De brillantes synthèses et analyses ont été produites récemment en Français sur la question très discutée du graphe social lancée par le fondateur de FaceBook. Elles sont à lire, relire et à méditer :
- Comprendre le graphe social par H. Gillaud sur InternetActu. Html
- Ce que l'on sait des réseaux sociaux par Olivier Ertzscheid. Html 1 et 2
- Actu du 29 sept Fragments de recherche sur FaceBook par M. Lessard. Html
J'ajouterai une remarque inspirée (encore..) de Roger, même si à l'époque on ne parlait pas encore de graphe social.: c'est aussi, et peut-être surtout, une question documentaire.
Roger T. Pédauque, Document et modernités, 16 Mars 2006. Html
Extraits :
L’imprimé serait directement associé à la première modernisation, celle qui a permis l’esprit scientifique, la rupture avec les traditions de l’Ancien régime, l’expérimentation et sa validation à travers des comptes-rendus détaillés comme critère de la scientificité, celle aussi qui débouche progressivement sur la reconnaissance des autorités et en même temps des auteurs et des États-nations. Une bonne part des relations dans les sociétés dites « modernes » sont fondées sur et cimentées par la stabilité du document papier et sa reproductibilité industrielle à l’identique (effet de série) ou encore sa permanence sécurisant les contrats, les règles et les identités. Plus encore, cette modernité est à mettre en relation avec une certaine façon d’écrire et de penser dans la linéarité et l’argumentation. Ainsi, il y a toujours eu un étroit rapport entre l’ordonnancement des idées et une certaine conception de l’espace non pas simplement scriptural mais aussi topographique. La classification du savoir en différents domaines, par exemple, selon les schémas classiques de l’encyclopédisme s’appuie sur une représentation de l’espace inspirée elle-même des arts de la mémoire. L’encyclopédisme utilise métaphoriquement les mots de champ, domaine, aire, qui sont en rapport avec la segmentation de l’espace et qui ont trouvé dans la feuille, le codex, les collections de volumes reliés des technologies propres à les représenter.
La seconde modernisation introduirait un effet retour sur cette prétention à la maîtrise qui caractérisait la première car les conséquences ne peuvent plus être repoussées au-delà de nos générations. La prétention à la totalisation du savoir et au triomphe des autorités scientifiques seraient battues en brèche : la seconde modernisation introduit l’exigence d’une réflexivité, d’un savoir qui se déclare lui-même et qui se contrôle en connaissant ses limites et ses conditions de production. Ainsi le modèle politique change (cf. le principe de précaution) mais aussi, pour ce qui nous concerne ici, les politiques documentaires. Le numérique introduit de façon massive et inédite à cette échelle la réflexivité sur notre propre activité documentaire. La documentation générale de nos activités, y compris les plus triviales, constitue désormais une seconde nature, qui correspond bien à cette seconde modernisation.
Le professionnalisme dans quelque domaine que ce soit, se juge à la capacité de réflexivité sur sa propre activité, sur la capacité à la déclarer, à l’expliciter, à la transmettre, à la tracer, toutes choses qui font émerger une énorme activité documentaire. Selon cette proposition, la rupture avec la première modernisation est importante. C’est aussi une sorte de retour à un régime d’auteur pré-moderne, où l’on ne se souciait guère de l’authenticité des écrits et qui permettait à tout un chacun de reproduire en déformant à volonté les textes supposés les plus intangibles.
Or, cette exigence est directement concomitante des outils numériques permettant de générer, de suivre, de traiter, de calculer tous les éléments composant les sources du processus documentaire. Plus que sur le document, il convient de mettre l’accent sur la documentarisation généralisée de nos activités, de notre vie sociale. Les contributions, facilitées par la dissémination et la convivialité des outils numériques, ne sont plus réservées à quelques uns, mais que ce soit dans l’atelier pour les remontées des défauts ou dans les blogs, chacun est tenu de produire et même souvent d’indexer l’information qu’auparavant seuls quelques professionnels pouvaient générer et mettre en forme.
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Une hypothèse pourrait être que le développement d’une condition post-moderne, en concurrence avec la normalité moderne, est précisément rendue possible par la facilité matérielle donnée à chacun de constituer de manière autonome des collections de documents en gérant, grâce à la numérisation et internet, le passage de ces collections entre les trois contextes de médiations notés. Cette gestion permettrait aux acteurs de dessiner les contours de leur identité dans la dimension individuelle, collective et sociale de manière plus autonome et interactive qu’auparavant, leur rendant accès à une localisation redéfinie géographiquement par les réseaux. Inversement, elle permet de rendre visible, par la mise en réseau de mémoires personnelles, de nouvelles socialités et de nouvelle géographies d’imaginaires collectifs au travers de traits communs partagés ou reliés. Le développement des outils portables (téléphone, iPod, ebooks, etc.), l’augmentation explosive de leur capacité de mémoire, accroit encore les facilités fonctionnelles à la disposition des individus et décloisonne les espaces de communication en favorisant le nomadisme.
Pourtant, il nous paraîtrait bien imprudent d’en conclure que la migration généralisée des populations conduit, d’une part, à une société documentarisée sans contrôle des États ou des acteurs commerciaux et, d’autre part, à un recul des marges par une intégration sociale nouvelle des migrants au travers du renouvellement de leurs partages documentaires. Les frontières et les marchés sont aussi en voie de « migration » et sujets à une redocumentarisation où la traçabilité des individus par l’enregistrement de leurs transactions électroniques sur des banques de données remplace le contrôle par l’échange de papiers, d’identité, administratifs, monnaie, contrat ou facture. Et la marginalité se déplace elle-aussi vers ceux qui n’ont pas ou plus de possibilités d’accès aux réseaux (adresse électronique, carte magnétique, portable, code secret, etc.).
Le numérique favorise à la fois l’autonomie et le contrôle social. Il ne fait qu’accuser des tendances déjà à l’œuvre.