Economie du document (Bloc-notes de Jean-Michel Salaün)

Repérage de données sur l'économie des documents dans un environnement numérique

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vendredi 25 mai 2007

Wikipédia : l'attention avant le savoir ?

Je n'ai pas encore eu le temps de terminer ma série de billets sur les économies de Wikipédia, mais JD Zeller (merci à lui) me signale un article dans le dernier numéro de D-Lib Magazine qui illustre de façon spectaculaire mon propos : le croisement, parfois délicat, de différentes économies.

L'article a déjà été commenté par Figoblog et Marlène qui en reprennent l'invitation première : l'utilisation de Wikipédia pour promouvoir des collections numériques dans les bibliothèques. Mais, au delà de cette fonctionnalité évidemment utile pour les acteurs du Web, la proposition éclaire les jeux dans lesquels l'encyclopédie en ligne se trouve prise, nolens volens. L'éclairage est d'autant plus cru que l'on ne peut accuser les auteurs de méchantes manœuvres mercantiles : ce sont des bibliothécaires de bonne foi qui ne cherchent in fine que l'intérêt général.

Using Wikipedia to Extend Digital Collections, Ann M. Lally University of Washington Libraries, Carolyn E. Dunford University of Washington Libraries, D-Lib Magazine, May/June 2007, Volume 13 Number 5/6

Wikipedia referrals to UW Libraries Digital Collections, October 2005 - September 2006

À la vue de ce graphique, on comprend que la proposition va faire des émules. Mais jusqu'à présent la vocation d'une encyclopédie n'était pas d'augmenter la visibilité d'autres publications commerciales ou non. La question alors est de savoir si, une fois de plus, Wikipédia saura trouver la parade à des dérives qui risquent de remettre en cause sa crédibilité. Ici l'économie de l'attention prend le pas sur celle du savoir.

vendredi 20 avril 2007

Économies de Wikipédia : 3.1. le don caritatif

Pour analyser lucidement l'économie de Wikipédia, il est prudent d'en distinguer trois dimensions. Dans ce billet, j'aborde partiellement l'une d'entre elles : l'économie du don. Les deux autres sont analysées dans deux billets indépendants. Celui-ci n'épuise donc pas la question, il n'en effleure qu'un seul volet.

Alain Testard, dans un livre qui semble-t-il vient de sortir (je n'ai pu encore le lire en entier) : Critique du don : Études sur la circulation non marchande, Paris : Syllepse, 2007, critique sévèrement le mouvement dit "anti-utilitariste", issu des travaux de M. Mauss (voir mon billet).

Il propose en conclusion du chapitre 1 cette définition du don ;

Nous dirons qu'un don est une cession de bien :

  1. qui implique la renonciation à tout droit sur ce bien ainsi qu'à tout droit qui pourrait émaner de cette cession, en particulier celui d'exiger quoi que ce soit en contrepartie, et
  2. qui n'est elle-même pas exigible.

Cette définition est salutaire, car elle nous permet de préciser l'économie du don. Ainsi sont exclus de ce domaine l'économie publique, car il s'agit bien là d'une économie fondée sur une taxation exigible, tout autant que ce que j'avais appelé sans doute maladroitement le "don fortuit", car il n'y a pas dans ce cas de cession volontaire d'un bien, simplement d'opportunité résiduelle due à la non-destruction des biens informationnels.

La définition éclaire aussi l'économie de Wikipédia dont la dimension principale aujourd'hui est bien celle du don, ou plus précisément des dons. Celle-ci s'exprime dans deux transactions économiques indépendantes l'une de l'autre dont je vais développer successivement les modalités et les motivations : le don d'argent ou don caritatif et le don de la force de travail ou don participatif. Je ne développe dans ce billet que le premier. Le second, très marqué par l'idéologie du "libre", fera l'objet d'un billet ultérieur.

Le don caricatif existe dans la plupart des sociétés, mais il y prend des formes sensiblement différentes selon les cultures. Dans les pays catholiques, par exemple, il est pratiquement réservé à la réduction de la misère, morale, financière ou matérielle et souvent organisé par l'église. En Amérique du nord anglophone et protestante dans une tradition très marquée par l'idée du self made man, le don caritatif s'étend à la culture et surtout à l'éducation. La récolte de fonds est une activité très organisée, liée à la gestion de la fiscalité et n'a rien d'exceptionnel. Elle entre pour une part substantielle dans le financement des bibliothèques et des universités. Pour donner un ordre de grandeur, l'université de McGill à Montréal a reçu des donateurs, en 2006, 22 M de CaD (soit environ 19 M USD).

Wikimédia, maison mère de Wikipédia est une fondation qui a vocation à recevoir les dons. Le graphique ci-dessous est tiré d'un audit réalisé pour la fondation. Il est daté du 30 juin 2006, il s'agit donc vraisemblablement d'années universitaires.

Ainsi pour 2006 les revenus ont été d'environ 1 M USD, dont 86% proviennent de contributions, c'est-à-dire de dons. Cette somme peut paraître importante. En réalité, elle reste modeste comparativement à l'activité. Le remarquable est surtout la progression entre 2005 et 2006, qui témoigne de la notoriété explosive du service. Il est vraisemblable que le chiffre de l'année suivante sera très nettement supérieur.

La structure des dons est aussi conforme à ce que l'on retrouve ailleurs, un peu comme celle de la longue traîne avec quelques gros et beaucoup de petits dons. Il est difficile de prévoir l'ampleur et la pérennité de ces rentrées financières. Celle-ci dépend d'une part de l'entregent et la capacité à convaincre de ses dirigeants auprès de gros donateurs, et, de l'autre, de la fidélisation des petits donateurs.

Tout le monde connaît Jimmy Wales, Jimbo pour les wikipédiens. Il est devenu l'ambassadeur du projet. Sur les finances son discours tient du prêche, très imprégné de bonne conscience nord-américaine. Voici des extraits d'un entretien publié le 28 juillet 2004 sur Slashot et traduit par P. Mazéris :

J’ai toujours su que la mission de Wikipedia dépassait de loin le simple fait de créer un site Web génial. Nous faisons cela bien sûr, et on s’amuse beaucoup à le faire, mais ce qui nous motive le plus, c’est de contribuer à une mission qui au final pourrait s’avérer bénéfique pour le reste du monde. (..)

Wikipedia est devenu plus grand que jamais c’est vrai. Et nous maintenir hébergés sur assez de serveurs, nécessaires pour conserver la performance là où nous la souhaitons, occupe constamment nos pensées.

En même temps, j’ai l’intime conviction que tout ira pour le mieux. Le fait est que tout le monde apprécie Wikipedia. Quand j’ai demandé 20,000 dollars au monde en janvier dernier, nous avons reçu près de 50,000 dollars en moins d’une semaine. (..)

La question de la publicité revient parfois, mais pas dans un contexte de “on va devoir accepter ça pour survivre". Là nous disons clairement : “non.”

La question de faire ou non de la publicité reviendrait plutôt à se demander, avec ce genre trafic, avec l’augmentation de la fréquentation que l’on a constatée : quel bien pourrions nous faire, en tant qu’institution “charitable” ou de “bienfaisance", si nous décidions d’accepter la publicité ? Si la communauté décidait de le faire, cela serait très lucratif pour la Fondation Wikimedia, car les coûts liés à notre infrastructure sont extrêmement bas comparés à tout site Web traditionnel nécessitant la publicité.

Cet argent pourrait être utilisé pour fonder des médiathèques dans les pays en voie de développement. Une part des revenus pourrait être utilisée pour acheter de l’équipement supplémentaire, une part pourrait être utilisée pour supporter le développement des logiciels libres que nous utilisons dans notre mission.

Mais la question que nous devrions nous poser, du haut de notre monde bien confortable, bien “connecté” et plutôt aisé, serait de savoir si cette répugnance ressentie à l’idée que la pub puisse salir la pureté de Wikipédia peut prévaloir sur sa mission...

Et c’est plus complexe que ça même, parce que dans une large mesure, notre succès est dû à la pureté de ce que nous faisons, jusqu’à présent. On doit considérer le fait qu’accepter l’argent de la publicité pourrait empêcher de possibles subventions. C’est une question complexe.

Même si on peut s'interroger sur le caractère international d'un système de récolte de fonds si marqué par une culture locale, le succès de Wikipédia assure vraisemblablement son financement caritatif à moyen terme. Le problème est plutôt inverse. Les sommes collectées et les investissements et dépenses à réaliser, même s'ils restent très modestes comparés aux autres activités de même niveau (cf. graphique ci-dessus), ont atteint une valeur qui ne peut plus se contenter d'une gestion approximative entre une démocratie directe et un despotisme éclairé.

Le problème a été souligné par la démission récente de deux employés de Wikimédia rapportée par le magazine Wired. Extraits de leur réaction :

"A board that is tasked with the responsibility of running a 501(c)3 should have the competences to run a 501(c)3 and get all the help they can from as many people as they can, including outside people, to do that," Patrick said. "I've said before that the board could just as soon have a pie-eating contest or flip a coin or Tiddly Winks to determine who the next board member would be and it would have the same legitimacy as an election." (..)

"I hold very strongly to the opinion that what we are doing is the most important work of the 21st century," he said. ""But everything that we're doing to help create free knowledge and share it is too important to get wrong. Who has the hubris to say that it's okay to ... turn a blind eye to the essence of good corporate governance and fiduciary responsibility? The idea that we're different because we're Wikipedia doesn't hold water with me."

He said that as Wikimedia's fundraising success increases -the foundation raised $1 million from some 50,000 people in four weeks last December - and new partnership opportunities come its way, decisions about what to do with the money and which business opportunities to pursue shouldn't be handled by the multitudes.

Il s'agit du problème bien ordinaire d'arrivée à maturité d'une entreprise à but non-lucratif. La difficulté est que celle-là n'est vraiment pas ordinaire.

mardi 17 avril 2007

Bloguebsiens

Dany Bouchard, doctorant à l'EBSI, lance son blogue. Un de plus dans la biblioblogosphère québécoise et un de plus à l'EBSI !

Il signale notamment un intéressant rapport sur les usages des bibliothèques par les chercheurs au Royaume-Uni. Pour en savoir plus, il suffit de lire son dernier billet.

dimanche 08 avril 2007

Économies de Wikipédia : 2. l'attention

Pour analyser lucidement l'économie de Wikipédia, il est prudent d'en distinguer trois dimensions. Dans ce billet, j'aborde l'une d'entre elles : l'économie de l'attention. Les deux autres sont analysées dans deux billets indépendants. Celui-ci n'épuise donc pas la question, il n'en effleure qu'un seul volet.

L'économie de l'attention, dont l'objectif est de pouvoir modifier à son profit les comportements de consommation, comprend deux séquences interdépendantes : la capacité de capter l'attention du consommateur potentiel, comme pour la publicité commerciale dans les médias ; la capacité de reconnaitre les comportements des consommateurs, traditionnellement dévolue aux enquêtes marketing. Sur chacun, le Web apporte des innovations radicales (voir ici et ). La première a été renouvelée par les moteurs, l'attention étant captée et vendue au moment de la recherche d'information et non plus seulement au moment de la lecture. Pour la seconde, la tracabilité exceptionnelle de l'internet autorise une connaissance des comportements au moins aussi fine que celle des sondages et qui peut s'articuler directement avec l'achat, le Web pouvant être une place de marché. La bataille commerciale du Web, concentrée aujourd'hui sur le Web 2.0, se porte sur ces deux séquences. Pour le moment, un nombre très réduit d'acteurs tire son épingle du jeu, raflant la majorité des revenus. Le plus important d'entre eux est, bien entendu, Google.

Wikipédia, intervenant dans le domaine du savoir, est moins concerné par la seconde séquence. Mais, comme nous allons le voir, se trouve au coeur de la première, alors même qu'il ne participe pas à ses transactions.

Chaque fois qu'un service réussit à attirer un nombre important d'internautes. Il se positionne de fait dans l'économie de l'attention, il s'articule avec d'autres, il crée de la valeur potentielle. Mais il peut aussi détourner à son profit de la valeur crée par d'autres, car l'attention humaine étant limitée son marché agit comme un système de vases communicants, l'attention captée par les uns l'est au détriment de celle captée par les autres. S'il n'est déjà sous contrôle d'une des firmes dominantes, il devient une proie convoitée.

J'ai déjà donné les chiffres sur le succès de Wikipédia auprès des internautes. Le graphique ci-dessous, tiré d'un billet de Hitwise montre l'origine des interrogations sur Wikipédia.

Sans grande surprise, on y retrouve la struture de la recherche sur le Web avec la domination de Google. Mais, le succès explosif de Wikipédia auprès des internautes fait, apprend-on dans le même billet, que l'augmentation de la part de Wikipédia dans le traffic généré par Google a augmenté de 166% (de février 2006 à février 2007) pour atteindre 1,87%. Dit autrement de façon un peu schématique, Wikipédia entre pour un peu moins de 2% dans la création de la valeur d'attention créée par Google. John Battelle a sans doute exprimé le plus brutalement la tension créée par ce succès.

Regardless of posturing, no business likes to send that much traffic to a third party site without some kind of value coming back. Will Wikipedia start running AdWords? Watch this space. I could imagine some kind of approach that drives revenue to the Wikimedia foundation....

Maintenant, si l'on s'intéresse à l'autre versant du traffic, c'est à dire où vont les internautes après avoir consulté Wikipédia, un nouveau billet de Hitwise, consacré au traffic du Royaume-Uni, nous apprend qu'ils se dirigent principalement vers les sites du secteur de l'informatique et de l'internet.

Je cite le billet : The Computers and Internet category is the largest downstream category from Wikipedia, as it includes Search Engines and Net Communities and Chat. Search Engines is an example of a category where there is a clear authority - and that is Google. Nous retrouvons ainsi dans les deux sens du traffic l'articulation avec les mêmes joueurs.

On peut ajouter que Google et Wikipédia ont des vocations sinon similaires, tout du moins comparables ou complémentaires, comme en témoigne leur site respectif. Le moteur proclame : Google a pour mission d'organiser à l'échelle mondiale les informations dans le but de les rendre accessibles et utiles à tous, tandis que l'encyclopédie souligne : Ce projet est décrit par son cofondateur Jimmy Wales comme « un effort pour créer et distribuer une encyclopédie libre de la meilleure qualité possible à chaque personne sur la terre dans sa langue maternelle ».

Cette parentée explique sans doute, de façon très concrète, la résonnance qui s'est installée entre les deux services. D. Durand, en prenant l'exemple des blogues, propose l'illustration suivante qui mériterait sans doute une base chiffrée mais est stimulante :

  • La blogosphère et la communauté du Web 2.0, toutes 2 en croissance exponentielle, génèrent de mois en mois un nombre de liens toujours plus colossaux vers les pages de Wikipedia. Le Pagerank de ces pages montent en proportion et les amène dorénavant en 1ère page des résultats des résultats organiques de Google: faites l'essai avec un ensemble de noms communs sur Google.com. C'est frappant! Avec Google.fr, cela commence aussi à émerger. Et ensuite, quand on est en 1ère page, on est cliqué d'où le trafic.
  • Le pagerank de ces pages est ce qui se fait de mieux en termes de SEO ("Search Engine Optimizer", Optimiseur de moteur de recherche): il est élevé mais ne vient pas du "vote" de quelques autres pages elles-aussi élevées en termes de PageRank. Il vient plutôt d'une nuée de petites pages. Il est donc très "solide" face à la perte / disparition de certains des liens qui le composent!

De plus, les deux services raisonnent l'un et l'autre comme si le Web constituait un vaste texte. Le moteur calcule directement sur le texte des pages déjà publiées sur le Web, l'encyclopédie interdit dans ses principes la publication de travaux inédits. L'un et l'autre fondent leur existence sur le savoir publié, pour le traiter et le relier par des hyperliens. Néanmoins le raisonnement s'appuie sur des outils et des méthodes fondamentalement différentes. Le premier fait confiance à un algorithme, sans doute quelque peu manuellement redressé en fonction de l'expérience et peut-être d'intérêts particuliers. Le second s'appuie sur une communauté humaine, elle aussi sujette à des tentatives d'influence, qu'il faut encadrer. De façon un peu caricaturale, on pourrait dire un raisonnement de Web sémantique dans un cas versus un Web socio-sémantique (pour reprendre le terme de M. Zacklad) dans l'autre.

Reste à savoir si les deux logiques pourront s'articuler longtemps sans transaction financière. La dynamique collective de Wikipédia a, pour le moment, rendue tabou tout compromis en direction d'une rémunération issue du Web commercial. Les chiffres pourtant auront peut-être raison de ces réticences. Sans même parler du rachat de YouTube (1,6 Mds de USD) qui signifierait une perte d'autonomie sans doute fatale, je rappelle que Google a signé avec MySpace un contrat publicitaire sur trois années de 900 M de USD..

Ainsi notre billet sur l'économie de la cognition insistait sur l'articulation entre Wikipédia et le monde de l'éducation, celui-ci souligne l'appartenance à une autre sphère celle de l'économie de l'attention. Mais, dans l'un et l'autre cas, l'encyclopédie en ligne joue une partition à part, décalée par rapport aux orientations des autres acteurs,

mardi 03 avril 2007

Économies de Wikipédia : 1. la cognition

Pour analyser lucidement l'économie de Wikipédia, il est prudent d'en distinguer trois dimensions. Dans ce billet, j'aborde l'une d'entre elles : l'économie de la cognition. Je traiterai les deux autres dans deux billets ultérieurs. Celui-ci n'épuise donc pas la question, il n'en effleure qu'un seul volet.

Dans nos sociétés, l'économie de la cognition est régulée par des institutions très solides : écoles, universités et toute une série de satellites dont les professeurs et les chercheurs sont les clercs et dont l'activité et la régulation sont issues de siècles de pratiques. En moins de deux années, Wikipédia est devenue dans un grand nombre de pays occidentaux un des principaux outils de référence, peut être pas pour tous les clercs, mais à coup sûr pour leurs ouailles : les élèves et les étudiants ainsi que pour bien d'autres internautes ayant quitté les structures éducatives. Ceci est vrai quelque soit le niveau de formation comme le montre une enquête récente réalisée au Royaume-Uni : du primaire au doctorat entre 70 et 80% des enquêtés (l'échantillon concerne les usagers du service Web de formation à distance de l'université d'Oxford) consultent Wikipédia, très loin devant les autres services du Web 2.0.

‘David White, JISC funded ‘SPIRE’ project 2007’.

Cette bascule brutale n'est toujours pas du goût des clercs qui voient leur rôle contourné et soulignent alors les insuffisances de l'encyclopédie en ligne. Wikipédia n'est pas, en effet, sans défaut, ni à l'abri des jeux de pouvoirs et d'influence traditionnels de toute publication. Ses déboires sont nombreux, proportionnels à son succès croissant, et le Web est plein d'exemples d'erreurs, parfois scandaleuses, soulignées par des critiques, sincères ou hypocrites.

L'étonnant n'est pas d'y retrouver les mêmes errances que dans toutes les activités de publication, mais de voir celles-là se régler d'une façon tout à fait inédite. En effet, pour Wikipédia les critiques font partie de la construction et paradoxalement plus les plus vives, les plus fondées et précises sont les plus efficaces. Plus un intellectuel ou un expert dénonce publiquement des manques sur tel ou tel item, plus il est précis, rigoureux, pertinent et publicisé dans son argumentaire, plus il contribue à l'amélioration de celui-ci. La réactivité wikipédienne est à la hauteur du nombre de ses contributeurs et les corrections sont intégrées au fur et à mesure que les erreurs sont pointées. Ainsi, les plus sévères critiques de Wikipédia sont ses meilleurs serviteurs. Wikipédia a beaucoup plus à craindre de l'indifférence ou de la malveillance que des assauts des clercs qu'elle a, au contraire, intérêt à susciter.

Je n'insiste pas sur ces questions déjà très documentées. On trouvera sur le site de veille de l'INRP une bonne synthèse de tous ces débats et sur Wikipédia lui-même celle sur sa fiabilité.

La vitesse d'adaptation est favorisée par les outils, la robustesse et la simplicité du Wiki. Mais la technologie n'explique pas le phénomène, elle n'a été que l'opportunité qui lui a permis d'émerger. La rapidité avec laquelle les usagers du système traditionnel se sont mis à utiliser cette offre extérieure radicalement nouvelle, et pour nombre d'entre eux à y contribuer, implique que les institutions cognitives traditionnelles n'étaient plus tout-à-fait en phase avec les attentes de ceux qu'elles devaient servir.

Roger a montré combien la redocumentarisation en cours, dont Wikipédia est un des plus beaux exemples, accompagnait des changements profonds, le passage d'une modernité à une autre. Sans y revenir ni prétendre à une analyse très fouillée, il est facile de pointer quelques illustrations d'une adaptation de Wikipédia pour de nombreuses opérations cognitives contemporaines :

  • La rapidité et facilité d'accès en phase avec un savoir utile omniprésent pour s'orienter dans la vie quotidienne et tout particulièrement dans les situations d'apprentissage de plus en plus courantes.
  • La nécessité de trouver un socle commun et partagé, le plus exhaustif possible, de savoirs de référence reliés entre eux pour une société qui en fait sa richesse première. Les informaticiens diraient une ontologie, ici textuelle.
  • L'importance de l'actualisation dans un monde fondé sur l'innovation continuelle.
  • La possibilité d'accéder à des savoirs éclatés et hyperspécialisés dont plus personne ne saurait prétendre avoir la maîtrise.
  • L'adaptation aux pratiques de connexion et partage des générations montantes, tout particulièrement les liens hypertextuels et le copier/coller.

Il faut reconnaitre que l'école et l'université, ces vieilles dames, ont du mal à répondre aux exigences nouvelles de ce savoir plus en surface qu'en profondeur. Pour autant, cela ne déqualifie pas leurs pratiques ancestrales. Pour reprendre une expression de Michel Serres, nous avons autant besoin d'alpinistes que de déposes en hélicoptère. Les deux rapports au savoir sont utiles, l'ancien permet de comprendre, le nouveau de s'adapter.

Dès lors le défi n'est pas de remplacer ou de déqualifier l'un par l'autre, mais de les articuler. De plus en plus de voix le suggèrent. J'ai cité dans un billet précédent l'étude d'un historien. Tout récemment, suite à une polémique concernant un collège américain qui suggérait d'interdire les citations de Wikipédia, Cathy Davidson a publié un article dans le même sens. Extraits :

I urge readers to take the hubbub around Middlebury's decision as an opportunity to engage students — and the country — in a substantive discussion of how we learn today, of how we make arguments from evidence, of how we extrapolate from discrete facts to theories and interpretations, and on what basis. Knowledge isn't just information, and it isn't just opinion. There are better and worse ways to reach conclusions, and complex reasons for how we arrive at them. The "discussion" section of Wikipedia is a great place to begin to consider some of the processes involved.

Même si il y a et il y aura des grincements, je crois que l'on peut être optimiste sur l'évolution de l'institution. Les débats y sont déjà très riches et ils continueront de se développer (voir le billet d'O. Ertzscheid par exemple). Malgré ses défauts, elle s'est déjà adaptée à bien des évolutions de la société et dispose d'une reconnaissance et d'une économie solide.

Mais cette évolution passe aussi par une reconnaissance officielle de Wikipédia. Là encore l'évolution est en route par une organisation de plus en plus éditoriale de sa production (voir l' exposé récent de Laure Endrizzi sur cette question). Le risque est que cet assagissement tarisse son économie cognitive dont un des ressorts est l'opposition à l'institution.

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