La guerre du Web (nouvel episode : le netEmpire du milieu contre-attaque)
Par Jean-Michel Salaun le mardi 26 janvier 2010, 00:02 - Moteurs - Lien permanent
En rédigeant ce billet, j'ai été frappé par la parenté entre l'histoire du Web qui s'écrit sous nos yeux et la saga des Star Wars. Ce n'est évidemment pas un hasard, l'imaginaire des créateurs se nourrit de nos rêves et de nos utopies et vice-versa. On sait ce que la construction de l'internet doit à l'utopie californienne. Je laisse à d'autres plus savants que moi en sémiologie poursuivre cette piste, mais je suis sûr que Larry Page ou Serge Brin se rêvent déjà en Jedi ;-)
Je ne reviens pas sur la discussion en cours. On trouvera sur le site de l'Atelier (ici) une bonne chronique du développement de l'internet en Chine.
La partie qui se joue aujourd'hui entre la Chine et les États-Unis est passionnante et sans doute décisive pour bien des équilibres planétaires : commerciaux, culturels, politiques et peut-être aussi militaires. Pour la comprendre correctement, il faut revenir un peu en arrière :
- Google et d'autres gros de l'internet ont tenté avec un succès mitigé de s'implanter en Chine. Les raisons sont expliquées ici et là.
- L'État chinois a la volonté de faire évoluer sa société, tout en maintenant un contrôle étroit sur la communication. Il n'y a là rien de nouveau dans son histoire, mais l'internet est pour lui à la fois une formidable opportunité et un danger là.
- La crise financière a changé le rapport de force économique entre les USA et la Chine. là
Hubert Guillaud (ici) vient de donner un éclairage intéressant sur le bras de fer qui se joue à présent entre Google-USA et l'État chinois. Il semble que ce dernier serait en passe de réussir son contrôle de l'internet via les DNS rédigées en idéogramme chinois. Dès lors, c'est tout un marché qui risque d'échapper à Google et aussi, au delà du contrôle politique qui agite beaucoup les commentateurs, c'est la mise en place potentielle d'un très puissant outil de protection commerciale via les réseaux sociaux, la publicité contextuelle et les sites de e-commerce.
Il est trop tôt pour proposer une vraie analyse. Mais voici quelques pistes qui montrent l'ampleur des questions posées :
Importance de l'écriture
J'ai déjà eu l'occasion de l'écrire. La vraie muraille de Chine contemporaine, c'est son écriture. L'écriture fait l'unité de la Chine, pourtant partagée en plusieurs langues. Mais elle reste inaccessible pour la quasi-totalité du reste du monde. Il est plus que symbolique que le champ de bataille soit aujourd'hui d'une part les moteurs de recherche dont la compétence est justement le traitement de la langue au travers de son écriture et d'autre part l'écriture des adresses. Il s'agit de la maîtrise de la faculté de nommer les choses et, au sens le plus fort, leur redocumentarisation.
Ainsi, nous assistons à la confrontation de deux mondes ou plutôt de deux humanités. Pour qui connait un peu la Chine, il n'y a pas vraiment de surprise. Reste à espérer que chacun puisse s'enrichir de la différence de l'autre. Mais cette partition est inégale. L'équivalent du mandarin chinois pour le monde occidental est l'écriture anglaise. Celle-là est beaucoup plus accessible et beaucoup plus répandue, y compris en Chine où l'on considère qu'il y a aujourd'hui plus d'étudiants anglophones qu'aux États-Unis mêmes.
Il reste au moins encore une écriture importante dans le monde qui n'utilise pas vraiment, me semble-t-il, l'internet comme outil de développement fort : l'arabe littéraire. Mais elle a trouvé un autre vecteur : le livre et la religion.
Retour des États et bipolarisation
On a eu tort de croire que la messe était dite pour les États et qu'ils ne pourraient plus contrôler un Internet devenu transnational. On reproche à la Chine de vouloir contrôler Internet, mais tous les États, avec leur culture propre, ont toujours cherché à contrôler les médias. Là encore, il est très significatif que ce contrôle passe par celui des moteurs et celui des adresses. C'est exactement comme dans la vie réelle : la circulation et les lieux.
Il est frappant de constater l'absence de l'Europe dans cette bataille. L'Europe est absente aussi bien au niveau industriel (aucun champion sur le Web) qu'au niveau politique (silence radio total pour le moment sur cet épisode). Ainsi il s'agit bien d'une bi-polarisation de chaque coté du Pacifique dont on verra à l'avenir quelle ampleur elle prendra.
Actu du 29 janvier
Voir les points de vue optimistes du président de l'ICANN (ici) et de T. Berners-Lee (là).
Actu du 5 février 2010
Pour en rajouter dans le roman d'espionnage :
Piratage : la NSA pourrait venir en aide à Google... mais à quel prix ?, Numerama, 5 février 2010, ici et l'article du Washington Post là,
Actu du 10 mars 2010
Voir aussi cet article d'E. Scherer : Le web chinois, un énorme intranet ? ici
Actu du 13 mars 2010
Il semble que le départ de Google de Chine est imminent ici. Il devrait être suivi par celui d'eBay, une histoire différente mais qu'il faut sans doute aussi analyser comme une réplique sismique, une fois que l'on enlève le vernis politique là.
Actu du 30 avril 2010
Voir aussi ici l'AFP.
Commentaires
L'Europe ne me semble pas absente de cette bataille du contrôle. Elle n'a pas pris part à ce qu'il se passe entre Google/EU et la Chine -peut-être trop technique pour elle ;-) -, mais à sa manière, elle montre en tout cas qu'elle cherche à contrôler l'internet également, comme le rappellent les lois que la France et d'autres pays européens commencent à prendre pour filtrer et contrôler les contenus.
Mais alors que les politiques de filtrage de contenus sont inopérantes, la politique chinoise montre d'autres perspectives qui pourraient profondément inspirer d'autres Nation et nous fait courrir le risque de la fin d'un internet unique et global.
Bonjour Hubert,
L'Europe n'est en effet pas absente de la bataille du contrôle. Mais les arguments qu'elle présente sont ceux du «vieux monde», défense des droits d'auteur, protection de l'enfance et protection de la vie privée. Je le dis sans arrière-pensée péjorative. Je ne prétends pas que ce ne sont pas des bons arguments qui ne mériteraient pas d'être défendus. Mais je crois que des compromis y sont possibles et que, satisfaisants ou non pour l'un ou l'autre, ils seront trouvés.
La partie qui se joue au dessus du Pacifique est d'une autre nature et d'une autre dimension, me semble-t-il, mêlant le véhicule principal de la culture (la langue), le commerce et la politique. Elle met aux prises directement des États, des firmes industrielles et des idéologies. Elle montre l'importance cruciale du numérique dans la configuration même de l'humanité comme la gestion d'un patrimoine mémoriel des sociétés.
Merci en tous cas pour votre texte sur InternetActu qui m'a fait mesurer l'ampleur de l'enjeu.