Pourquoi un livre
Par Jean-Michel Salaun le vendredi 22 mai 2009, 06:18 - General - Lien permanent
Les professeurs de l'EBSI ont donc rédigé un livre intitulé « Introduction aux sciences de l'information » qui sortira au Québec fin août 2009 et en France aux éditions La Découverte en janvier 2010. J'aurai l'occasion dans un futur billet de présenter son contenu. Mais je voudrais d'abord répondre à une question : Pourquoi un livre ? On lit souvent que le livre perdurera peut-être pour les romans ou la fiction, mais que, à l'évidence, sa condamnation est déjà effective pour les documentaires et encore plus pour les manuels. Voilà pourtant qu'une école en sciences de l'information, pas vraiment réputée pour être traditionaliste, publie un livre en papier, et cela à l'occasion de la révision de son programme de maîtrise qui insiste sur l'importance des technologies numériques ! Est-ce un accident ? Un dernier sursaut du vieux monde, éphémère et bientôt oublié ?
Les lecteurs fidèles de ce blogue savent déjà que je ne suis pas très convaincu par les discours sur la disparition prochaine du livre (voir p ex ici ou là entre autres). Même à l'université, les arguments en faveur du livre ne manquent pas, sans réduire les avantages indéniables du numérique. Si ceci est utile et séduisant, il serait bien stupide pour autant de se priver des atouts déjà avérés de cela.
J'ai résumé ma réponse à la question en quatre arguments.
Un objet transitionnel
Pour des étudiants qui entrent dans un nouveau programme d'une discipline encore peu connue, disposer d'un objet de reconnaissance n'est pas anodin. Certes on peut penser à un tee-shirt, un sac ou un calendrier, mais avec un livre la symbolique est autrement plus forte et surtout plus immédiatement opérationnelle. Il s'agit des bases du savoir commun, inscrites sur un même objet que tous peuvent s'approprier. C'est au sens propre un objet transitionnel qui permet à l'étudiant de découvrir une culture professionnelle sans s'effrayer grâce à un objet qu'il peut s'approprier dans tous les sens du terme.
Sans doute un micro-ordinateur, un iPhone, une tablette, un ebook est un objet et en même temps une porte ouverte sur le monde. Mais la porte est trop largement ouverte pour être efficace et rassurante. Ce type d'objets, sauf à le brider mais alors lui faire violence, est autant un instrument de découverte que d'évasion. Le livre force l'attention sur son sujet, sans pour autant l'enfermer définitivement puisqu'il contient nombre de références.
Un savoir stable
Le savoir contenu dans le livre ne disparait pas, au sens premier, physique du terme : les mots restent imprimés sur la page. Ce point est crucial pour le domaine concerné. L'introduction du livre s'intitule « Permanence et changements ». Pour comprendre les changements d'aujourd'hui et la place que doivent y prendre les professionnels de l'information, il est indispensable de connaitre les fondements de leurs savoirs. Ceux-ci ne datent pas d'hier. Ils se sont forgés progressivement et ne s'effacent pas en un clic. Sans doute aujourd'hui bien de leurs facettes sont ébranlées, mais pour comprendre il est indispensable d'avoir assimilé les bases.
Les dispositifs numériques ont ici pourtant un avantage considérable sur le papier puisqu'ils permettent les ajustements, la richesse d'une intelligence collective en mouvement, les ramifications, les catalyses de la diversité des savoirs. Je ne nie pas cet avantage, bien au contraire je suis persuadé que la pédagogie doit l'utiliser à plein. Mais disposer d'un livre n'implique pas de tourner le dos au réseau, et avoir assimilé un livre de base dans son domaine est un sérieux atout pour une navigation assurée et enrichissante.
L'esprit critique n'est pas une génération spontanée. D'une part, il demande un raisonnement fondé sur des racines solides et stables, et le livre parait l'outil le plus approprié pour les maintenir. D'autre part, il est plus tentant d'éviter l'analyse critique et passant d'une page Web à l'autre, mais plus formateur de devoir comprendre un texte rétif qui ne disparaît pas d'une page imprimée.
Un projet circonscrit
Passons maintenant des lecteurs aux auteurs. Le livre a un gros avantage pour les auteurs, plus encore pour un collectif. L'objet est fini. Le projet, l'écriture a une fin aux deux sens du terme : un objectif précis et un terme.
La vertu du numérique est de relever du flux. Le flux permet beaucoup de choses, par exemple écrire un blogue ;-). Mais le terme du projet n'est pas donné d'avance. Il faut que ceux qui le mènent aient la discipline de se le donner et de s'y tenir. Et même quand ils ont cette discipline et cette organisation, les lecteurs de leur côté seront légitimement frustrés et en demanderont plus, car ils savent qu'il est possible et facile de modifier et d'ajouter des éléments.
Le contrat de lecture du livre a plusieurs millénaires. Auteurs, comme lecteurs savent à quoi s'attendre. Sans doute les auteurs n'échappent pas aux affres de la création et les délais sont rarement tenus. Néanmoins, l'aboutissement est un objet que l'auteur aura quelque émotion à tenir pour la première fois. Il sait, il voit que son travail est fini et qu'il lui échappera désormais.
Une tradition solide
Le livre dispose d'une tradition longue et solide pour sa réalisation. Editeur, correcteur, promotion etc. garantissent une qualité des contenus et de leur présentation.
Sans doute, dira-t-on ce n'est qu'une question de temps. Dans le numérique les savoirs vont s'affirmer et la qualité devenir la norme. On pourrait aussi nommer des éditeurs, et j'en connais beaucoup, qui n'ont pas le même souci de qualité des textes et des présentations.
Néanmoins la preuve n'est pas faite qu'il soit possible d'arriver dans le numérique à la qualité que l'on retrouve généralement chez les éditeurs papiers. La raison est économique. Pour le moment, ceux qui y font de l'argent ne se préoccupent que très peu de contenu. Dès lors, les efforts sont mis sur les développements des logiciels de traitement, la rapidité des flux, le design des objets et la création est issue du crowd-sourcing et du patrimoine accumulé. Il y a aussi beaucoup de richesses créées de cette façon, y compris intellectuelles. Wikipédia est une illustration spectaculaire, mais unique. Elle le restera sans doute et son modèle interdit la valorisation des auteurs.
À l'échelle d'une équipe d'auteurs comme celle des professeurs de l'EBSI, la tradition éditoriale est autrement plus efficace et permet une reconnaissance académique.
Reste que ce livre sera périmé en peu d'années. Souhaitons que d'ici là il soit épuisé. Il faudra alors prévoir une réédition revue et augmentée. Je prends le pari qu'elle sera toujours sur papier.
Actu du 18 aout 2009
Voir aussi cet intéressant plaidoyer :
Antonio Cangiano, Do programmers still buy printed books?, Zen and the Art of Programming, 15 août 2009, ici
Repéré par H. Guillaud qui en a traduit un passage là
Présentation et extrait du livre ici
Commentaires
Moi, personnellement, je dirais simplement parce que j'aime les livres ;-)
Et hop, voilà bien la seule raison (ça fait du bien de ne pas être rationnel). C'est manipulable, sans download, pas de panne de batteries, pas de problème de wifi, ni de 404. Et on peut le faire dédicacer... ;-)
Où peut-on se le procurer? Peut-on l'avoir en avant-première? Août 2009, c'est tellement loin!!
non pas réponse, mais prolongement de la question
http://www.tierslivre.net/spip/spip...
Beaucoup ne sont pas contre les livres en soi. J'aime bien aussi ... le texteimage(son?) d'un livre.
Mais pas sur papier et je crains que ce soit encore un ouvrage papier ? je ne vois pas de versions numériques aux PUM ?
Je n'ai aucun problème à être focalisée sur une "oeuvre" (tiens, même des thèses de quelques 400 "pages"), sans être attiré par le web. Ce ne sont - papier, code numérique - que des supports, l'ordinateur permettant entre autres choses, quand l'éditeur n'en n'a pas décidé autrement, d'annoter par exemple de façon plus pertinente qu'à la main.
Cela devrait être possible alors que le texte est produit numériquement, de le proposer sur un support adapté aux besoins/goûts des lecteurs, de tous les lecteurs, sans les mettre constamment dos à dos et sans interdire parce que cela ne nous conviens pas personnellement, des pratiques autres ?
Etrange pour des professionnels de l'infodoc sensés répondre aux attentes/pratiques de lecture des publics, de tous les publics ...
Dalb.
@ Martin,
Pour l'avant-première, il faut demander aux PUM. Fin août est la date butoir, car c'est la rentrée des étudiants. Il sortira peut-être avant, mais c'est hors du contrôle des auteurs.
Le 31 août à 13h30, il y aura une table ronde de lancement à l'UdeM, avec 5 premiers lecteurs privilégiés..
@ François
Oui, bien sûr, il s'agit de viser l'articulation numérique-papier.
Pour la littérature de recherche, je crois que les avantages du numérique l'emportent largement. Même s'il est agréable de pouvoir feuilleter des textes savants. Reste que l'économie, commerciale et de la publication scientifique, n'a pas toujours fait le pas. Elle avance à des vitesses variables selon les cultures et les acteurs des différents disciplines scientifiques.
Pour les manuels universitaires, je crois que l'on peut avoir des réponses différentes selon les contextes. Ce qu'il faut éviter dans tous les cas, ce sont les analyses simplistes, dans un sens ou l'autre, qui sont malheureusement légion.
@ Sylvie
Oui il s'agit bien d'un livre-papier. Je comprends votre frustration, mais le public que nous privilégions est celui des étudiants entrant en maîtrise et j'ai bien peur que très peu aient votre pratique d'annotation.
En vérité, la question ne se pose pas pour le moment, car les PUM n'ont pas encore précisé leur politique de diffusion de livre numérique. Néanmoins, dans cette hypothèse, je ne suis pas sûr que les avantages que vous citez soient, pour ce type de document, très probants et il faudrait être très vigilant pour que la diffusion numérique ne vienne pas effacer ceux cités dans le billet qui me paraissent largement supérieurs.
Nous avons prévu de mettre en ligne prochainement l'introduction du livre et la bibliographie. Si nous en trouvons la disponibilité tous les liens de la bibliographie seront actifs pour les textes en ligne. Mais l'objectif est bien que les étudiants aient en main leur exemplaire papier.
Bonjour,
Je ne doute pas que ce livre sera un franc succès, pour les raisons très bien évoquées. Je serais encore plus heureux s'il était l'occasion de réfléchir à l'articulation entre l'économie de "stock" (une somme de connaissance à un moment donné) et l'économie de "flux" (un savoir en devenir) qui effectivement ne vont pas l'un sans l'autre.
Il s'agit d'une introduction. Rien n'empécherait aux (futurs) chapitres de développement et d'approfondissement d'être eux constitués numériquement (et bien sur collectivement). Dans le contexte d'un apprentissage académique, il me semblerait également qu'une édition numérique devrait pouvoir intégrer des outils conviviaux d'annotations, tant collectives qu'individuelles qui seuls pourraient faire disparaitre (et encore) l'avantage actuel du si bien nommé "manuel" (que l'on tient dans la main).
Donc de nombreux billets en perspective...
@ Jean-Daniel
J'ai écrit dans le billet :
«Et même quand ils ont cette discipline et cette organisation, les lecteurs de leur côté seront légitimement frustrés et en demanderont plus, car ils savent qu'il est possible et facile de modifier et d'ajouter des éléments.»
C'est déjà le cas, avant même la sortie du livre apparemment ;-).
Il se trouve que pour des raisons de gestion interne du département, je suis obligé de reporter le cours en ligne sur l'économie du département à la session d'hiver (cad janvier) pour prendre en charge avec ma collègue Sabine Mas le cours d'introduction de la maîtrise. Celui-ci, avec 120 étudiants, s'appuiera évidemment beaucoup sur ce manuel.
L'utilisation du numérique n'est pas évidente avec des grands groupes, surtout dans une perspective ouverte. Mais nous allons réfléchir à ta suggestion.
Tiens, il y a un interview de Lorenzo Soccavo qui a écrit "Gutenberg 2.0, le Futur du livre". C'est sur Bibliofusion:
http://bibliofusion.wordpress.com/2...
Il dit : "Les livres papier, non connectés, non communicants, non intelligents, les livres qui figent le texte leur apparaitront comme des supports archaïques." Il a raison si on se met dans une position avancée dans le futur et que les prophétie techniques se réalisent.
Mais à l'inverse, et ça rejoint votre point 2 : le "savoir stable" pourrait devenir une valeur recherchée, comme les DJ recherche aujourd'hui les tournes-disques vinyles ;-)
Mais il est vrai que le livre papier va lentement acquérir l'aura d'un objet de solitude (souhaitée) et de recueillement herméneutique par opposition à l'agitation frénétique de "l'économie des flux"... Si c'est le cas on devrait voir apparaître une mutation dans la forme ou les contenus des livres papier pour favoriser cet aspect...
@ Martin
Il y a bien longtemps au moins depuis que la lecture est devenue silencieuse, me souffle-t-on, que le livre est un objet de recueillement. La bibliothèque le fait en partie un objet de flux.
Le Web-média s'installe progressivement entre le modèle bibliothéconomique et celui de la radiodiffusion (voir le pentagone). Il n'est pas étonnant que quand il intègre un média plus ancien comme le livre, il lui donne les caractéristiques pointées par L Soccavo. Mais cela n'est qu'une autre forme de consommation de ce qu'était un livre et non son renouvellement. Tout comme un film passé à la télévision est une autre forme de consommation que le cinéma en salle qui reste la forme canonique.