Comment perdre un milliard de dollars ?
Par Jean-Michel Salaun le jeudi 08 octobre 2009, 07:15 - Web 2.0 - Lien permanent
Voici un dialogue cité par CNET-News (ici repéré par D. Durand qui le commente là), sorti tout droit d'un épisode de Ally Mc Beal quelque peu surréaliste. La scène se passe entre M. Schmidt et un avocat au cours d'une déposition faite en mai dernier par le directeur financier de Google dans le procès mettant en prise la société avec Viacom sur une question de droit d'exploitation de clip-vidéos (sur le procès voir ici).
Extraits (trad JMS) :
Stuart Jay Baskin, un avocat de Viacom : Alors pourquoi ne pas nous dire ce que vous vous rappelez avoir dit aux dirigeants (de Google) concernant cette estimation (de YouTube) ?
Schmidt: Je crois que YouTube devait valoir quelque chose autour de 600-700 millions de dollars.
Baskin: Et vous l'avez indiqué aux dirigeants ?
Schmidt: Oui.
Baskin: de Google ?
Schmidt: Oui.
(..)
Baskin: Et suis-je exact en disant que vous avez demandé aux dirigeants d'approuver un prix d'acquisition de 1,65 milliards de dollars ?
Schmidt: Oui.
Baskin: Je ne suis pas très bon en math, mais je crois que cela devrait faire quelque chose comme un milliard de plus que ce que vous pensiez que la société valait réellement.
Schmidt: C'est exact.
(..)
Baskin: Pouvez vous nous expliquer le raisonnement que vous avez tenu ?
Schmidt: Bien sûr. C'est une société qui avait un très petit revenu, avec une forte croissance des utilisateurs, une croissance bien plus forte que celle de Google-Vidéo qui était le service dont disposait Google. Et ils nous avaient prévenus qu'ils allaient être vendus, et nous pensions qu'ils allaient recevoir une offre d'un concurrent qui, à cause de la position de Google, serait bien supérieure à la valeur de la société. Dans le jeu de la négociation, il faut se rappeler que le prix n'est pas fixé par mon jugement ou par un modèle financier ou par l'actuel cash-flow. Il est fixé par ce que les gens sont prêts à payer. Et nous avons conclu finalement que 1,65 milliards incluait une prime pour une transaction rapide et nous assurer de pouvoir participer au succès d'audience de YouTube.
C'est donc un éclairage cru sur les valorisations actuelles des sociétés du numérique. À l'évidence, celles-ci n'ont rien à voir avec un raisonnement économique raisonnable (voir ici par ex pour FaceBook). Et je ne suivrai pas D. Durand quand il dit que l'audience capturée pourra se monétiser quand l'énigme de cette monétisation sera résolue. C'est un pari dangereux à ce niveau de transactions, rien ne dit qu'une solution sera trouvée. Elle n'a toujours pas été trouvée pour YouTube, malgré bien des tentatives et les conditions optimum et confortables pour sa recherche trois années, presque jour pour jour, après son acquisition par Google. Le même genre de pari a conduit au crack financier des banques qui au final aura fait beaucoup de dégâts.
Commentaires
Comme c'est vrai Jean-Michel !! Mais je crains que cette subtile adéquation du prix à "ce que l'on est prêt à payer" aille bien au-delà de l'économie du numérique ! Et je ne parle pas des manœuvres bancaires qui se poursuivent (ni des bonus des traders), mais tout bêtement de notre vie quotidienne : le prix du micro-ordinateur, le prix du T-shirt fabriqué en Asie, le prix du café dans un bar,... , dont les prix n'ont rien à voir avec des charges réellement supportées, mais avec le profit maximal espéré (en clair :
"Entre le prix d'achat primaire d'un objet augmenté des charges et salaires de la filière de distribution - socle en deçà duquel je cours à la faillite - , et un prix de vente potentiellement infini, qu'est-ce que ces cochons de payants sont prêts à payer ?". Et le prix de vente devient un prix marketing qui n'a que très peu à voir avec un raisonnement sur l'addition des coûts supportés par le vendeur, surtout s'il jongle sur un panel large de produits de provenances diverses.
Nous vivons quotidiennement cette réalité, à ces seules différences, il est vrai, que :
- notre investissement dans nos achats quotidiens ne peut espérer aucun profit par spéculation ;
- notre propre valeur de travail s'évalue à la même aune : "jusqu'où puis-je le faire travailler moins cher en maximisant les bénéfices ?"
Je n'ai jamais été marxiste de conviction, mais diable le vieux Karl avait l'œil juste, même s'il n'aurait peut-être pas imaginé un tel déferlement quotidien de la maximisation du profit...
Bref, les grandes manoeuvres de Google vis-à-vis de You Tube sont un espoir de maximisation de profit, comme les vendeurs de You Tube calculent - au même titre que le vendeur de Ferraris du coin - ce que le cochon de payant est prêt à débourser. Valeur ? Quelle valeur ?
Salut Bertrand,
Oui et non.
Oui, le prix est déconnecté des coûts de production ou même de l'utilité. Le marketing sait bien que pour les produits courants c'est le prix psychologique qui compte.
Nous sommes ici dans la haute finance. On pourrait dire que ce prix hallucinant est, ou plutôt était, celui que Google était prêt à payer pour garder une position dominante. Il n'a donc rien à voir avec les rentrées financières potentielles de YouTube, mais beaucoup avec le positionnement du moteur.
La politique vis-àe-vis de Google Book répond à la même logique : un investissement massif en numérisation de livres pour éviter qu'une concurrence s'installe. Maintenant pour ce service une sortie est recherchée sur la commercialisation des livres orphelins ou épuisés. Mais je suis persuadé que cette idée n'est apparue que par la suite, face aux menaces de procès des éditeurs. Et rien n'est encore gagné ici.
Reste que YouTube est toujours un gouffre financier, même si son audience et les dépôts de vidéos ont continué de croître, doublé maintenant d'une source supplémentaire d'ennuis judiciaires (voir procès Viacom).
Pire la fréquentation s'est déplacée sur les réseaux sociaux ou plus récemment Twitter. Même si, parait-il mais personne ne peut réellement le vérifier, FaceBook rentrerait aujourd'hui pour la première fois dans ses frais à cause d'une gestion très serrée de ses coûts. Les profits générés restent vraisemblablement ridicules face à ceux de Google dont la position dominante est progressivement grignotée en terme d'audience.
Nous sommes alors devant une destruction pure et simple de valeur, sans reconstruction évidente par ailleurs. Les ingrédients pour une crise se mettent en place. Google est protégé par la très grande intelligence de son système publicitaire et le cash-flow accumulé, mais il n'est pas seul et les situations évoluent vite.
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