Economie du document (Bloc-notes de Jean-Michel Salaün)

Repérage de données sur l'économie des documents dans un environnement numérique

Aller au contenu | Aller au menu | Aller à la recherche

mardi 22 août 2006

W3C, standardisation et sociétés

Le consortium W3C est une étrange organisation. Fondée par Tim Berners-Lee en 1994. Son objectif affiché est d'optimiser le Web. Ses missions sont généreuses. Pratiquement cela passe par des groupes de travail spécialisés qui élaborent des spécifications pour permettre un développement du Web dans le sens d'une interopérabilité maximum.

Il a défini progressivement très précisément ses règles de fonctionnement. On trouvera ici la version française du document dit « de processus », un peu l'équivalent des statuts d'une association. Parmi ses originalités, il fonctionne au consensus.

En fait, malgré sa transparence affichée, il reste opaque et difficile à analyser d'un point de vue économique. En effet, on peut repérer ses membres, les thèmes des groupes de travail, on peut suivre même nombre de discussions. Mais pour en pervevoir les enjeux économiques, il faudrait à la fois être expert pointu du domaine concerné, connaître les positions et stratégies des firmes intéressées par les développements sur le moyen terme, repérer les prises de position et les représentants des différents courants. Cela est d'autant plus difficile que les motivations sont largement entremélées, comme souvent dans le Web, entre d'un côté le messianisme de l'expert et l'intéressement matériel de l'industriel de l'autre.

Pourtant, clairement les conséquences des résultats des travaux du consortium sont d'importance pour l'économie du document numérique. La montée de plusieurs controverses récentes au sein du consortium, en particulier entre les propositions de ceux qui travaillent sur les mobiles et les tenants du Web traditionnel, permet de lever un coin du voile.

Le billet d'un des développeurs de Mozilla, David Baron, qui analyse la controverse est tout à fait instructif. En voici quelques extraits significatifs pour notre propos :

''The first thing to understand about the W3C is that it is a consortium. Over 400 companies pay the W3C to be members of the W3C, which allows them to participate in many W3C activities. The W3C then has over sixty technical employees who work on the things that the members are paying for.

The first thing that might surprise readers here is that there are over 400 member companies. Web developers might wonder if there are that many companies that make browsers or authoring tools? Or if there are a lot of medium size Web design companies in the membership? Neither is actually the case. And that should give a pretty clear explanation of what Molly Holzschlag called the W3C's “frightening disregard for the real needs of the workaday Web world.” If most of the member companies are paying the W3C to work on other things, then the W3C will probably end up working on other things.''

Et il poursuit :

''"Follow the money" is often given as a good way to figure out motive. Why would companies want to be members of W3C? Because it helps their business. For example:

  • A company that develops authoring tools might want to build a W3C format that their authoring tools can produce in the hopes that Web browsers will implement that format and authors will buy their tools (especially if the format is hard to write by hand). Likewise for a company that sells consulting services. Once the format is developed such companies might want to use the W3C to force Web browsers to implement the format.
  • A large company (or group of companies) that uses Web technologies as part of their business, but not on the Web, might want to influence standards to make the technologies more useful for their use so that they can use off-the-shelf Web software in their business.
  • A reasonably competitive industry, like the industry of software providers for cell phones, where a significant number of companies write software for a number of cell phone companies, might need a forum for standardization of what technologies are used by cellular carriers to send content to cell phones. The W3C is one of the standards development organizations competing for this (rather significant) standardization business, and some working groups that I've interacted with seem dominated by companies in the mobile industry.
  • A company that has a business closely tied to the success of the Web (and I'd only put some browser makers, and only a handful of other W3C members that I've interacted with, in this category) might be interested in improving the experience of users or authors on the Web. The business interests of browser makers aren't necessarily aligned with making the Web better for users or authors. Some have alternative technologies that compete with the Web, some promote the implementations of standards used in their browsers for purposes other than the Web (with competing requirements), and some might have business interests aligned only with users, or only with authors (although I can't think of any browser makers in this last group).''

Il conclut sur l'idée qu'il faille accepter que le W3C devienne une organisation plus large que celle qui privilegiait une seule voie d'interopérabilité, autrement dit un standard pour le Web.

Repéré par Standblog

lundi 14 août 2006

Économie du don

Sans prétendre épuiser une notion encore souvent mal connue des économistes, je voudrais relever trois dimensions de l’économie du don dans un environnement documentaire non exclusives l’une de l’autre : la philanthropie (fondation), la valorisation décalée et le fortuit. Bien entendu, il faut faire aussi la part du jeu et de l’enthousiasme, mais ceux-ci n’ont qu’un temps et ne sauraient fonder une économie durable. Et on ne peut comprendre les mouvements actuels dans l'économie du document sans prendre en compte le don.

J’ai déjà évoqué le mouvement des fondations. Bien des services du Web 2.0 sont financés par des fondations, à commencer par Wikipédia, une part substantielle du mouvement du libre accès profite des mêmes ressources, comme nous l’avons vu pour PLoS. Cette économie est en train de se transformer en véritable système pour l’accès libre au document numérique, comme l’a suggéré le fondateur d’Internet-Archive, Brewster Kahle, au congrès Wikimania.

La deuxième dimension de cette économie du don est la valorisation décalée, réelle ou supposée, de l’activité générée. On consentira à travailler bénévolement pour construire de la valeur, que l’on pense, à tort ou à raison, monnayable dans d’autres sphères. C'est ainsi que certains ont justifié une logique économique pour le logiciel libre et, par extension, pour les documents en accès libre. Dans ce domaine, voir le provocateur et toujours actuel ''Libres enfants du savoir numérique''. Dans l'économie du document donc, cette motivation est aussi très présente. Ainsi bien des Blogs académiques, ou journalistiques ont pour objectif de conforter leur auteur comme expert de son domaine, de construire sa réputation et d’en faire une référence, sans passer par la régulation ordinaire de la science ou les mécanismes des médias traditionnels. Nombre d’interventions sur Wikipédia visent à orienter le propos dans le sens des intérêts de l’intervenant. Plusieurs auteurs de livres scientifiques ou techniques utilisent le Web pour tester leurs idées et récolter des réactions avant publication, ou encore des institutions favorisent la mise en ligne de conférences tenues en leur sein, pour la construction de leur notoriété et l’entretien de leur image.

Enfin la troisième dimension de l’économie du don est plus impalpable et pourtant très présente dans le Web 2.0, il s’agit du don fortuit. Les internautes mettent en ligne nombre de leurs productions, par commodité pour eux, pour ne pas les perdre, y accéder de lieux différents ou encore les partager avec leur famille ou des intimes, mais leur motivation première n’est pas toujours, loin s’en faut, de publier leurs œuvres ou de partager leur patrimoine et ils ont parfois une conscience très approximative des conséquences potentielles de l’accessibilité large donnée à leurs textes, photos, musiques ou vidéos. Daniel Kaplan a baptisé ce mouvement Entrenet et l’université d’été de la Fing lui a été consacré . L’accumulation de ces micro-informations peut produire aussi un savoir.

L’économie du don peut être l’occasion d’une exploitation commerciale, réelle ou espérée, par des firmes intéressées, c'est ainsi que le Web 2.0 est aussi pour bien des entrepreneurs une tentation forte. Celle-ci a été présentée ironiquement par Edward Bilodeau, qui a résumé ainsi sa compréhension du Web 2.0 ( trad. H. Guillaud) :

''- Les utilisateurs fournissent les données (qui deviennent la propriété du prestataire de service);

- Les utilisateurs fournissent les métadonnées (qui deviennent la propriété du prestataire de service);

- Les utilisateurs créent la valeur ajoutée (qui devient la propriété du prestataire de service);

- Les utilisateurs paient le prestataire de service pour avoir le droit d’utiliser et de manipuler la valeur ajoutée qu’ils ont contribué à créer.''

Ainsi de nombreux services se créent pour supporter la demande d’outil Web 2.0, avec comme principale finalité de générer du trafic afin d’être rachetés par un investisseur, le plus souvent un moteur de recherche, qui s’en servira pour élargir son offre d’espaces publicitaires. Certains pessimistes voient dans cette effervescence une réplique de celle qui avait gonflé la bulle financière des « start-ups » au début de ce siècle. Mais, l’époque est bien différente, aujourd’hui la preuve est faite d’une rentabilité du Web, alimentée par la publicité.

jeudi 29 juin 2006

Bulle et Business plans

Juste pour mémoire, cette mine inexploitée repérée par F. Pisani :

University of Maryland researchers received a $235,000 award from the Library of Congress for their project developing a digital repository to preserve records from the dot-com era of the late 1990s. The records include business plans, marketing plans, venture presentations and other business documents from more than 2,000 failed and successful Internet start-ups collected through the Business Plan Archive project (businessplanarchive.org), a Web portal launched in 2002. The grant will be matched by the project's partners. The second phase of the project involves collecting personal narratives from entrepreneurs, employees, customers, suppliers, investors and others involved in the Internet boom and bust.

Site

Biens ou services gratuits

Ce billet m'a été inspiré par les réflexions de Tristan Nitot sur la gratuité des logiciels libres, il me permet de prolonger une réflexion démarrée il y a fort longtemps ( v. par ex ici).

Une des différences fondamentales pour les économistes entre un bien et un service tient à ce que la fabrication du premier se fait indépendamment de la relation avec le consommateur, tandis que celle du second se fait toujours en partie en interaction avec ce dernier. On achète un "bien" qui est un produit fini, et l'on utilisera à notre guise. Quand on achète un service, le "produit" n'est pas fini : en consommant le service nous contribuons à le produire. Sa production n'est pas entièrement détachée de sa consommation.

Maintenant, croisons cette remarque avec celles de T. Nitot sur la gratuité et en nous focalisant sur l'objet qui nous intéresse dans ce blog : l'économie du document.

Un document, dans sa version finale, est un bien, un objet, matériel ou immatériel, qui a, de plus, la vertu ou le défaut d'avoir les caractéristiques d'un "bien public", c'est à dire qu'il est infiniment échangeable ; d'où les discussions et réflexions sur la propriété intellectuelle, avec par exemple, les propositions d'économistes sur la licence globale. C'est ainsi que la question de la gratuité se pose.

À partir du moment où on ne peut plus réaliser ce bien sur un marché, c'est à dire le vendre pour qu'il soit consommé par ailleurs, il faut trouver le moyen de rémunérer sa production ou l'activité qu'il génère, faute de quoi l'ensemble s'assêchera rapidement. Toute une série de mécanismes existent en amont (construction d'une réputation rémunérée par ailleurs, soutien à la création, produits-joints, etc.), nous n'en parlons pas ici pour nous focaliser sur la relation avec le consommateur.

La solution à ce problème a été trouvée il y a longtemps, mais elle a fait récemment avec le Web un pas décisif. Il s'agit de déplacer la réalisation de la valeur du bien lui-même à sa consommation en jouant sur les caractéristiques comportementales de celle-ci. En effet, lorsque nous consommons un bien informationnel (nous lisons, nous écoutons, nous regardons, etc.), nous focalisons notre attention sur un message qui est lui-même une injonction à l'action. Une lecture modifie notre comportement.

Les premiers à en tirer les conséquences économiques en France sont Émile de Girardin en lançant le premier journal populaire en 1836, La Presse, et Moïse Millaud en 1863 avec Le Petit Journal, des lancements comparables ont lieu à la même époque en Grande Bretagne et aux USA (on trouvera un bon résumé de l'histoire de la Presse, inspiré du livre de F. Balle Médias et Sociétés ici). L'annonce doit payer le journal. La publicité oriente peu ou prou notre consommation et des annonceurs sont prêts à payer pour notre attention captée par les journaux. La distribution des journaux gratuits ne fait que pousser à l'extrême cette option. Mais dans celle-ci, la relation économique est toujours celle de la consommation d'un bien, même si par divers moyens on cherche à fidéliser le lecteur pour capter son attention.

Avec la radio-télévision, un pas supplémentaire est fait dans la direction du service : le produit échappe au téléspectateur qui n'est plus maître de sa consommation, il est enchaîné à une grille de programme temporelle qui cherche à coller au plus près à sa disponibilité. D'où la fameuse phrase de P. Le Lay mille fois citée sur le temps de cerveau disponible. Le prix à payer pour le responsable de la chaîne est la gratuité pour le spectateur.

Le Web constitue sans doute la troisième période de cette « servicialisation » de la consommation d'informations. D'un côté, il rend la main à l'internaute qui reprend la maîtrise de son temps : il navigue sans contrainte ; de l'autre il permet d'asservir son attention par une connaissance de plus en plus fine de ses comportements informationnels (voir à ce sujet le billet d'O. Ertzscheid). Dès lors, on comprend bien les stratégies de captation des internautes : il est préférable que leur navigation passe par les machines que l'on contrôle, on aura ainsi une relation de coconstruction du service que l'on pourra tenter d'orienter à son profit. D'où une offre pléthorique de services gratuits de la part d'entreprises on ne peut plus intéressées. Il serait tout à fait trompeur dans ce contexte d'assimiler liberté et gratuité.

Pour résumer d'une phrase lapidaire ce billet, je pourrais conclure ainsi : « La solution marchande du paradoxe de la gratuité est de transformer le bien informationnel en service ».

mardi 30 mai 2006

Creuser les fondations

Juste une réflexion qu'il faudra alimenter et approfondir, du directeur de l'Ebsi découvrant une activité nouvelle : la récolte de fonds.

Comme beaucoup de Français (et comme encore aussi, semble-t-il, pas mal de Québécois), j'avais une compréhension du don philanthropique réduit à une action caritative ou à un outil de marketing. Mais, en réalité de ce côté de l'Atlantique, même si ces motivations sont aussi présentes, il s'agit surtout de bien autre chose : une redistribution des richesses dans des actions d'intérêt général insuffisamment soutenues selon le donateur, favorisée par une incitation fiscale. Autrement dit en caricaturant à peine, on pourrait dire qu'il oriente l'attribution de fonds normalement gérés par l'État en y ajoutant sa cote part. Ou dit encore autrement, il rend à la société une part des revenus qu'il a accumulé, en faisant même parfois une opération fiscale très intéressante, notamment dans le cas de transmission par héritage. Il y a aussi une différence de mentalité entre le contribuable à la française, qui confie à l'État la totale gestion des impôts recueillis, et le "tax-payer" américain soucieux de l'efficacité des sommes dépensées.

Les universités nord-américaines anglophones récoltent ainsi des sommes considérables de leurs anciens diplômés qui ont un poids décisif dans leur équilibre budgétaire. Si l'on considère que l'évolution de la démographie conduit à un vieillissement de la population et au départ à la retraite prochainement d'un grand nombre de personnes ayant accumulé souvent un patrimoine, ces ressources vont constituer dans les années à venir un poids économique conséquent et sans doute peser sur la notion de "bien public".

Ceci n'est pas sans rapport avec l'économie du document. En effet, si l'on suit le paradoxe "Muet-Curien" :

"Alors que les technologies de l’information et de la communication devaient en principe favoriser un fonctionnement plus efficace de l’économie de marché, en rendant les transactions plus fluides et en éliminant les frottements informationnels, elles distillent en fait les ingrédients d’une économie publique."

Les mécanismes indirects de financement vont, pour une part importante, faire tourner l'économie des documents, qui ont bien les caractéristiques d'un "bien public", accessible à tous une fois en ligne. De là à conclure que la philanthropie financera largement cette économie il n'y a qu'un pas.. déjà largement franchi, de façon indirecte par le rôle des universités américaines dans le développement du document numérique, mais aussi de façon directe par, par exemple, Georges Soros, son Open Society Institute et son appui au libre accès ou encore le financement de Wikimédia.

- page 10 de 11 -