Economie du document (Bloc-notes de Jean-Michel Salaün)

Repérage de données sur l'économie des documents dans un environnement numérique

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samedi 29 décembre 2007

Pointer du doigt ou taper sur l'épaule : économie de l'attention

J'avais dit que je reviendrai sur la relation entre la résistance du livre et l'économie de l'attention. À première vue, les deux notions sont étrangères l'une à l'autre, l'économie de l'attention fait en effet référence à la captation de l'attention de leur audience par les médias en vue de la revendre à des annonceurs intéressés. Chacun sait qu'il n'y a pas de publicité, ou très rarement, dans les livres.

Mais on se pose rarement la question de la raison de cette absence. En réalité, il y a bien une économie de l'attention du livre, même si elle contraste fortement avec celle des autres médias de masse. Un livre captive l'attention de son lecteur qui doit s'y «plonger» pour l'apprécier. C'est comme si l'auteur pointait du doigt son texte pour le proposer au lecteur. Cette attention profonde est rare, focalisée sur le texte et donc peu monnayable car peu capitalisable et transposable. Bien sûr, il arrive souvent que l'on feuillette, consulte des livres sans s'y plonger, mais alors l'attention se partage entre plusieurs, sans pouvoir non plus se capitaliser sur un support monnayable.

Cette caractéristique est peut-être une des explications économiques fortes de la valeur d'un livre. Il n'y a pas partage de l'attention, le prix est à la hauteur de cette promesse.

Les médias traditionnels : journaux, puis radios, puis télévision, jouent une autre partition. Comme le livre, ils pointent du doigt pour forcer notre attention, pourtant en même temps, ils nous tapent sur l'épaule pour l'entretenir, la maintenir et la fragiliser. C'est ainsi qu'elle peut être capitalisée par la régularité, partagée par son ébranlement, et bien entendue revendue. Là encore, nous tenons peut être une explication de la baisse des prix pour les lecteurs, c'est aussi une baisse de la valeur de l'attention.

Avec le Web, l'économie de l'attention se cherche encore souvent, mais dans une relation qui se renverse : on nous tape sur l'épaule d'abord, pour pointer du doigt éventuellement ensuite. Autrement dit, l'attention sera continuellement fractionnée et distraite par la connectivité du réseau et les liens qu'il propose. Dès lors le principal de la capitalisation de l'attention ne se produit pas par les textes, mais par le mouvement, par la tête que l'on tourne. D'où la prospérité de ceux qui sont capables d'orienter le mouvement et le recul au contraire de ceux qui misent sur le contenu qui nécessite une attention prolongée. Pour l'internaute tout devra être gratuit, car il n'est plus capable de fixer une attention continuellement sollicitée.

Je n'ai pas mis de liens dans ce billet pour ne pas distraire l'attention du lecteur. J'espère même avoir réussi à la captiver un court instant ;-)

mardi 25 décembre 2007

2007 : Récits médiatiques, Harry Potter.. et le Québec

Une étude statistique de l'actualité parue en 2007 dans les médias québécois, comprenant quelques points de comparaison avec les médias internationaux vient d'être mise en ligne. On peut regretter que la méthodologie ne soit pas plus explicite (on n'en apprend pas beaucoup plus sur le site de la société). Mais le rapport mérite lecture et les chiffres présentés sont suffisamment tranchés pour être significatifs.

État de la nouvelle : Bilan 2007, Influence Communication, décembre 2007, 76p, Pdf.

Voilà, selon les auteurs de l'étude les nouvelles les plus représentées dans les médias dans le monde (120 pays, 632 millions de nouvelles analysées) :

Ils ajoutent, extrait :

Pour illustrer l’importance de l’attention médiatique accordée au lancement du nouveau tome d’Harry Potter, elle représente l’équivalent de toute la couverture accordée dans le monde aux évènements suivants réunis :

Ouragan Dean, feux en Grèce, conflit au Darfour, inondations en Afrique, inondations aux Royaume-Uni, guerre civile en Somalie, tremblement de terre dans les îles Solomon, coulée de boue à Chittagong, tremblement de terre au Pérou, guerre au Tchad, tremblement de terre dans le fjord de Aysen, tremblement de terre au Guatemala, ouragan Jerry, feux à Angora, coulée de boue en Bulgarie, rébellion au Touareg, tremblement de terre de Noto, insurrection en Thailande, insurrection Kurde, inondations en Asie du Sud, ouragan Umberto, inondations dans le Mid-Ouest américain, tremblement de terre sur l’Île de Kuril, rébellion en Papouasie, ouragan Lorenzo, guerre civile en Ouganda, tremblement de terre dans la péninsule ibérienne, tremblement de terre au Laos, tremblement de terre à Sumatra, coulée de boue en Asie, bombardement au Malie, conflit au Cachemire, conflit dans le Delta du Niger, explosion à Alger, explosion au Sri-Lanka, explosion à Batna, explosion à Casablanca, ouragan Gabrielle, incendies en Croatie, explosion à Bikfaya, explosion à Hyderabad, ouragan Félix ainsi que l’explosion à Zahedan.

La présence de Harry Potter au 7ème rang, seul évènement culturel du classement, est en effet significative. Sans doute c'est une exception et le résultat d'un marketing remarquablement efficace, néanmoins faut-il rappeler qu'il s'agit d'un livre ? Un livre édité sur papier, ce support dont combien prédisent chaque année la mort prochaine..?

Tout aussi significatifs sont les points de comparaison pris par les auteurs du rapport : catastrophes en tous genres (naturelles, attentats, guerres..) qui par nature sont inscrites dans un territoire et donc à tort ou à raison rapidement réduites à une couverture locale. Les seules catastrophes à réussir à entrer dans le top 15 sont celles qui concernent les US, biais peut-être déformant de l'échantillon mais surtout sans doute hégémonie du territoire américain comme grand récit médiatique. Ainsi Harry Potter, lui même grand récit, est le seul à avoir rivalisé avec le rêve américain dans les médias.

Par ailleurs, le Québec, par la petite taille de sa population (et donc le nombre forcément réduit de médias) et par sa forte identité qui tranche avec ses voisins, est, ou pourrait être, une sorte de laboratoire médiatique. Cette étude l'illustre de façon éclatante. Il serait trop long d'en rendre compte en détail et dépasserait le périmètre de ce blogue. Au delà de son intérêt pour tous les professionnels de la communication, la comparaison des rapports annuels avec l'histoire immédiate de la province, à peine esquissée et pourtant oh combien stimulante ! dans le rapport, apporterait à partir de cette étude de cas une meilleure compréhension de la construction du récit médiatique.

Pour revenir à la thématique du blogue, voici un extrait de la réflexion du pdg de la société sur les conséquences de l'explosion numérique :

L’auditoire se fractionne au profit d’une multitude de sources et de supports. Les MP3, les chaînes spécialisées, le web, les blogues et les quotidiens gratuits proposent une offre qui accélère la segmentation des auditoires. Contre la dizaine de quotidiens imprimés que compte le Québec, plus de 60 sites d’information diffusent de l’information quotidiennement, sans parler des blogues et les sites personnels. Cette fragmentation favorise d’ailleurs une consommation à la carte, rendant presque utopique la fidélisation des consommateurs. Nous sommes exposés à un volume croissant de médias et de nouvelles. Tributaires de l’actualité, les médias n’en augmentent pas moins le volume de nouvelles. De 2005 à 2006, Influence Communication a constaté une augmentation du nombre de sujets de près de 20i%. Pourtant, l’actualité ne propose pas plus d’événements qu’auparavant. Pour combler tous les besoins et éviter de se laisser dépasser par la concurrence, les médias élargissent rapidement leur échantillon de nouvelles. Mais si les journées n’ont toujours que 24 heures, comment accroître l’inventaire des nouvelles?

Rien de plus facile. Il s’agit de réduire considérablement l’espérance de vie des nouvelles. Aujourd’hui, 85% de l’information disparaît en 24 heures ou moins. Il y a dix ans, 25% de l’actualité suscitait encore de l’attention 72 heures plus tard. Nous sommes donc bombardés par l’information souvent redondante, mais sans cesse renouvelée, d’un réseau à l’autre. Nous sommes plus informés que jamais, mais avec beaucoup moins de profondeur. (..)

Cette remarque doit être nuancée. En effet, le rapport montre qu'entre 2006 et 2007, le nombre de nouvelles dans les médias traditionnels du Québec a, au contraire, baissé de 10%. Et voici la solution proposées aux médias québécois, qui tranche avec ce qu'on lit habituellement :

La solution repose peut-être en partie sur la complémentarité des contenus traditionnels et dans la spécialisation des services. Si les impératifs commerciaux rendent les distinctions entre les réseaux de plus en plus ténues, pourquoi ne pas profiter d’internet pour y déployer des spécialisations ? Il pourrait s’agir de sites «verticaux», spécialisés dans un type d’information. (..)

vendredi 23 novembre 2007

La résistance du livre (3)

On le sait le buzz sur la tablette d'Amazon a été lancé par Newsweek qui en a fait sa couverture et un dossier sur l'évolution de la lecture. L'image ci-dessous a été détournée par Steve Lawson (ici).

Tous vos livres numériques nous appartiennent. Le texte dans l'écran disait à l'origine (trad JMS) : Les livres ne sont pas morts (ils deviennent seulement numériques).

Couverture originelle ici. Article éditorial de NW : The Future of Reading By Steven Levy NEWSWEEK Nov 17, 2007,

C'est une autre illustration de la résistance du livre évoquée et commentée ici et .

Actu du 30 nov : Voir le billet de Virginie Clayssen sur ce billet.

mercredi 21 novembre 2007

e-Paper : marché de masse pour 2012 ?

Au moment où on annonce que le papier électronique a l'ambition de supporter la vidéo (voir ici InternetActu) et où la tablette de Amazon est le buzz de la semaine, il est opportun de lire cette interview du père du premier papier électronique, celui de Xerox : le Gyricon, Nick Sheridon. L'ensemble de l'entretien est passionnant, depuis la genèse de l'idée, jusqu'aux difficultés actuelles non encore résolues, en passant par les applications futures.

The Future of Electronic Paper, TFOT, 15 oct 2007 Html (repéré par Electronic Paper & Communication, ici)

Extraits (trad JMS) :

Q: L'invention du papier électronique date de près de 35 années. Comment expliquez-vous qu'il prenne tant de temps à entrer sur le marché ?

R: Le papier électronique est entré sur le marché, mais pas encore largement. (..) Aucune technologie est encore suffisamment proche de l'apparence du papier pour s'emparer de l'énorme marché latent que l'on pense exister. D'autres inventions sont nécessaires, Cela ressemble beaucoup aux débuts de la télévision, quand tout le monde savait qu'on en avait besoin, mais que mettre au point la technologie était difficile.

Q: Quels sont les obstacles que vous voyez pour l'adoption généralisée du papier électronique ?

R: Aucune technologie n'est suffisamment proche de l'apparence du papier. Par cela, je veux dire un support d'affichage qui soit fin, flexible, capable de garder des images lisibles sans dépense d'énergie, très lisible en lumière ambiante, et qui a une bonne résolution, avec un haut niveau de blanc et un bon contraste et qui soit bon marché. Une bonne part de cette équation relève de l'électronique (..).

Q: Quand pensez-vous que nous verrons un usage largement répandu du papier électronique ?

Q: Je pense que la révolution sera continue, d'abord un support portable avec un fort contraste qui sera lisible à la lumière du soleil - probablement l'année prochaine ou la suivante - suivi par une tablette de lecture économe en énergie (disponible au Japon, et plus largement quand les problèmes de propriété intellectuelle seront résolus); et dans les cinq prochaines années la signalisation et les panneaux électroniques. Le lecteur de poche prendra plus longtemps. (..)

J'aime proclamer que le Saint Graal du papier électronique sera contenu dans un tube cylindrique d'environ un centimètre de diamètre et de 15 à 20 centimètres de longueur, qu'une personne pourra porter confortablement dans sa poche. Le tube contiendra une feuille finement roulée de papier électronique qui pourra être tirée à l'extérieur par une fente pour devenir une feuille plane, pour lire et renouveler l'affichage par un bouton. Les informations auront été téléchargées - il y aura une interface simple - d'un satellite, un réseau de cellulaire, ou une puce interne. Ce lecteur de documents sera utilisé pour le courriel, l'internet, les livres téléchargés d'une bibliothèque globale qui se construit actuellement, des manuels techniques, des journaux (peut-être dans un plus grand format), des magasines, et ainsi de suite, n'importe où sur la planète. Il coutera moins de 100$ et presque tout le monde en aura un ! (..)

Q: Quels sont les obstacles à l'adoption massive du papier électronique ?

R: L'obstacle principal est le prix. Notre recherche montre qu'un lecteur sur papier électronique doit tomber en dessous de 100$ avant qu'une partie significative de la population l'adopte. Et même là, ils ne l'achèteront que si un contenu suffisant est accessible à un coût raisonnable. Le deuxième obstacle est l'accessibilité du contenu. (..)

Q: Quand prévoyez vous que nous verrons la véritable révolution du papier électronique ?

R: Elle a déjà démarrée, mais cela deviendra vraiment un marché de masse vers 2012.

Actu du 23 janv 2008 Voir le Readius (ici), mais il serait commercialisé à 6 ou 700 Euros..

mardi 20 novembre 2007

La résistance du livre (2)

Le précédent billet sur le même sujet (ici) a été enrichi par un grand nombre de commentaires passionnants et passionnés, qui montrent la vivacité de la question. Pour bien comprendre ce nouveau billet, il est sans doute préférable de les avoir parcourus.

Parmi ceux-là et sans épuiser la richesse des autres, je reprendrai pour mémoire seulement celui de H. Guillaud, commenté lui-même, car il souligne une autre dimension importante de la question. Extrait :

La mémorisation visuelle et spatiale de sa bibliothèque physique n'est-elle pas en fait l'expression du "moteur de recherche" que nous devons déployer cognitivement pour y accéder, à cause de sa forme même ? Dans une bibliothèque physique, on recherche les emplacements : d'où l'importance prédominante de la requête spatiale et visuelle. Dans une bibliothèque numérique on recherche (avec la même difficulté parfois) les expressions, les mots clefs qui peuvent nous ramener à l'idée qu'on recherche pour l'avoir déjà lu. On sollicite certainement pas les mêmes aires de la mémoire et la bibliothèque physique est dans ce cadre là, peut-être plus pratique, parce qu'elle fait appel à des mémoires et des gestuelles différentes.

Cette remarque m'évoque la réflexion pédauquienne sur la redocumentarisation. Pour en comprendre la portée, il faut donc faire un petit détour par Roger (pour ceux qui n'en n'ont pas entendu parler, voir ici). Un livre, forme particulière de document, est documentarisé selon ses trois dimensions : sa forme (on le classe), son contenu, le texte (on l'indexe), sa fonction, le médium, la mise en relation (on l'inclue dans des dispositifs de partage). Chacune de ces dimensions a son importance et leur documentarisation permet un ordre documentaire qui évite le chaos (amoncellement de forme), la confusion ou la cacophonie (impossiblitité du sens) et l'oubli (perte ou confiscation). J'ai reproduit ces trois dimensions dans une diapositive qui me sert souvent :

Quel rapport avec la résistance du livre dira-t-on ? En réalité, Philippe Boisnard par exemple, dans ses commentaires insistant sur le touché ou la finitude d'une bibliothèque privé, privilégie la première dimension du livre, sa forme. Celle-ci, se concrétisant dans un objet, clos l'œuvre. Hubert Guillaud, soulignant les capacités de calcul linguistique des moteurs, met en avant sa seconde dimension, le texte. Le livre est alors pris dans un vaste ensemble dont les limites sont celles du web, c'est-à-dire quasi-infini. L'apport des commentateurs est notamment de montrer que ces deux dimensions technologiques (inscrites dans des artefacts construits par l'homme) ont leur correspondance dans des habiletés mnésiques humaines radicalement différentes : mémoire visuelle et mémoire linguistique ; et aussi dans des dispositifs différents, bibliothèque intime finie, bibliothèque de recherche infinie.

Cette différence n'est pas aussi sans poser de redoutables problèmes dans la transposition au numérique de documents inscrits dans une très longue histoire matérielle, comme l'a montré Paul Duguid ici, sur la numérisation des livres par Google.

Alors si on pousse le raisonnement en le caricaturant sans doute un peu, on pourrait conclure que réduire la résistance du livre conduit à l'effacement l'œuvre littéraire dans sa forme actuelle, une sorte de victoire à la Pyrrhus. Je dis cela sans nostalgie, je ne doute pas que d'autres formes d'œuvre surgiront alors.

Actu 2 heures plus tard F. Pisani fait lui aussi un second billet sur Kindle, la tablette d'Amazon avec des liens sur les débats en cours (ici). Voir aussi Mark Pilgrim, cité en commentaire .

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