Economie du document (Bloc-notes de Jean-Michel Salaün)

Repérage de données sur l'économie des documents dans un environnement numérique

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Recherche - redocumentarisation

dimanche 29 avril 2007

Mondes perdus, lettrés et redocumentarisés

En cette fin de semaine de fin de session, j'avais envie de prendre un peu d'air. L'occasion m'est donnée par la fermeture d'un livre étonnant, une réminiscence savante et une visite stimulante.

Le livre est sorti tout récemment en version française chez Albin Michel, mais il a déjà fait couler beaucoup d'encre aux États-Unis : 1491. Nouvelles révélations sur les Amériques avant Colomb, Charles C. Mann. On trouvera ici un résumé en anglais, de ses thèses par son auteur dans le numéro de mars 2002 de la revue The Atlantic, et là un extrait du livre par la revue Lire, à mon avis pas vraiment représentatif mais en français.

Le livre, reportage sur les récentes découvertes archéologiques, reconstitue le puzzle d'une Amérique pré-colombienne, largement plus peuplée que l'Europe, riche de nombre de civilisations organisées, à l'histoire mouvementée, fécondes en art, architecture, technique et botanique, victime d'un cataclysme sanitaire et écologique et dont on aurait, sans vraiment le vouloir, oublié les très nombreux apports à notre monde moderne. Je ne saurais discuter la pertinence des thèses présentées, mais ce qui m'a fasciné, c'est la perte de la mémoire d'une part importante de l'humanité et la volonté actuelle et bien délicate de la reconstituer.

Cette lecture m'a rappelé les travaux des historiens français du livre et, plus précisément, du groupe de Christian Jacob sur les mondes lettrés. La tentative, peut-être un peu démesurée, est de reconstruire le fil des pratiques intellectuelles dans un continuum reliant le technique, le social et le mental. Le plus fécond de ces travaux est l'approche comparatiste entre les civilisations qui dénoue les fils de la construction de la mémoire inscrite d'une société et sa possibilité d'interprétation en soulignant ses dimensions sociales. Un livre, paru en 2003 témoigne de l'importance de cette réflexion : Des Alexandries. II, Les métamorphoses du lecteur, sous la dir. de Christian Jacob. Paris : Bibliothèque nationale de France. Cet article accessible en ligne sur une comparaison entre l'histoire des bibliothèques de la Grèce et de la Chine antiques est tout aussi révélateur de la démarche. Comme pour le livre précédent, pour moi l'intérêt est autant dans le contenu des travaux que dans la posture très européenne de ces chercheurs dont les travaux ont l'ambition d'embrasser aussi la période contemporaine et donc le numérique à partir des mêmes prémisses intellectuelles.

La visite est celle de Bruno Bachimont à l'EBSI où il a présenté les réalisations de l'institut National de l'Audiovisuel (INA) sur le traitement et la valorisation des archives de la radio-télévision française. La réussite est sans doute due à l'intelligence et l'habileté des promoteurs du projet, mais aussi à une alchimie française particulière entre centralisation, souci patrimonial et ingéniosité. C'est un des exemples les plus féconds de redocumentarisation par le numérique où le travail d'indexation des documentalistes sert à la fois à une valorisation éditoriale et à une réutilisation des unités documentaires découpées, mais mises en contexte, la concrétisation d'une archithèque. Là encore, l'intérêt pour moi réside aussi bien dans l'explication contextuelle de cette réussite que dans ses réalisations numériques.

Entre ce continent, qui tente de reconstruire en tâtonnant, non sans mal ni approximation, une histoire perdue tout en basculant à grande vitesse dans une autre époque où sa mémoire immédiate est pour le moins bousculée, et cet autre, fort mais lourd d'un patrimoine documentaire accumulé qui tente d'appliquer souvent maladroitement ses traditions à un matériau qui lui échappe, il pourrait y avoir des croisements féconds. Est-il téméraire de penser que le Canada et singulièrement le Québec, par leurs positions - géographique et culturelle - particulières, leur bilinguisme, leurs ouvertures multiculturelle et technologique, pourraient être le creuset d'un alliage inédit ?

Bon assez rêvé, il reste des copies à corriger..

jeudi 19 avril 2007

Musique : impasse ou eldorado ?

Suite à un processus de concertation et de réflexion avec les acteurs de la filière, la Fing vient de mettre en ligne un rapport qui fait le point sur son évolution et suggère des pistes de sortie de crise. Avec la science, la musique est peut être le domaine où la redocumentarisation est la plus radicale.

Musique et numérique : la carte de l'innovation, 127p. (Pdf, Html) Bibliographie

Extraits de la synthèse (Pdf, Html) :

Crise et mutation

La musique devrait connaître un âge d'or, culturel et économique. On n'a jamais écouté autant de musique - chez soi, sur soi, dans l'espace public... -, ni autant produit. Mais cette musique devenue flux, ambiance, signe (et parfois produit), est en même temps désacralisée et par suite, sur le plan économique au moins, dévalorisée. (..)

Par comparaison, les pistes fécondes de création de valeur qui émergent de l'analyse, naturellement complémentaires les unes des autres, sont les suivantes :

  • L'économie des flux, qui consiste à passer d'une économie fondée sur des prix unitaires et des quantités faibles, à des volumes élevés et des prix unitaires faibles - voire non-mesurables, le consommateur ne payant alors qu'un droit d'accès aux flux.
  • L'économie des services, qui retrouve le chemin de la rareté, de la singularité et de l'exclusivité dans l'expérience musicale, la relation avec une œuvre ou un artiste.
  • L'économie de l'attention, l'intermédiation entre une "offre" surabondante, diverse, mondiale et une demande de plus en plus individualisée et mobile.

Un marché contrôlé par le public, ou par les grands intermédiaires ?

La quasi-totalité des innovations identifiées ont un point commun : l'importance que prend l'aval de la filière, la distribution, les sites communautaires et plus généralement, l'ensemble des fonctions qui supposent une grande proximité avec l'amateur de musique, ses attentes, ses goûts, sa disponibilité... Or une prise de contrôle de l'industrie musicale par l'aval n'est pas forcément une bonne nouvelle pour la création et la diversité musicale. Elle pourrait au contraire aboutir à un une création entièrement pilotée par l'analyse des goûts de segments solvables de la clientèle - autrement dit, à la systématisation des dérives que l'on reproche à l'industrie musicale d'aujourd'hui. (..)

mardi 17 avril 2007

E-science = redocumentarisation de la science

Si certains doutent encore de l'importance de l'e-science pour les bibliothèques ou de celle de la redocumentarisation en cours dans la science. La lecture de ce petit dossier sur l'expérience britannique devrait les convaincre.

Le programme e-science au Royaume-Uni, dossier réalisé par l'ambassade de France à Londres, mars 2007. 10p.

Introduction :

Il y a moins de 50 ans, l'avancée de la recherche se faisait par la collecte d'informations dans les bibliothèques, par un réseau de communication restreint à l'entourage proche des chercheurs et par des calculs essentiellement faits à la main ou à la règle à calcul. L'arrivée de l'informatique et de l'ordinateur a provoqué un énorme bond en avant dans la gestion de l'information. Plus besoin d'avoir d'immenses étagères pour stocker ses informations, plus besoin de passer du temps devant un monticule de brochures. Un seul ordinateur est capable de stocker davantage d'information qu'une bibliothèque « papier ». Les calculs se font instantanément ; l'ordinateur est capable d'effectuer plusieurs milliers d'opérations simples à la seconde.

A partir des années 70, Internet a provoqué un second bond pour la diffusion de l'information, offrant la possibilité aux chercheurs de mettre en commun leurs résultats et de communiquer plus facilement avec leurs collègues du monde entier. Cependant, les informations sont regroupées sous différents formats et leur qualité et leur pérennité ne sont pas garanties. Les chercheurs travaillent dans diverses universités et entreprises, dans diverses régions et différents pays. Les logiciels utilisés sont souvent incompatibles. Il leur est donc parfois difficile de communiquer directement entre eux.

L'e-Science est aujourd'hui à la veille de révolutionner la recherche et les échanges d'informations. (..)

Conclusion :

Le Royaume-Uni a déjà relevé beaucoup de défis pour la mise en place de l'e-Science et plusieurs avancées scientifiques ont été effectuées grâce à elle. Cependant, nous ne sommes qu'au début d'une nouvelle technologie qui devrait révolutionner le monde scientifique. Plusieurs pays du monde entier ont suivi l'initiative du Grid. En 2002, le ministère de l'éduction chinois a lancé le projet ChinaGrid. Les Allemands ont débuté en 2005 le DGrid dans une initiative pour l'e-Science. Au Japon, la National Research Grid Initiative (NAGERI) a été mise en place par le Ministère de l'éducation, de la culture, des sports, de la science et technologie. En 2003, la France lance le projet Grid5000 avec neuf centres répartis dans tout le pays ; ce projet devrait aboutir en 2008. Aux Etats-Unis, l'initiative pour le US TeraGrid a été lancée en 2000. La Commission Européenne est, depuis mars 2006, à la deuxième phase du projet Enabling Grids for e-Science in Europe lancé en 2004.

Le Royaume-Uni et les Etats-Unis ont été les pionniers d'une nouvelle technologie qui devrait bouleverser le monde de la science dans les prochaines années.

Repéré par Prosper.

mardi 03 avril 2007

Économies de Wikipédia : 1. la cognition

Pour analyser lucidement l'économie de Wikipédia, il est prudent d'en distinguer trois dimensions. Dans ce billet, j'aborde l'une d'entre elles : l'économie de la cognition. Je traiterai les deux autres dans deux billets ultérieurs. Celui-ci n'épuise donc pas la question, il n'en effleure qu'un seul volet.

Dans nos sociétés, l'économie de la cognition est régulée par des institutions très solides : écoles, universités et toute une série de satellites dont les professeurs et les chercheurs sont les clercs et dont l'activité et la régulation sont issues de siècles de pratiques. En moins de deux années, Wikipédia est devenue dans un grand nombre de pays occidentaux un des principaux outils de référence, peut être pas pour tous les clercs, mais à coup sûr pour leurs ouailles : les élèves et les étudiants ainsi que pour bien d'autres internautes ayant quitté les structures éducatives. Ceci est vrai quelque soit le niveau de formation comme le montre une enquête récente réalisée au Royaume-Uni : du primaire au doctorat entre 70 et 80% des enquêtés (l'échantillon concerne les usagers du service Web de formation à distance de l'université d'Oxford) consultent Wikipédia, très loin devant les autres services du Web 2.0.

‘David White, JISC funded ‘SPIRE’ project 2007’.

Cette bascule brutale n'est toujours pas du goût des clercs qui voient leur rôle contourné et soulignent alors les insuffisances de l'encyclopédie en ligne. Wikipédia n'est pas, en effet, sans défaut, ni à l'abri des jeux de pouvoirs et d'influence traditionnels de toute publication. Ses déboires sont nombreux, proportionnels à son succès croissant, et le Web est plein d'exemples d'erreurs, parfois scandaleuses, soulignées par des critiques, sincères ou hypocrites.

L'étonnant n'est pas d'y retrouver les mêmes errances que dans toutes les activités de publication, mais de voir celles-là se régler d'une façon tout à fait inédite. En effet, pour Wikipédia les critiques font partie de la construction et paradoxalement plus les plus vives, les plus fondées et précises sont les plus efficaces. Plus un intellectuel ou un expert dénonce publiquement des manques sur tel ou tel item, plus il est précis, rigoureux, pertinent et publicisé dans son argumentaire, plus il contribue à l'amélioration de celui-ci. La réactivité wikipédienne est à la hauteur du nombre de ses contributeurs et les corrections sont intégrées au fur et à mesure que les erreurs sont pointées. Ainsi, les plus sévères critiques de Wikipédia sont ses meilleurs serviteurs. Wikipédia a beaucoup plus à craindre de l'indifférence ou de la malveillance que des assauts des clercs qu'elle a, au contraire, intérêt à susciter.

Je n'insiste pas sur ces questions déjà très documentées. On trouvera sur le site de veille de l'INRP une bonne synthèse de tous ces débats et sur Wikipédia lui-même celle sur sa fiabilité.

La vitesse d'adaptation est favorisée par les outils, la robustesse et la simplicité du Wiki. Mais la technologie n'explique pas le phénomène, elle n'a été que l'opportunité qui lui a permis d'émerger. La rapidité avec laquelle les usagers du système traditionnel se sont mis à utiliser cette offre extérieure radicalement nouvelle, et pour nombre d'entre eux à y contribuer, implique que les institutions cognitives traditionnelles n'étaient plus tout-à-fait en phase avec les attentes de ceux qu'elles devaient servir.

Roger a montré combien la redocumentarisation en cours, dont Wikipédia est un des plus beaux exemples, accompagnait des changements profonds, le passage d'une modernité à une autre. Sans y revenir ni prétendre à une analyse très fouillée, il est facile de pointer quelques illustrations d'une adaptation de Wikipédia pour de nombreuses opérations cognitives contemporaines :

  • La rapidité et facilité d'accès en phase avec un savoir utile omniprésent pour s'orienter dans la vie quotidienne et tout particulièrement dans les situations d'apprentissage de plus en plus courantes.
  • La nécessité de trouver un socle commun et partagé, le plus exhaustif possible, de savoirs de référence reliés entre eux pour une société qui en fait sa richesse première. Les informaticiens diraient une ontologie, ici textuelle.
  • L'importance de l'actualisation dans un monde fondé sur l'innovation continuelle.
  • La possibilité d'accéder à des savoirs éclatés et hyperspécialisés dont plus personne ne saurait prétendre avoir la maîtrise.
  • L'adaptation aux pratiques de connexion et partage des générations montantes, tout particulièrement les liens hypertextuels et le copier/coller.

Il faut reconnaitre que l'école et l'université, ces vieilles dames, ont du mal à répondre aux exigences nouvelles de ce savoir plus en surface qu'en profondeur. Pour autant, cela ne déqualifie pas leurs pratiques ancestrales. Pour reprendre une expression de Michel Serres, nous avons autant besoin d'alpinistes que de déposes en hélicoptère. Les deux rapports au savoir sont utiles, l'ancien permet de comprendre, le nouveau de s'adapter.

Dès lors le défi n'est pas de remplacer ou de déqualifier l'un par l'autre, mais de les articuler. De plus en plus de voix le suggèrent. J'ai cité dans un billet précédent l'étude d'un historien. Tout récemment, suite à une polémique concernant un collège américain qui suggérait d'interdire les citations de Wikipédia, Cathy Davidson a publié un article dans le même sens. Extraits :

I urge readers to take the hubbub around Middlebury's decision as an opportunity to engage students — and the country — in a substantive discussion of how we learn today, of how we make arguments from evidence, of how we extrapolate from discrete facts to theories and interpretations, and on what basis. Knowledge isn't just information, and it isn't just opinion. There are better and worse ways to reach conclusions, and complex reasons for how we arrive at them. The "discussion" section of Wikipedia is a great place to begin to consider some of the processes involved.

Même si il y a et il y aura des grincements, je crois que l'on peut être optimiste sur l'évolution de l'institution. Les débats y sont déjà très riches et ils continueront de se développer (voir le billet d'O. Ertzscheid par exemple). Malgré ses défauts, elle s'est déjà adaptée à bien des évolutions de la société et dispose d'une reconnaissance et d'une économie solide.

Mais cette évolution passe aussi par une reconnaissance officielle de Wikipédia. Là encore l'évolution est en route par une organisation de plus en plus éditoriale de sa production (voir l' exposé récent de Laure Endrizzi sur cette question). Le risque est que cet assagissement tarisse son économie cognitive dont un des ressorts est l'opposition à l'institution.

jeudi 22 mars 2007

La redocumentarisation ultime

InternetActu présente dans un long et passionnant billet Freebase :

Cette première réalisation de Metaweb, la nouvelle société du spécialiste des “machines intelligentes” Danny Hillis et de Robert Cook, se fixe en effet pour mission, selon ses propres termes, de créer “une base de connaissances communes, une base de données structurée, interrogeable, constituée et modifiée par une communauté de contributeurs“, ou encore “un espace public des données” (data commons).

En quelque sorte la phase ultime de la redocumentarisation.. je ne puis m'empêcher de me rappeler que Roger s'interrogeait (p.34-35):

L’examen des transformations des rapports entre texte et document pointe en effet un certain nombre de questions, trop vives pour nous en soustraire, qui conditionnent des réalités politiques, culturelles, sociales de grande envergure. En voici quelques-unes :

  • Quels liens voulons-nous conserver avec la culture documentaire dont notre société est issue, souhaitons-nous rompre avec elle, la transformer, en inventer une autre ? Quels principes guident aujourd’hui les grands programmes qui se mettent en place par le concours des industriels et des acteurs publics ? Quelle est la valeur des modèles revendiqués par les uns et les autres ?
  • Où mène l’idéal d’une culture structurée par des protocoles de plus en plus uniformisants ?
  • Quels sont les enjeux liés à l’utilisation de tel ou tel modèle, de tel ou tel protocole ? Peut-on analyser les situations et les paradigmes de leur utilisation ?
  • Qui peut et doit décider de ces enjeux ? Peuvent-ils être débattus ou seront-ils tranchés, de fait, par ceux qui ont le pouvoir de configurer les dispositifs ou par un jeu d’acteurs tellement éclaté que personne n’en maîtrise le sens ?

Le risque serait que les questions ici posées disparaissent, non parce qu’on leur aurait apporté une réponse, mais simplement parce que les conditions pour les poser auraient disparu. Ce texte vise donc à sortir quelques-unes de ces questions de l’impensé où elles baignent : c’est une urgence de le faire et c’est la responsabilité politique des scientifiques et des institutions scientifiques d’y contribuer sans tarder.

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