Je suis en train de rédiger un manuel ou un livre pour accompagner le cours sur l'économie des documents, ce qui m'amène à réviser bien des notions présentées. J'en proposerai périodiquement quelques extraits pour les soumettre à une critique éventuelle. Voici donc un extrait du deuxième chapitre sur la délimitation du secteur.
La Commission européenne a publié en 2010 un livre vert sur les « industries culturelles et créatives » actuellement soumis à la discussion (ici) et qui s'appuie sur un rapport préalable sur la mesure des activités culturelles (pdf). Les experts européens, après avoir fait la synthèse des propositions des différents pays et organismes, ont suggéré de regrouper les activités culturelles en un « secteur culturel et créatif » dont les frontières sont définies dans le tableau ci-dessous (p.56).
On peut remarquer tout d’abord le découpage en un « cœur » et trois « cercles ». Le cœur représente les activités fondatrices du secteur : les arts visuels, les arts du spectacle, le patrimoine. Le cercle 1 reprend les industries culturelles dans leur acception classique. Les cercles 2 et 3 présentent ce que la Commission européenne appelle désormais les industries créatives : le design, l’architecture et la publicité d’une part et, d’autre part, les industries connexes. La délimitation de ces dernières constituant le cercle 3 est indiquée comme plus floue, car elles appartiennent aussi à d’autres sous-secteurs. Les activités citées sont les fabricants de matériels d’enregistrement et de lecture et les opérateurs de réseaux, reliés au secteur des technologies de l’information et de la communication.
Le cœur indiqué représente, en réalité, les origines anciennes de l’économie du document, on pourrait dire sa préhistoire. Les productions ont bien aussi les caractéristiques d’un document et notamment sa fonction de transmission ou de preuve, mais elles restent limitées au stade du prototype : l’œuvre d’art, le spectacle, le monument ou l’archive. Il s’agit en quelque sorte d’une activité protodocumentaire.
Il est une activité ici placée dans le patrimoine qu’il faut pourtant déplacer pour rendre compte correctement de l’économie du document. Suite à la diffusion du livre à grande échelle, puis des revues et des journaux, les bibliothèques quittent, en effet, ces prémices artisanaux et aléatoires pour se multiplier en inventant progressivement la bibliothéconomie, c'est-à-dire une organisation rationnelle, on pourrait dire industrielle, d’un service d’accès aux documents. Il faut donc les retirer du cœur ou des origines, du moins pour celles dont la mission première n’est pas la conservation, et les placer dans la rubrique suivante qui réunit les activités industrielles, le cercle 1.
Plusieurs corrections ou ajustements doivent être effectuées dans ce premier cercle. La musique, tout d’abord, est mise comme une catégorie générale dans les industries culturelles. Cela se justifie en économie de la culture par la cohérence, la complémentarité des différentes activités musicales et leur articulation. Mais, d’un point de vue documentaire, les concerts, la musique vivante relève du spectacle, c'est-à-dire de la catégorie précédente, tandis que la musique enregistrée, qui est directement de l’information consignée donc bel et bien un objet documentaire, participe clairement à la catégorie industrielle. Celle-ci, de plus, comprend aussi les bases de données qui sont exclues dans le tableau de la Commission. Enfin le plus problématique est que les nouveaux industriels du web-média sont absents de ce premier cercle, à part les jeux vidéos : ni les portails, ni les moteurs, ni les réseaux sociaux ne sont mentionnés. Pourtant ils jouent un rôle crucial aujourd’hui pour l’économie du document, déstabilisant les industries traditionnelles. Ajoutons-les donc dans cette rubrique sous l’appellation de web-média. L’ensemble de cette rubrique est nommée par les experts de la Commission européenne « industries culturelles ». J’en ai modifié les contours, il faut donc en changer le nom. Conformément à notre propos, je les baptiserai « industries de la mémoire ».
Dans le deuxième cercle, seule parmi les éléments initiaux la publicité concerne l’économie du document. Mais son importance relève moins de sa créativité que de l’ouverture d’un second marché, celui des annonceurs ou plus précisément la construction d’un marché bi-face comme nous l’avons vu au chapitre précédent. La publicité relève donc aussi des industries de la mémoire, mais d’une façon décalée. Son activité est parallèle et articulée à celle de la presse, de la radio-télévision et, depuis peu, du web-média.
La notion de secteur créatif ne fait pas directement sens pour l‘économie du document qui se fonde sur le l'information consignée. Par contre, d’autres activités ne relevant pas directement des industries de la mémoire reposent sur une création, manipulation, distribution de documents. L’éducation transmet des savoirs par l’intermédiaire de professeurs, mais aussi d’une intense activité documentaire. Les administrations, privées et publiques, fonctionnent avec des documents. Tout une série de professions, notaires, avocats, agents, sont là pour rédiger et certifier l’authenticité de documents, agissant comme tiers parties. Ces trois domaines se sont transformés avec l’arrivée des moyens légers de production et reproduction documentaires, machine à écrire, reprographie, photocopieuses. Ils explosent aujourd’hui avec la bureautique et les facilités offertes par le traitement, les mémoires et les réseaux numériques. Ils forment un secteur que l’on appelle de plus en plus la gestion des connaissances, plus connu sous sa dénomination anglaise : le knowledge managment. L’économie de ce secteur est difficile à circonscrire et mesurer.
Le troisième et dernier cercle enfin est succinctement évoqué, comme « industries associées » dans le rapport de la Commission européenne. Il agrège les fabricants de matériels, de logiciels et les opérateurs de télécommunication et comprend un « etc. » qui laisse la porte grande ouverte. Il est indiqué en remarque qu’il s’agit notamment du secteur des technologies de l’information et de la communication. Pour l’économie des documents, ces acteurs sont essentiels car ce sont eux qui de plus en plus supportent, mettent en forme les documents et les rendent accessibles. Mais leur dynamique dépasse très largement ce rattachement car ils concernent aussi d’autres activités et s’adressent à d’autres marchés comme le e-business, le e-commerce, ou simplement la bureautique et le téléphone.
Toutes ces remarques permettent maintenant de présenter les contours de l'économie du document sur un tableau qui s’inspire du tableau précédent en l’amendant et le simplifiant.