussi de l'absence (sur cette première page) des autres. Je réserve celle-ci pour plus tard et me contenterai d'un bref constat analytique de l'évolution de cette liste, à partir d'un rapide balayage de l'historique des pages sur Internet Archive (ici),

Lorsqu'elle est apparue en décembre 2004, la liste comprenait : les images, les groupes (forum), l'annuaire, auxquels les actualités se sont ajoutées un mois plus tard. En mars 2004, il s'est ajouté Froogle, un comparateur de prix ancêtre de Shopping. En février 2005 Local, un service de recherche géographique sur les commerces et services de proximité préfiguration du service de cartes qui le remplace en avril 2006. En août 2006 est apparue la vidéo qui a pris la place du service des groupes et de Froogle. Le 17 mai 2007, la liste des services se déplace en haut et à gauche de la page pour dégager le service de requête et la messagerie (Gmail) apparait dans la liste. En novembre 2007, Produits (Products), qui sera renommé rapidement Shopping, remplace Vidéo.

On peut tirer quelques conclusions simples de cette petite énumération.

Google a rapidement relégué au second plan la fonction d'annuaire, sur laquelle Yahoo! au contraire a mis l'accent et celle des forums, on pourrait dire plus largement avec le vocabulaire d'aujourd'hui des réseaux sociaux. Puis après une première mise en vitrine a fait aussi disparaitre la vidéo. Il me semble que l'on peut voir là la marque d'une difficulté de monétarisation de ces services.

Inversement, les services de géographie et les courses se sont imposés progressivement. Il s'agit, à mon avis, d'une formule d'affaires tout-à-fait originale de ce média qui, contrairement à ce qui est souvent dit, s'inscrit clairement dans l'espace et pour des transactions de proximité au sens où elles concernent des objets qui atteindront le domicile des consommateurs. La monétisation est ici claire, par la publicité ou par les commissions. C'est donc un volet essentiel de la stratégie de Google, qui l'éloigne d'un service documentaire pour la rapprocher du e-commerce. Une diversification à souligner.

Il est aussi très notable que le service d'images soit resté aussi stable que le service central, marque sans doute d'une très forte popularité de ce service. De même, le service d'actualité, arrivé très tôt, est toujours là. Il est aussi très populaire et nous avons vu comment il était monétarisé (). Enfin, l'arrivée récente de la messagerie sur la page d'accueil pourrait être un autre symptôme de l'inflexion de la stratégie de la firme, notée au début du billet : navigation et messagerie sont en effet les deux services de bases de l'internet. Google a réussi à monétiser le premier par la publicité tout en le transformant en un ticket d'entrée pour ses services, et donc, sinon un verrouillage complet, du moins une orientation ferme et sans douleur de la navigation des internautes. Il est bien possible qu'il souhaite réitérer l'exploit avec le second.

La partie inférieure de la page mérite aussi une analyse, car elle en dit très long sur le modèle d'affaires développé par la firme. Mais c'est assez pour un samedi..

Complément du 9 septembre

L'annonce de Chrome a été retirée de la page à peine quelques jours après son lancement, ce qui relativise son positionnement. Nous en sommes encore à un service Dilemme.

jeudi 31 juillet 2008

Livre et journal : danseuse et entraineuse de Google

Jean-Claude Guédon, dans une de ses (saines) colères, réagit avec un même argument à deux récentes actualités de Google Books :

  • La première réaction, Who Will Digitize the World's Books?, New York Review of Books, Volume 55, Number 13 · August 14, 2008 (ici, repéré par A. Pierrot qui le commente), concerne l'article de R. Darnton publié dans le numéro précédent de la même revue et déjà critiqué avec un tout autre argumentaire sur ce blogue ().
  • La seconde réaction (ici) suit l'annonce de l'accord signé par la Bibliothèque municipale de Lyon sur la numérisation par Google de son important fonds patrimonial (communiqué de l'AFP 10 juillet 2008 ici).

Dans les deux cas Jean-Claude dénonce ce qu'il considère comme une complaisance ou un aveuglement vis-à-vis de la stratégie de Google qui imposerait un monopole sur la mise en ligne des fichiers textes. Je le cite :

Ce que Google recherche actuellement, c'est un monopole sur la capacité d'appliquer toute forme d'algorithmique à la documentation numérique mondiale. En bref, Google veut devenir le système d'exploitation de la documentation numérique et pourra ainsi contrôler toutes les opérations de récupération, identification, analyses sémantiques, etc. que l'on peut effectuer ou imaginer dans le monde numérique.

Je crois qu'il se trompe, à la fois sur la stratégie particulière de numérisation des livres et sur l'idée d'une stratégie globale de la firme. J'ai pu par le passé faire la même analyse sur le même sujet (voir, par ex ), mais mon opinion a changé, comme d'ailleurs peut-être aussi la stratégie googlienne.

C'est l'occasion de revenir sur le sujet, de tenter quelques éclaircissements sur la dite stratégie et son articulation avec l'économie d'anciens médias. Pour bien comprendre la stratégie de Google vis-à-vis des documents publiés, il faut d'abord intégrer le fait que la firme est une organisation apprenante, c'est à dire qu'elle tire rapidement les leçons des ruptures qu'elle provoque par sa capacité d'innovation, leçons dont les conséquences sont parfois divergentes. Je prendrai brièvement deux exemples, celui du livre et celui de la presse.

Le livre est devenu la danseuse de Google

Le programme de numérisation de Google a très vite rencontré des difficultés. Les premières sérieuses ont été d'ordre juridique. Suite à la réaction des éditeurs, le moteur ne peut offrir un service significatif de lecture continu en ligne des livres sous droit, seulement des extraits souvent sans utilité. Les secondes ont été d'ordre technique avec les problèmes difficiles d'une numérisation de qualité, tout particulièrement la reconnaissance optique des caractères (voir à ce sujet l'intéressant point fait par A. Pierrot, ). Les troisièmes sont d'ordre bibliographique avec l'indexation et le repérage des éditions (voir ici).

Ces difficultés ne sont pas résolues, il ne semble pas non plus que Google malgré ses capacités financières ait vraiment pris les moyens pour qu'elles le soient. Le soupçon de J-Cl Guédon paraît alors quelque peu exagéré, même si on peut critiquer, du fait justement des limites notées, les positions de R. Darnton ou de la ville de Lyon.

On peut alors s'interroger sur les motivations véritables de la firme dans le domaine du livre. Faut-il y voir un cheval de Troyes pour attaquer le marché du livre (numérique ou papier) ? C'est bien peu probable, compte-tenu de la position dominante prise par Amazon. Tout au plus peut-on considérer ici qu'il s'agit de contenir celui-là en intervenant sur son terrain. Faut-il y voir une volonté de réaliser une nouvelle bibliothèque d'Alexandrie dont la firme aurait le monopole ? Il manquerait alors vraiment un bibliothécaire à la tête d'un projet qui ne paraît même pas connaitre la notion de collection, mais, là, en intervenant massivement sur ce terrain, Google met une barrière à l'entrée trop haute pour les autres acteurs et évite ainsi à d'autres la tentation de bâtir une bibliothèque qui le concurrencerait. Le retrait récent de Microsoft de son projet de numérisation de livres est caractéristique.

Je crois plutôt que le livre est devenu, bon gré mal gré, une danseuse pour Google. Son arrivée sur ce terrain n'a pas modifié l'économie du livre, ni celle des bibliothèques. Il en tire prestige grâce l'aura toujours forte de l'ordre du livre, se fait quelques alliés prestigieux dans l'intelligentsia et du côté des bibliothécaires, quelques ennemis aussi mais l'important est qu'on associe son nom à la culture. Et il reste que, bien entendu malgré ses défauts, il s'agit d'un service supplémentaire accessible par son moteur, parfois très utile.

La presse est une des entraineuses de Google

Les relations entre la presse et Google sont un autre sujet de polémique. Et la stratégie a été fort différente. Ici, pas de plan massif, pas de réel partenariat, sinon pour faire taire les plus grincheux (AFP..). Mais le développement d'un outil de traitement pour proposer automatiquement un panorama de presse (Google News) et une concurrence/complémentarité sur le marché publicitaire.

Il y a bien eu un conflit avec les éditeurs de presse belges (voir ici). Mais globalement, la presse ne peut se passer de Google News qui est devenue une des principales alimentations du trafic de ses sites et donc, malgré la grogne, un consensus s'est installé. Là encore, on peut s'interroger sur la motivation réelle de la firme à développer un service qui ne lui procure pas de revenus directs puisqu'il n'y a pas de publicité sur les pages du service. La réponse vient d'être donnée par Marissa Mayer, responsable des recherches sur les produits et les usages de la firme à un déjeuner du journal Fortune qui la résume ainsi (trad JMS) :

Google News est gratuit et n'a pas de publicité. Alors combien rapporte-t-il à Google ? Environ 100 millions de $. (..) Le géant en ligne compte sur Google-News pour orienter les lecteurs vers le principal moteur de recherche de Google, où ils font des recherches qui, elles, génèrent de la publicité.

What’s Google News worth? $100 million, Fortune, 22 juillet 2008 (ici) repéré par Abondance ().

Ainsi, on trouve clairement la possibilité de faire des recherches sur l'ensemble du Web par le moteur en haut de la page de Google News, (par ex ici), alors que cette possibilité n'existe pas sur Google Books (p ex , voir en commentaire sur ce point la remarque de M. Lessard et ma réponse). Il n'y a bien évidemment aucun monopole possible de Google sur la capacité de traitement des pages des journaux, mais une rentabilité certaine, si l'on en croit les chiffres indiqués, d'un service qui reprend la classification et le filtrage réalisé par les journaux, y adapte la puissance de traitement sémantique de la firme, et ne demande in fine qu'une maintenance légère.

Ainsi les relations entre Google et les médias traditionnels ne peuvent être analysées sans une référence précise à leur mode d'organisation (on pourrait faire encore une troisième analyse sur la vidéo ou une quatrième sur l'encyclopédie, par exemples). La firme, même quand elle bouscule les positions établies, ne peut faire table rase de la situation et doit y adapter chaque fois sa stratégie. On aurait tort de l'analyser globalement.

MAJ du 3 août 2008

Sur les difficultés de Google avec la justice. Voir l'intéressante synthèse des étudiants de l'INTD :

Jérome Constant, Denis Madelaine, et Carine Sébast, Les rapports de Google avec la justice, Synthèse documentaire (Paris: INTD-CNAM, Mai 20, 2008), ici .

MAJ du 5 août 2008

Sur un thème complémentaire :

How Google Used Librarians…and Got Away With It, Library Stuff, June 29th, 2008 (ici, repéré par Des Bibliothèques 2.0 )

Steven Cohen remarque que Google après avoir déployé une large campagne de communication en direction des bibliothécaires a tout arrêté depuis un an. Le blog qui était dédié à cette tache n'est même plus alimenté depuis ce temps. Extrait (trad JMS) :

Ainsi, Google continuera à utiliser les bibliothécaires, numériser leurs livres, en tirer profit, et ensuite nous laisser pourrir dans la poussière de l'information comme une vieille machine à microfilms.

Réponse de W. Crawford en commentaire :

Google Book Search permet une recherche d'éléments dans les livres qu'aucune bibliothèque ne peut réaliser seule. Il ne procure pas le livre, mais révèle tout spécialement un élément (un paragraphe sur un thème dans un livre de 300 pages), il fait ressortir des références qui sans cela resteraient cachées. (..)

Un accès plus large au domaine public. Une recherche sur le texte intégral des livres que les bibliothèques ne peuvent fournir. Comment vraiment cela nous "laisse dans la poussière de l'information"?

MAJ du 12 août 2008

Grâce à JD Zeller, merci à lui :

Benoit Raphael fait la synthèse de plusieurs billets de Jeff Jarvis, qui suggère que les journaux se recentrent sur la production de contenu et laissent à Google la distribution. Il lel traduit et cite :

"Voici mon conseil, journaux ("papers") : Sortez le plus vite possible du buisiness de la fabrication, de la distribution et de la technologie. Eteignez les rotatives. Externalisez les ordinateurs. Externalisez l'editing en Inde ou chez vos lecteurs. Collaborez avec le public. Et, ensuite, demandez vous qui vous êtes. La réponse importe vraiment..." (J.Jarvis)

Benoit Raphael, “La nouvelle économie des rédactions du futur,” Demain tous journalistes ?, ici.

C'est une provocation qui a le mérite de faire réfléchir, mais mon avis, il y a là une double erreur d'analyse. Il ne faut pas confondre journal et agence de presse. Les médias se sont construit d'abord par le contact avec le lecteur. La mise en page en est un exemple, l'objet et la distribution en sont d'autres. D'autre part, Google n'est pas un simple distributeur, la recherche d'information est aussi une activité médiatique.

Complément du 9 septembre 2008

Belle illustration de la différence de traitement des journaux et du livre par Google, le nouveau service d'archives de la presse qu'il vient d'ouvrir (ici). Voici deux présentations critiques mais avec un parti-pris assez net, car écrites par des journalistes :

Narvic, “Google News Archive Search : Google met à jour ses archives de presse,” Novövision, ().

Emmanuel Parody, “Google Archives : vers la bibliotheque universelle,” ecosphere, ().

Complément du 27 septembre 2008

Repéré grâce à A. Pierrot :

Adam Hodgkin, “How many publishing CEOs know what an API is?,” Exact Editions, Septembre 23, 2008, ici.

- page 5 de 11 -