Voici deux extraits significatifs de l'exposé de Agnès Tricoire, avocat au barreau de Paris, sur l'histoire du droit d'auteur présenté au cours de la table-ronde sur la "Situation des auteurs de l'écrit : état des lieux et perspectives" du 21 décembre 2006, tenue dans le cadre de l'action du CNL Livre 2010.
Cet exposé vient compléter utilement l'article du BBF présenté et critiqué dans un précédent billet.
Concernant la logique du copyright à l'américaine :
"Enfin, pour les économistes Léon Walras, John Stuart Mill ou Jules Dupuit, les DPI ne sont qu’une convention sociale à apprécier au regard de sa capacité à satisfaire l’intérêt général… ; et à garantir les intérêts conjoints des auteurs et de la société.
Cette conception utilitariste du droit d’auteur fonde le système américain du copyright. Cela transparaît déjà dans la constitution américaine de 1787 : « Le Congrès est autorisé … à promouvoir le progrès de la science et des arts utiles en garantissant, pour un temps limité, aux auteurs et aux inventeurs un droit exclusif sur leurs oeuvres écrites et inventions respectives »7. Ce qui est mis en avant, ce n’est pas les intérêts de l’auteur mais bien ceux de la société (le progrès de la science). Cette proposition est de nouveau affirmée et précisée à l’occasion du Copyright Act de 1909 : « Le copyright est accordé au premier chef non pas au bénéfice de l'auteur, mais au bénéfice du public (...). En promulguant la loi sur le copyright, le Congrès doit envisager deux questions : premièrement dans quelle mesure la loi stimulera-t-elle le producteur (producer) et quel en sera le bénéfice pour le public ; et, deuxièmement, en quoi le monopole conféré à l'auteur pénalisera-t-il le public? »8.
Le système du copyright protège donc l’oeuvre contre la copie au nom de l’intérêt général. Il ne protège pas l’auteur en tant que tel. Le statut d’auteur n’a donc pas une importance centrale et les droits afférents à ce statut non plus. Il n’est donc pas étonnant que le droit moral ne soit pas présent dans le système américain."
Sur la loi de 1957, qui fonde le droit d'auteur à la française :
"L’auteur est le premier mot du CPI, immédiatement défini par un complément d’objet, l’oeuvre de l’esprit, et par le statut que lui confère ce complément d’objet, le devenir sujet de droit, et quel droit ! Un droit incorporel, exclusif et opposable à tous, dont l’auteur jouit sur l’oeuvre.
L’auteur est donc celui qui jouit du droit « sur » car il est l’auteur « de ». L’auteur est une sorte de père incestueux, de figure juridique incomplète, défini par le produit de lui-même. La définition de ce produit de lui-même que la loi appelle « oeuvre de l’esprit » est renvoyée, dans un double bind conceptuel qui a beaucoup fait grincer des dents les structuralistes, dans le camp de la personne de l’auteur, dont on ne sait toujours rien d’autre sinon qu’il est, par une figure tautologique, celui qui a marqué l’oeuvre, celui dont la personnalité est inscrite dans l’oeuvre. L’originalité comme critère de l’oeuvre renvoie à l’auteur.
Rien ici ne permet de distinguer l’auteur d’une oeuvre de l’auteur d’une idée, de l’auteur d’une théorie, de l’auteur d’un choix, et le miracle juridique de la transsubstantiation a permis la transformation du droit d’auteur en poubelle de l’industrie. Le mot de création ouvre la perspective d’un acte spécifique, autonome, que chacun prend bien soin de ne pas définir.
Dans un temps aussi troublé que le nôtre, où l’auteur risque de disparaître dans la poubelle qu’est devenue son droit, est-ce bien raisonnable de craindre autant de s’expliquer et de s’entendre sur l’objet spécifique de cette protection hors du commun ?"