Economie du document (Bloc-notes de Jean-Michel Salaün)

Repérage de données sur l'économie des documents dans un environnement numérique

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mardi 12 août 2008

«Relié au monde» B. Obama

Barak Obama avait fait le discours d'ouverture de l'American Library Association le 23 août 2005 dans sa ville de Chicago. Sans doute il jouait sur du velours avec un public conquis d'avance qui fut aux premières lignes du combat contre le Patriot Act, sans doute il n'a pas hésité à jouer la corde sensible de la famille et des enfants.. mais tout de même imagine-t-on S. Harper, premier ministre du Canada, ou Jean Charest, premier ministre du Québec, ou le président français Nicolas Sarkozy prononcer ces paroles, quand ils étaient députés ? La réponse est dans la question et tient au moins autant à l'engagement politique des uns et des autres qu'à la différence de position des bibliothèques dans la société américaine :

Plus qu‘un bâtiment qui renferme des livres et des données, la bibliothèque représente une fenêtre ouverte sur un monde plus grand, c‘est l‘endroit où nous découvrons toujours les grandes idées et les profonds concepts qui aident l‘histoire américaine et l‘histoire humaine à aller de l‘avant. C‘est la raison pour laquelle, depuis l ‘antiquité, ceux qui veulent le pouvoir afin de contrôler l ‘esprit s ‘en prennent aux bibliothèques et aux livres. ()

Il n‘est pas inutile de le rappeler à une époque où la vérité et la science sont constamment menacées par les programmes politiques et les idéologies, une époque où le langage est utilisé non pour éclairer mais bien plutôt pour obscurcir, une époque où est rejetée la théorie de l‘évolution, où l‘imposture scientifique est utilisée pour repousser les tentatives de limiter le réchauffement global ou encore celles qui permettent de financer la recherche scientifique et la sauvegarde de la nature. A une époque où la censure réapparaît, les bibliothèques nous rappellent que la vérité n‘appartient pas à ceux qui crient le plus fort mais à ceux qui disposent d ‘une information exacte. ()

Notre liberté repose sur notre capacité à accéder à la vérité. ()

Au moment où nous persuadons un enfant, n‘importe quel enfant, à franchir le seuil, le seuil magique d ‘une bibliothèque, nous changeons sa vie pour toujours, pour le meilleur. ()

Je veux travailler à vos côtés et vous garantir que les bibliothèques continueront d‘être des sanctuaires de la connaissance, où chacun est libre de lire ce qu‘il veut et d‘étudier ce qui lui plaît sans craindre que Big Brother ne regarde par dessus notre épaule pour épier ce que nous pourrions faire de mal. ()

Quand des groupes de pression ont essayé de censurer de grandes œuvres de la littérature, vous étiez ceux qui mettaient sur les rayonnages « Huckleberry Finn » et « l’Attrape-coeurs ». ()

Vous êtes les défenseurs à plein-temps des libertés les plus fondamentales que nous possédons. Pour cela, vous méritez notre reconnaissance. ()

Il y a seulement quelques dizaines d ‘années il était possible d‘entrer dans la vie active à condition d‘être optimiste, d‘avoir une bonne condition physique et d‘avoir envie de travailler. Et cela n‘avait pas d‘importance si vous aviez décroché du lycée (« high school dropout ») , vous pouviez être embauché à l‘usine ou dans une exploitation agricole et trouver un emploi qui vous permettait de gagner votre vie et d ‘élever une famille. Cette économie a disparu. Elle ne reviendra pas. Dès lors que la révolution dans la technologie et les télécommunications a commencé à briser les barrières entre les Etats et à connecter les gens à travers le monde, de nouveaux emplois, de nouvelles industries nécessitant davantage de savoir-faire et de connaissance ont pris le pas et dominent aujourd‘hui l ‘économie. ()

Mais avant que nos enfants simplement sachent répondre à une annonce, se rendre à une entretien de recrutement pour l‘un de ces nouveaux emplois, avant même qu‘ils puissent remplir un dossier de candidature ou obtenir le diplôme professionnel exigé, ils seront dans l‘obligation de choisir un livre, de lire ce livre et de le comprendre. ()

Dans une économie de la connaissance où ce type de compétence est nécessaire pour survivre, comment se débrouilleront nos enfants s‘ils ont un niveau de CM1 (« Fourth Grade ») ? Comment allons-nous faire ? Je ne sais pas. A l‘heure où je vous parle, 1 adulte sur 5 vivant aux Etats-Unis est incapable de lire à voix haute un conte à un enfant. Durant ces 20 dernières années, 10 millions d‘Américains ont atteint la terminale (« 12th grade ») sans avoir acquis un niveau de lecture élémentaire. Ces problèmes de maîtrise de la langue (« literacy ») commencent bien avant le lycée. En 2000, seulement 32 % des enfants en CM1 ont été jugés compétents en lecture (« reading-proficient »). ()

Cela n ‘a pas de sens de voir certains lycéens de Chicago quitter le lycée à 13h30 parce qu‘il n ‘y a pas assez d ‘argent pour organiser des cours l ‘après-midi. ()

Il y a beaucoup à faire pour améliorer nos écoles et réformer nos méthodes éducatives mais ce ne sont pas quelques experts à Washington qui règleront seuls ce problème. Nous devons commencer à la maison. Nous devons commencer avec les parents. Et nous devons commencer dans les bibliothèques. Nous savons que les enfants qui sont au jardin d‘enfants prennent conscience du langage et de l ‘apprentissage du son des lettres (« basic letter sounds ») et que, par conséquent, ils deviendront de meilleurs lecteurs et rencontreront moins de problèmes plus tard. Nous savons que si les enfants ont à leur disposition chez eux des matériaux pédagogiques, ils obtiendront de meilleurs résultats quand ils passeront des tests d'évaluation. ()

Nous devons mettre des livres entre les mains de nos enfants, tôt et souvent.(..)

Instiller l ‘amour de la lecture chez nos enfants, c‘est leur donner la chance de réaliser leurs rêves. C ‘est ce que chacun de vous fait tous les jours, et pour cela, vous avez ma gratitude.

Extraits de la traduction proposée par Jacques Faule et postée sur Biblio-fr (ici), reproduits avec sa permission. Le discours complet en anglais a été publié dans le numéro d'août 2005 d'American Libraries, le journal de l'ALA ()

lundi 11 août 2008

Grand public, initiés, bibliothécaires et bibliothèque numérique

En commentaire de mon billet d'hier (ici) JD Zeller signale une intéressante étude sur les premiers usages de la première maquette d'Europeana, celle réalisée par la BnF.

Noémie Lesquins, Europeana : rapport de bilan sur les usages et attentes des utilisateurs (Bibliothèque nationale de France, juin 7, 2007), ici.

Sans revenir sur la bibliothèque européenne, j'ai tiré de la conclusion ce tableau qui propose une segmentation rudimentaire, mais essentielle et clairement illustrée des attentes des différents publics pour une bibliothèque numérique patrimoniale. On retrouvera avec intérêt la trilogie pédauquienne, le livre comme : objet, texte, médium (voir par ex ).

p.44

Europeana.. Ooops

Pintiniblog (ici) attire l'attention sur un communiqué de presse de la commission européenne sur la bibliothèque européenne :

Bientôt une bibliothèque numérique pour l'Europe, IP/08/1255, Bruxelles, 11 août 2008 ()

Extrait :

«La bibliothèque numérique européenne permettra à tous d'accéder facilement et rapidement, depuis leur pays d'origine ou depuis l'étranger, aux œuvres artistiques et littéraires européennes. Ainsi, un étudiant tchèque pourra consulter les ouvrages de la British Library sans aller à Londres, tout comme un amateur d'art irlandais pourra admirer la Joconde sans subir les files d'attente du Louvre», a expliqué Viviane Reding, membre de la Commission chargée de la société de l'information et des médias. «Toutefois, même si les États membres ont accompli des progrès considérables en direction de l'objectif consistant à rendre le contenu culturel disponible sur l'internet, des investissements publics et privés supplémentaires sont nécessaires pour accélérer la numérisation. Je souhaite qu'une bibliothèque numérique européenne, qui s'appellera Europeana et qui sera très riche en contenu puisse être ouverte au public avant la fin de l'année.»

On apprend dans le même communiqué que 60 M d'euros seront alloués à la numérisation et 50 M à l'amélioration de l'accès. Mais que :

Cependant, le coût total de la numérisation de cinq millions d'ouvrages provenant des bibliothèques européennes est déjà estimé aux alentours de 225 millions d'euros, sans compter les œuvres comme des tableaux ou des manuscrits.

Pour que le rêve d'une bibliothèque numérique européenne (Europeana) devienne réalité, il faut que les institutions nationales réalisent des investissements considérables. Or, jusqu'à présent, la plupart des pays n'affectent à la numérisation qu'un financement modeste et fragmenté.

Tout comme Pintiniblog, je ne suis pas sûr que l'on puisse être très optimiste. Pour le moment Europeana n'a fait fait la preuve de sa réussite. Loin de là !

Un démonstrateur a été construit à marche forcée sous la houlette de l'ancien président de la BNF ().. pour être semble-t-il abandonné par son successeur.

Le comble ridicule est atteint par le clip de présentation du projet européen qui a repris le patronyme Europeana : The Boots video (ici), patchwork incompréhensible.. rythmé par la chanson These boots are made for walking.

Rappelons que cette chanson, qui a lancé l'éphémère starlette Nancy Sinatra (fille de son père Franck) en 1967, a rencontré à l'époque le succès pour deux raisons principales : elle a été considérée comme emblématique de la libération de la femme (sur un malentendu, car elle a été écrite au départ pour un homme) ; sa sortie a coïncidé avec une panne électrique massive sur le nord-est des USA (obligeant nombre de gens à laisser leur voiture et donc à marcher). Vraiment rien d'européen là dedans et une thématique peu en rapport avec le patrimoine, c'est le moins que l'on puisse dire (refrain : Ces bottes sont faites pour marcher et c'est exactement ce qu'elles vont faire / Un de ces jours ces bottes vont te piétiner, traduction de la chanson ) ! Et l'ultime détail qui tue : l'accent de la donzelle.. pas british, vraiment pas !

Quant au démonstrateur annoncé sur la même page (est-ce même que le précédent ?), il conduit à une page vide.

Avec de tels promoteurs, on peut être sérieusement inquiet sur l'avenir d'une bibliothèque numérique européenne..

Actu du 25 août 2008

Pour un point précis sur l'action de la Communauté en ce sens :

Le patrimoine culturel de l'Europe à portée de clic Progrès réalisés dans l'Union européenne en matière de numérisation et d'accessibilité en ligne du matériel culturel et de conservation numérique, COMMUNICATION DE LA COMMISSION AU CONSEIL, AU PARLEMENT EUROPÉEN, AU COMITÉ ÉCONOMIQUE ET SOCIAL EUROPÉEN ET AU COMITÉ DES RÉGIONS (Bruxelles: Commission des Communautés européennes, Août 11, 2008), ici.

dimanche 03 août 2008

P. Otlet et S. Briet numérisés

Les livres fondateurs du père et de la mère de la « documentologie », ancêtre des sciences de l'information francophones sont accessibles sous format numérique.

Le livre de Paul Otlet est enfin accessible en ligne sur les archives institutionnelles de l'Université de Gand (Ghent en flamand), en Belgique bien sûr (avec un peu de patience : certificat de sécurité déficient, Pdf trop lourd. La numérisation est peu soignée, L'OCR y est totalement déficient). P. Otlet, en plus d'exposer en détail les méthodes de documentation et de classification, y avait entre autres prévu la convergence multimédia ou encore un réseau ressemblant étrangement au Web.

Paul Otlet, Traité de documentation. Le livre sur le livre. Théorie et pratique, Editiones Mundaneum. (Bruxelles: D. Van Keerberghen & fils, 1934), 432p. ici

Extrait de la conclusion, je rappelle que nous sommes en 1934, la radio telle que nous la connaissons vient de rencontrer un succès foudroyant, la télévision n'est qu'une utopie de laboratoire n'en est qu'à sa préhistoire comme média de masse (voir commentaires) :

De grands moyens sont devenus nécessaires et on doit noter les suivants : 1) la division plus grande du travail; 2) le travail en coopération; 3) l'établissement de centres d'informations spécialisés où l'on aura le droit de s'adresser pour toutes les questions spéciales; 4) la systématisation ou synthèse qui remplace des millions de détails par quelques centaines de lois ou propositions générales; 5) la mathématique qui fournit avec ses formules des moyens de condensation puissants; 6) la visualisation par le développement des moyens instructifs de représentation et notamment schématique; 7) le développement des machines intellectuelles; 8) le livre irradié fait pour la lecture pour tous soit par la lecture individuelle et l'audition d'un livre désiré, soit par la demande radiophonique de renseignements individuels; 9) la télévision, le livre, le document que sur demande on présentera à la lecture sur le téléviseur, soit pour tous, soit pour chacun. On peut imaginer, en attendant la télévision, des livres transcrits sur plaque phonographique a mettre sur débit constant, chaque livre aurait sa longueur d'ondes et serait rendu audible. p.430.

On lira aussi avec intérêt cet article de présentation du NYT :

Alex Wright, The Web Time Forgot, The New York Times, Juin 17, 2008, sec. Science, .

Par ailleurs, Laurent Martinet, traducteur de Suzanne Briet en anglais, vient de rendre accessible le traitement OCR de :

Suzanne Briet, Qu'est-ce que la documentation, EDIT. (Paris, 1951), 43p.

Le résultat est remarquable, il comprend une préface de mise en contexte de L. Martinet et les notes traduites de l'édition anglaise. Un petit regret : la perte de la pagination qui complique la référence des citations.

Outre les premières tentatives sérieuses de définition d'un document, on trouve chez S. Briet l'explication de la notion de « documentaliste » à la française, souvent mal connue des nord-Américains. Extrait (début de la partie intitulée : Une profession distincte) :

L'« homo documentator » est né des conditions nouvelles de la recherche et de la technique.

Alors que dans certains pays, comme la Grande-Bretagne, le métier d'archiviste est traité à bon droit de « profession nouvelle », les archives modernes s'apparentent de plus en plus étroitement aux centres de documentation proprement dits, comme Raganathan n'a pas manqué de le souligner. La plupart des actes administratifs sont distribués sous forme dactylographiée ou imprimée. La plupart des publications officielles prennent une forme périodique. Le dossier, la circulaire, le rapport se traitent comme des éléments documentaires, et non comme les livres d'une bibliothèque. Les bibliothègues, frustrées des formes les plus mobiles de la documentation imprimée, dactylographiée ou photographiée, etc, demeurent les distributeurs de la documentation du passé, mais voient leur échapper la recherche à tous ses stades pour ne retenir que l'exposé des faits acquis. Instruments majeurs de fixation et de conservation de la culture, les bibliothèques générales suivent avec un retard inévitable les progrès des connaissances et les progrès de la technique d'approche des documents. Les bibliothèques spécialisées sont plus près des centres de recherche, et la plupart d'entre elles tendent à se transformer en centres de documentation, avec ou sans l'appellation. Les « information » ou « intelligence officers » que l'on a vus se multiplier dans les centres industriels de Grande-Bretagne et des Etats-Unis, sont les cousins germains des « documentalistes » français. Formés ou non dans les écoles de bibliothécaires, ils sont issus des mêmes milieux culturels spécialisés que l'établissement dont ils font partie. Ils satisfont à toutes les exigences du credo d'après lequel le documentaliste: 1º est un spécialiste du fond, c'est-à-dire qu'il possède une spécialisation culturelle apparentée à celle de l'organisme qui l'emploie; - 2º connaît les techniques de la forme des documents et de leur traitement (choix, conservation, sélection, reproduction); - 3º a le respect du document dans son intégrité physique et in tellectuelle; - 4º est capable de procéder à une interprétation et à une sélection de valeur des documents dont il a la charge, en vue d'une distribution ou d'une synthèse documentaire. p.19.

Actu 10 août 2008

À titre de comparaison, on visionnera avec intérêt ce film de 10mn qui montre comment était perçu le métier de bibliothécaire aux États-Unis à l'époque de S. Briet. Il s'agit d'un film du gouvernement destiné aux étudiants.

Your Life Work: The Librarian, 1946, ici. (repéré par Bloggidoc)

dimanche 01 juin 2008

Les raccourcis de l'histoire du document

Découvert grâce à Alain Pierrot qui le commente (ici), cet article du célèbre historien du livre R. Darnton mérite lecture et réflexion, à cause d'abord de la limpidité habituelle de la prose et du raisonnement de l'auteur, qui en fait une référence pour les étudiants comme pour les érudits, et aussi pour la thèse qu'il défend que je discuterai brièvement.

Robert Darnton, “The Library in the New Age,” The New York Review of Books 55, no. 10 (Juin 12, 2008), .

Ironiquement, l'article, dont on verra que les références remontent très loin dans le temps, est accessible avant sa parution le 12 juin prochain, ce qui est déjà un signe : le passé est peut-être en avance sur l'avenir ;-), en vérité l'historien se sert des leçons du passé pour tenter d'éclairer nos décisions à venir. Malgré la qualité de son propos, je ne suis pas sûr qu'il le fasse toujours à bon escient.

Commençons par citer la chronologie qu'il propose en introduction (trad JMS) :

En simplifiant largement, on pourrait dire qu'il y a eu quatre changements fondamentaux dans les technologies de l'information depuis que les hommes ont appris à parler :

Quelque part vers 4000 avant JC, les hommes ont appris à écrire. Les hiéroglyphes égyptiens remontent à environ 3200 avant JC, l'écriture alphabétique à 1000 avant JC. Si l'on suit les chercheurs comme J. Goody, l'invention de l'écriture fut la plus importante rupture de l'histoire de l'humanité. Elle a transformé la relation des hommes à leur passé et a ouvert la voie à l'émergence du livre comme une force dans l'histoire.

L'histoire du livre conduit à une seconde étape quand le codex a remplacé le rouleau peu après le début de l'ère chrétienne. (..) Cela a transformé l'expérience de lecture : la page est devenue l'unité de perception, et les lecteurs ont pu feuilleter un texte bien construit, qui pouvait inclure des mots différenciés (c'est à dire séparés par des espaces), des paragraphes et des chapitres, tout cela avec une table des matières, des index et d'autres aides à la lecture.

Le codex a été transformé à son tour par l'invention de l'imprimerie à caractères mobiles vers 1450. (..) La technologie de l'impression n'a pas changé pendant près de quatre siècles, mais le cercle des lecteurs s'est considérablement élargi grâce aux progrès de l'alphabétisation, de l'éducation et l'accès au monde de l'imprimé. Les prospectus et journaux, tirés sur des presses à vapeur et sur du papier issu de la pulpe de bois plutôt que des chiffons, ont accru le processus de démocratisation jusqu'à ouvrir le lectorat à un public de masse dans la seconde moitié du dix-neuvième siècle.

Le quatrième changement, la communication électronique, c'était hier, ou la veille selon la façon dont vous le mesurez. L'internet date de 1974, au moins comme nom. (..)

Enchainé de cette façon, le rythme du changement coupe le souffle : de l'écriture au codex, 4.300 ans ; du codex aux caractères mobiles, 1150 ans ; des caractères mobiles à internet, 524 ans ; d'internet aux moteurs, 19 ans ; des moteurs à l'algorithme de Google pour un classement pertinent, 7 ans ; et qui sait ce qui nous attend demain et est peut-être déjà dans les tuyaux ?

On peut faire un rapprochement entre cette chronologie et celle des quatre âges de l'imprimé (ici), en remarquant néanmoins que R. Darnton ne différencie pas l'âge de la presse de celui de la paperasse, contrairement à A. Marshall. Cette différence n'est pas anodine. En effet, les machines légères à imprimer ont sorti l'imprimé d'une production industrielle pour l'entrer dans notre quotidien, d'abord professionnel puis domestique, et cela modifie sensiblement la pertinence de la suite de l'article de R. Darnton.

Dans celle-ci, l'auteur fait d'abord remarquer que l'information n'a jamais été stable et que son inscription sur des artefacts, soumise à de nombreuses contraintes, matérielles, professionnelles et sociales, varie suivant les circonstances. Il prend pour cela avec beaucoup de verve notamment des exemples dans son expérience propre, comme journaliste ou comme historien du livre (en particulier sur les différentes versions de l'Encyclopédie dont il est un expert). Il relativise ainsi les discours communs sur l'instabilité de l'information sur le Web, allant jusqu'à inverser le propos. Puisque cette instabilité est maintenant clairement visible, nous pourrions mieux la gérer :

Au lieu de documents solidement fixés, nous devons jouer avec des textes multiples et instables. En les étudiant avec un esprit critique sur l'écran de notre ordinateur, nous pouvons apprendre à lire de façon plus pertinente notre journal quotidien, et même à apprécier les livres anciens. (trad JMS)

Mais cet argumentaire, séparant l'écriture réservée à quelques clercs de la lecture démocratisée, n'est pas vraiment pour moi convaincant. En sautant l'âge de la paperasse, l'auteur ne peut plus percevoir que l'imprimé s'est démocratisé aussi dans son écriture, avant même l'arrivée du micro-ordinateur.

Et alors, on peut renverser son raisonnement : sans doute l'information n'a jamais été stable dans l'histoire, mais sa fixation sur des documents peu nombreux et industriellement reproductibles en avait stabilisé des versions, à tort ou à raison socialement admises comme référence parce que diffusées à l'identique ; la diffusion d'un très grand nombre d'informations sur des fichiers mémorisés et donc fixés quoiqu'on en dise, déstabilise notre relation au document. C'est faire preuve d'optimisme de croire que nous en tirons un plus grand esprit critique, on pourrait tout aussi bien dire qu'il en découle une plus grande confusion.

R. Darnton conclut son article par une vibrante défense des bibliothèques de recherche, qui était, comme le titre l'indique, son objectif premier. Je ne reprendrai pas ses huit arguments, qui d'ailleurs n'en prennent que plus de poids depuis l'annonce de l'abandon par Microsoft de son programme de numérisation de livres. Sans doute l'auteur a raison d'insister sur l'importance de leur rôle traditionnel, fondamental même dans un environnement numérique.. mais doit-on s'en tenir simplement à ce rôle quand justement le rapport au document a changé ? je n'ai pas vraiment de réponse à cette question. L'auteur nous exhorte à ne pas les penser comme des entrepôts ou des musées, mais j'ai peur que son raisonnement nous y conduise tout droit.

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