Ce billet a été rédigé par Gabriel Parent dans le cadre du cours SCI6355 sur l'économie du document de la maîtrise en sciences de l'information de l'EBSI.
Comme on l'a déjà vu en 2007 sur le présent blogue (ici), les jeunes générations boudent les quotidiens, une tendance qui ne semble vouloir pas s'effacer de sitôt. Si la position de la presse écrite n'était pas rose il y a trois ans, elle est devenue encore plus inconfortable avec la récente crise financière. On a en effet pu voir des géants comme News Corporation, qui possède, entre autres, le New York Post et le Times de Londres, déclarer des pertes de 220 000 000 US$ l'année dernière (Andrew Clark 6 août 2009, là).
Il y a cependant des exceptions dans ce noir tableau : au premier trimestre 2009, malgré la crise financière mondiale, on a vu Le Devoir faire un bénéfice net de plus de 130 000 CAN$ (Presse canadienne, 1er mai 2009, là). Comment expliquer que ce journal québécois ait mieux fait que ses concurrents ? Loin de moi la prétention d'apporter une réponse parfaite, car je ne suis pas économiste, mais j'avancerais ici un élément qui, je crois, a largement participé au succès du Devoir : la stratégie numérique de ce journal.
Le 28 janvier dernier, à l'occasion d'une conférence donnée devant la Chambre de commerce du Montréal métropolitain, le directeur du Devoir, M. Bernard Descôteaux, a donné un portrait assez lucide de la situation actuelle de la presse vis-à-vis de l'univers numérique : « Une partie des revenus publicitaires des journaux se déplaça vers le web, mais pas de la manière espérée, vers les sites des journaux, mais plutôt à travers toute la planète Internet. Ceux qui avaient misé sur la publicité pour assurer le financement de leurs sites ont vite déchanté. Ce modèle d'affaires, sauf pour de rares exceptions, ne tient pas la route. Dans la réalité, la très grande majorité des sites Internet de journaux sont financés à travers les activités traditionnelles de ceux-ci. On pourrait même dire que les lecteurs de journaux subventionnent à travers leurs abonnements à la version papier la gratuité offerte à tous. » (Bernard Descôteaux 28 janvier 2010, ici)
Or, devant la dilution des revenus publicitaires, comment rentabiliser le contenu web ? Si l'on en croit l'expérience du Devoir, c'est en faisant payer son accès en ligne. Je ne parle pas ici de restreindre l'accès aux articles, car plus des ²/₃ des articles sont disponibles tout à fait gratuitement. En effet, la culture de la gratuité est peut-être beaucoup trop bien implantée chez les internautes pour que l'on puisse faire payer pour l'entièreté du contenu. En revanche, ce qu'offre l'abonnement au journal, c'est un accès à des outils purement web : de la veille informationnelle (nommée au Devoir «infolettre personnalisée»), la possibilité de déposer ses commentaires sur les articles parus ainsi que la recherche fine dans les archives du journal grâce à un moteur de recherche Cedrom-SNI. Le lecteur du Devoir ne paie essentiellement pas pour une deuxième édition du même journal, il paie pour un contenant possédant des fonctionnalités nouvelles.
Cela ressemble beaucoup aux éléments proposés en 2009 par l'American Press Institute (API) aux journaux américains pour se sortir de la crise (vu sur le blogue AFP-MediaWatch ici ). Entre autres suggestions, l'API affirmait que la presse devait « donner une valeur au contenu en ligne, ne pas hésiter à lancer différentes expériences ». De plus, les journaux avaient tout avantage à « investir dans la technologie, les plateformes et systèmes pour générer des revenus et livrer des contenus payants ». Concrètement, les propositions de l'API se résument en ceci : le web est un média différent de la presse écrite et il faut le traiter comme tel sur le plan stratégique. En effet, les modèles d'affaires qui fonctionnent bien pour l'objet journalistique ne sont pas les meilleurs dans un environnement virtuel.
C'est ainsi que la New York Times Company a annoncé récemment (là) la création d'une toute nouvelle infrastructure mi-gratuite, mi-payante pour le site Internet de son journal phare. On sait peu de choses sur ce nouveau modèle, si ce n'est qu'on pourra consulter un certain nombre d'articles gratuitement et qu'on devra débourser un montant forfaitaire si l'on dépasse ce quota. À ce stade, on ne peut savoir si le New York Times proposera, comme le fait Le Devoir, des fonctionnalités uniquement disponibles aux abonnés, mais la stratégie de ces deux journaux présente tout de même d'importantes similitudes. Ainsi, pour assurer la survie d'une présence virtuelle de la presse traditionnelle, il faut peut-être simplement que les journaux développent de nouveaux contenants payant, plutôt que d'abandonner les contenus gratuits (ou du moins à prix modique) auxquels sont habitués les consommateurs d'information numérique.