Livre et spectacle.. même combat pour l'attention
Par Jean-Michel Salaun le dimanche 06 décembre 2009, 10:44 - Web 2.0 - Lien permanent
Deux discussions, actuelles et récurrentes, sur les blogues et ailleurs sont utiles à croiser pour mieux comprendre l'émergence du Web-média, sa perturbation des anciens modèles et, en même temps, leur résistance.
La première, qui rebondit encore une fois ces derniers jours, est autour de la définition du livre. Pour certains, il serait devenu flux, tandis que d'autres, dont je suis, considèrent que, même si d'autres formes s'inventent, si celle traditionnelle du livre se décline sur le numérique, elle garde encore toute sa valeur et perdure. On suivra ces débats à partir de La Feuille qui sert de portail et d'aiguillage (ici, là et là) et j'ai déjà longuement il y a longtemps exprimé ma position sur ce blogue (ici et là entre autres).
La seconde discussion, plus récente, a émergé à partir de l'utilisation de Twitter pendant les conférences. Pour les uns, c'est un formidable moyen d'élargir l'audience, de construire un compte-rendu collectif, ou même de démarrer une discussion dans l'auditoire. Pour d'autres, c'est une perturbation de l'exercice de la conférence par une distorsion, perverse car non assumée ni maîtrisable, du processus de communication instauré : un orateur vers un auditoire par un son et un regard direct.
Joe McCarthy a écrit un billet qui résume bien le débat actuel : The Dark Side of Digital Backchannels in Shared Physical Spaces (ici). J'ai retenu tout particulièrement cette réflexion éclairante qu'il fait au sujet de la perturbation de la conférence de Danah Boyd, un des déclencheurs du débat (trad JMS) :
Les deux meilleures leçons, et les plus ironiques, que je tire de sa conférence (qui était écrite avant d'être prononcée) ont été données à la toute fin :
- La publicité est fondée sur la capture de l'attention, généralement en interrompant le message diffusé ou en étant insérée dans le contenu lui-même.
- Vous tous donnez le ton de l'avenir de l'information. Gardez tout cela excitant, et ayez conscience du pouvoir dont vous disposez !
Je n'étais pas à la conférence, mais après l'avoir visionnée, lu nombre de compte-rendus dans des billets de blogues et des commentaires, je dirais que quelques uns des participants avaient clairement conscience de leur pouvoir et donnait le ton en se servant d'un canal détourné pour insérer du contenu et, par là même, interrompre le message. Et ils faisaient par là même de la publicité pour eux-mêmes, donnant un exemple de publicité négative.
J'ai eu déjà l'occasion d'indiquer combien l'ouverture de la Wi-fi dans les amphis était contradictoire avec leur dispositif même (là). La question posée au livre et à la salle de spectacle par le réseau est analogue. L'un et l'autre sont des dispositifs de captation d'attention. Leur superposer un autre mode de communication, sans précaution ni réfléchir, revient à les transformer radicalement. Pourquoi pas ? Mais encore faut-il admettre qu'il s'agit alors d'autre chose. Il est bon d'expérimenter, il est bon d'inventer d'autres formes. Mais il n'y a aucune raison pour autant de jeter des formes anciennes efficaces sous prétexte d'une modernité mal assumée.
Commentaires
Très intéressante piste de réflexion que de considérer les livres comme "dispositifs", dans leur matérialité et leurs usages au même titre que des dispositifs architecturaux, qui rejoint la réflexion de Bob Stein sur le livre comme place.
http://www.futureofthebook.org/blog...
Une interrogation cependant sur le dispositif de l'amphi (hémicycle plus qu'amphithéâtre) ou de la salle de spectacle ("Il y a la scène et la salle", Claudel, L'Échange) qui connaît certes aujourd'hui surtout l'usage quasi-industriel de captation d'attention du spectacle (cf. l'étymologie de théâtre, lieu du regard) mais porta aussi en Grèce l'usage de la délibération politique, où la prise de parole n'était pas réservée à la scène ou la tribune.
L'hémicycle induit certes une communication asymétrique, mais sa taille et sa fonction classiques le disposent à une forme de dialogue où chacun peut prendre la parole et être entendu des autres participants (on pourrait songer à l'asymétrie des blogs). La naissance de l'amphithéâtre, à l'époque romaine, marque le passage à une interaction de masse qui ne permet plus au spectateur individuel de faire entendre sa voix autrement qu'en faisant nombre, en "claque" organisée ou spontanée.
Oui Alain, merci pour cette remarque érudite qui enrichit et élargit mon propos.
Tu as raison il s'agit ici moins de théâtre et de spectacle que de tribune et de forum. Mais la parole dans un forum se prend à la vue et à l'écoute de tous et est distribuée dans le temps par un maître de cérémonie, sinon c'est la cacophonie, ce qui n'est pas le cas de l'utilisation actuelle de twitter.
Le point important que je voulais signaler aussi dans ce billet est la relation de pouvoir qui s'instaure ou se perturbe avec la prise en main par quelques uns de ces outils et qui est analysée de façon bien superficielle la plupart du temps.