J'ai parlé dans un précédent billet des quatre âges de l'imprimé. L'actualité m'amène à revenir sur les quatre âges de l'audiovisuel. Revenir, car il s'agit d'une proposition faite, il y a maintenant vingt années, qui aboutit aujourd'hui.
Dans un vieux livre donc (À qui appartient la télévision ? Aubier, 1989, 238p.), j'ai proposé d'analyser l'audiovisuel grand public selon une évolution par génération, croisant un état de la technique, un mode d'usage et une organisation économique (p.26) :
- La première génération est celle du cinéma qui combine un système de circulation de copies sur pellicules, de salles de spectacles et une pratique de sorties culturelles ou récréatives ; elle a eu son heure de gloire ; malgré un net recul elle a su s'appuyer sur les nouvelles techniques qui lui permettent de survivre en multipliant les occasions de valoriser les catalogues ;
- la deuxième génération est celle de la télévision de masse, qui combine un réseau hertzien, une recette indirecte, une forte pénétration de téléviseurs chez les ménages, et une forte pratique de visionnement quotidien ; c'est la génération dominante à l'heure actuelle, qui donne néanmoins les premiers signes de vieillissement ;
- la troisième génération est celle de la télévision fragmentée, nous reprenons ici une formule célèbre popularisée par J.-L. Missika et D. Wolton (1983), qui combine un réseau à large capacité ou multiforme (câble, satellite), un financement multiple (abonnements, télévision à péage, vente directe, publicité locale) et une pratique de visionnement à la carte ; elle n'a pas encore trouvé un véritable équilibre, malgré des avancées importantes ;
- la quatrième génération sera peut-être celle de l'interactivité, combinant réseau à large bande, recette au temps d'utilisation et intervention de l'usager, mais il est trop tôt pour en parler...
Il était trop tôt, vraiment trop tôt : Internet n'était qu'un outil confidentiel, l'image était analogique. Mais la roue a tourné et le temps est venu d'en parler. La quatrième génération est arrivée à la pré-adolescence, comme l'était la troisième en France dans les années 80 : la demande existe, elle explose même sur les sites de partage vidéos ; les canaux de réception sont multiples et hésitants (quelle combinaison dominera entre le téléphone mobile, l'ordinateur ou le téléviseur numérique ?) ; et le modèle économique est incertain, hésitant entre la publicité (YouTube) ou le paiement à la demande (ITunes).
Pour prendre seulement l'exemple des hésitations sur le téléphone mobile, la lettre sectorielle Convergences numériques et Audiovisuel aux État-Unis de l'Ambassade de France (n13 oct 2006), montre que d'un côté les ventes de téléphone recevant la TV devraient passer de 130.000 en 2005 à 155,5 millions en 2010, que c'est l'équipement dont on ne se détache jamais et qui comprend un mécanisme de paiement intégré. Mais d'un autre côté, la diffusion de masse individualisée est trop gourmande en bande passante pour cet équipement..
Alors, tout comme dans les années 80 pour la génération précédente, les grandes manœuvres et négociations vont bon train sur les rachat des audiences, comme sur les droits de diffusion. Dans la même lettre, on peut lire : Depuis l'été, AOL a amorcé un changement complet de sa stratégie, de son modèle économique et de sa philosophie. De fournisseur d'accès Internet de bas débit payant, AOL souhaite devenir un site Internet fournisseur de contenus qui a pour philosophie le forum audiovisuel, l'échange, la communication, l'interactivité et l'accès à plusieurs formats multimédia.
Autre exemple spectaculaire, bien sûr, le rachat de YouTube par Google. Certains, comme Emmanuel Parody, ont considéré que cet épisode ne touchant que la distribution de contenu ne relèverait pas d'une activité média. C'est méconnaitre l'histoire des médias, qui se sont tous construits, écrit, son, comme audiovisuel, d'abord en commençant par la distribution pour remonter progressivement à la production afin d'alimenter leurs canaux avides de contenus. Il n'a pas fallu très longtemps, quelques semaines !, pour que le nouvel acquéreur se trouve à négocier avec les détenteurs de droits, et tout particulièrement avec les ligues sportives, comme de banales chaines de télévision.
Voici un extrait significatif d'un article récent du Monde à ce sujet :
Google courtise les géants des médias pour qu'ils laissent YouTube mettre en ligne leur contenu, Pascal Galinier Le Monde 03.11.06
Trois semaines après avoir annoncé l'acquisition du site de vidéos en ligne YouTube, pour 1,65 milliard de dollars (1,29 milliard d'euros), Google est engagé dans une véritable course contre la montre. Selon le Financial Times du vendredi 3 novembre, Eric Schmidt, le PDG du moteur de recherche, est engagé dans "un round de négociations frénétique" avec les grands groupes de médias, pour les persuader de continuer à fournir du contenu à YouTube.(..)
"Les mentalités ont changé depuis dix ans, observe Daniel Rappoport, associé et directeur des opérations du site Dailymotion, un site français comparable à YouTube. Les majors ont mis quelques années à comprendre les mutations du marché, mais elles sont aujourd'hui dans une logique de partenariat avec les nouveaux médias." Contrairement à ce qu'avait tenté de faire Bertelsmann en rachetant Napster, il ne s'agit donc pas aujourd'hui de transformer les sites gratuits en sites payants, mais de conclure des accords de partage des revenus publicitaires générés par l'audience des contenus mis en ligne. "Pas question d'instaurer des péages ou des "comptes premium" payants, confirme M. Rappoport. Nous ne sommes pas dans un système de téléchargement, mais de visionnage en ligne. Il s'agit de monétiser notre audience via la publicité."
Faut-il alors soutenir comme Jean-Louis Missika que nous assistons à la fin de la télévision, comme il avait suggéré le déclin de la télévision de masse en 1983 ? Il est plus vraisemblable que nous aurons un entrelacement de générations avec un repositionnement des unes par rapport aux autres. La première génération, celle du cinéma est encore bien vivante, elle a trouvé dans les autres générations audiovisuelles des canaux de diffusion renouvelés.
Néanmoins, tout comme pour le quatrième âge de l'imprimé, celui de l'audiovisuel est en phase avec une société dont les relations sociales se sont largement transformées.