Les analyses, débats et polémiques autour de l'encyclopedie en ligne Wikipédia sont très nombreuses et souvent passionnées. On en trouvera une bonne synthèse dans le dossier de la cellule de veille scientifique et technologique de l'INRP, réalisé en mars 2006. Depuis l'excitation n'est pas retombée. Elle ne retombera pas rapidement dans la mesure où le modèle s'est clairement imposé (sa réussite en terme de contenu et d'audience est spectaculaire), sauf dans sa dimension économique. Cette lacune laisse présager encore bien des évolutions et des discussions.
De ce débat public, je relève deux tendances :
- du côté de Wikipédia, la mise en place progressive et délicate d'un système de contrôle et de filtrage qui préserve les apports de l'ouverture. Rien de plus logique, nous sommes dans un processus éditorial. Mais sa richesse, à la fois en terme d'image de marque et en terme d'efficacité, repose sur l'apport en écriture et expertise des internautes. Le défi pour Wikipédia est d'organiser ce filtrage et à terme de rémunérer au moins une part du travail de ses contributeurs sans casser le bénévolat.
- du côté de ses détracteurs, les arguments qui visent justement ces carences éditoriales cachent parfois mal des arrières-pensées qui relèvent du dénigrement d'un concurrent. La concurrence se tient à deux niveaux : celui du marché de la réputation (les experts patentés), celui de l'édition (les médias et les encyclopédies).
Jusqu'à maintenant, Wikipédia est financé par des fondations. Ce type de budget le protège, mais il est fragile. Il est protégé car il préserve son indépendance et lui permet de garder une orientation tournée vers l'intérêt général. Il est fragile car il est soumis au bon vouloir et aux ressources des donateurs. Ce financement et la vocation de Wikipédia ne sont pas sans rappeler une autre institution : l'université.
Une nouvelle pièce, repérée par if:book, vient alimenter utilement la réflexion. Il s'agit d'un long article d'un universitaire historien, Roy Rosenzweig : Can History be Open Source? Wikipedia and the Future of the Past.
Illustrant les tendances rappelées plus haut, l'article mérite qu'on s'y arrête. En effet, il illustre très clairement les relations et les contradictions entre la construction du savoir académique et celle du savoir "wikipédien", y compris dans ses aspects économiques, dans une discipline concernée au premier chef : l'histoire. L'article, après une présentation de Wikipédia, fait une comparaison nuancée et précise entre plusieurs sources des historiens. Cette citation en résume bien, je crois, l'esprit général :
"If the unpaid amateurs at Wikipedia have managed to outstrip an expensively produced reference work such as Encarta and provide a surprisingly comprehensive and largely accurate portrait of major and minor figures in U.S. history, professional historians need not fear that Wikipedians will quickly put them out of business. Good historical writing requires not just factual accuracy but also a command of the scholarly literature, persuasive analysis and interpretations, and clear and engaging prose. By those measures, American National Biography Online easily outdistances Wikipedia."
La dernière partie de l'article, cherche à tirer les leçons pour les historiens du développement de l'encyclopédie en ligne. Voici celles qui me paraissent alimenter la thématique de ce blog :
La première leçon est le succès manifeste de Wikipédia chez les étudiants lié à l'accessibilité des données. L'auteur en tire une conclusion économique radicale :
"If historians believe that what is available free on the Web is low quality, then we have a responsibility to make better information sources available online. Why are so many of our scholarly journals locked away behind subscription gates? What about American National Biography Online—written by professional historians, sponsored by our scholarly societies, and supported by millions of dollars in foundation and government grants? Why is it available only to libraries that often pay thousands of dollars per year rather than to everyone on the Web as Wikipedia is? Shouldn’t professional historians join in the massive democratization of access to knowledge reflected by Wikipedia and the Web in general?55 American National Biography Online may be a significantly better historical resource than Wikipedia, but its impact is much smaller because it is available to so few people."
La seconde leçon concerne l'innovation d'un système de révision ouvert, à la fois proche de la révision par les pairs académique, mais ouvert et peu compatible avec ce dernier, par le temps à y consacrer, le nombre d'intéractions de qualité variable et les critères de sélection. Il semble que les historiens qui participaient au processus au démarrage l'aient abandonné.
La troisième leçon est l'impressionnante armée de bénévoles participants au processus, autorisant une récolte de données hors de la portée des forces limitées du monde académique. L'auteur compare ce mouvement à la "légion des généalogistes" amateurs, bien connue des historiens.
Enfin, il conclut sur la différence entre le modèle de Wikipédia et celui de la construction de la science basée sur la controverse, y compris dans son économie (fonds de recherche).